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"La Barbe Bleue", version remastérisée où l'on voit la bête humaine tomber raide amoureuse…

S'il est un domaine où l'imaginaire est roi, c'est bien celui du conte, chacun étant invité à s'emparer des propositions initiales pour inventer - comme on invente un trésor - ses propres découvertes. Julien Duval, riche d'une âme d'enfant frondeur, s'empare avec envie du conte de Perrault afin de lui redonner d'éclatantes couleurs contemporaines, l'architecture de l'ensemble restant la même, mais le rapport entre les personnages étant lui profondément remanié.



© Pierre Planchenault.
© Pierre Planchenault.
Exit le personnage hautement repoussant de la brute sanguinaire du conte originel pour laisser place à une Barbe Bleue beaucoup plus humaine… Certes cette Barbe Bleue est toujours atteinte d'un trouble obsessionnel compulsif, un charmant TOC consistant à collectionner dans un placard secret ses anciennes épouses occises par ses soins… ce qui ne l'empêche aucunement d'être "follement" amoureuse de sa Belle… Et si l'épousée de fraîche date, son forfait de curiosité accompli, tremble d'effroi, elle est tout autant fortement éprise de son homme… Quant à l'environnement, il a lui aussi "sérieusement" subi un coup de jeune : ici, plus de fougueux destrier, mais un hélicoptère ou une Ferrari rutilante…

Dans un décor minimaliste tout de bleu tendu et aisément transportable dans les salles des fêtes ou de classes, les trois acteurs aux allures déjantées vont rejouer devant nous le drame de Charles Perrault paru à la fin du XVIIe siècle. Mais, comme depuis ces temps anciens beaucoup d'eau a coulé sous l'Arche du déluge des maux libéraux, les enjeux ont "gagné" en bling-bling… La Barbe Bleue a obtenu la timide jeune fille des voisins en exhibant sa Ferrari et, pourtant, l'instant d'après, miracle du coup de foudre, les deux créatures hautement dissemblables tombent dans les bras l'une de l'autre pour échanger un baiser d'anthologie. Comme quoi on peut se détester et s'aimer sans transition logique. Comme quoi, dans les contes, on peut aimer et trucider dans le même élan ludique sans avoir à y justifier la moindre légitimation.

© Pierre Planchenault.
© Pierre Planchenault.
Il faut dire - outre son ignoble barbe "dégoûtante"… qui le fait aimer d'autant plus - que cette Barbe Bleue est plutôt brave. Lorsqu'elle doit partir en voyage, ne confie-t-elle pas à sa bien-aimée les clefs donnant accès à ses fabuleuses richesses afin qu'elle puisse en jouir à sa guise ? Tout son trousseau, sauf la plus petite d'entre les clefs qui ne lui sera remise qu'après négociation et assortie d'une injonction catégorique : durant son absence la Belle ne devra l'utiliser sous aucun prétexte, sinon la colère de la Barbe Bleue sera terrrrrible !!! Et voilà le bonhomme de s'envoler dans les airs avec son hélicoptère personnel (là aussi, on ne prend pas en compte son empreinte carbone délétère : on est dans un conte !), laissant à l'usage de sa dulcinée sa Ferrari dernier cri.

Comme dans "Les Ailes du désir" de Wim Wenders, un ange gardien tombé des cintres et affublé de grandes ailes commentera en direct la situation, se demandant - nous demandant - ce que la Belle fera de sa liberté. Jouera-t-elle au train électrique avec sa fratrie ou ouvrira-t-elle la fameuse lourde porte en chêne de la bibliothèque ? Invisible et inaudible pour la Belle, il commentera de manière savoureuse le désir de curiosité conduisant la Belle à commettre l'irréparable inscrit dans l'ADN du conte.

Tout se précipitera alors… Le retour joyeux de la Barbe Bleue, la découverte épineuse du pot aux roses, le châtiment incontournable comme manifestation du fatum latin, les jérémiades du bourreau victime de lui-même, la parodie des chants sacrés… et le commentaire dépité de l'ange - qui n'a décidément pas la langue dans sa poche - traitant d'imbécile celui qui a tué la seule femme qui l'aimait… et qu'il aimait… Mourant de chagrin, la Barbe Bleue, souffrant d'un atroce mal lui brûlant le crâne, ira jusqu'à retrouver les accents shakespeariens d'un Richard III héroïque : "Mon palais pour une bassine d'eau… froide !".

Et comme, c'est bien connu, "en amour tout s'arrange" (petit clin d'œil complice du comédien jouant la mère), contrairement aux "histoires d'amour qui finissent mal en général" chantées naguère par les Rita Mitsouko, le conte proposera un éclatant bouquet final de nature à redonner vie aux protagonistes de cette mythique histoire à tiroirs (et placard), lesquels, comme il se doit, seront appelés à vivre longtemps, longtemps, et… etc.

À l'image de ce happy end enjoué, le conte cruel revisité avec humour procure, au travers des fantaisies interprétatives des trois acteurs dont la bonne humeur irradie, un plaisir goûté par les plus jeunes, embarqués par les facéties en cascade, mais tout autant par les adultes, amusés par les références décalées.

Vu le mardi 23 mai 2023, au Studio de création du TnBA de Bordeaux.

"La Barbe Bleue"

© Pierre Planchenault.
© Pierre Planchenault.
Texte : Jean-Michel Rabeux.
Mise en scène : Julien Duval, artiste compagnon.
Assistants à la mise en scène : Lucas Chemel, Carlos Martins.
Avec : Julien Duval, Zoé Gauchet, Jonathan Harscoët.
Production Théâtre national de Bordeaux en Aquitaine.
Tout âge à partir de 6 ans.
Durée : 50 minutes.

© Pierre Planchenault.
© Pierre Planchenault.

Yves Kafka
Lundi 5 Juin 2023

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© Pics.
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Brigitte Corrigou
08/09/2023
Spectacle à la Une

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La comédie musicale rock de Broadway enfin en France ! Récompensée quatre fois aux Tony Awards, Hedwig, la chanteuse transsexuelle germano-américaine, est-allemande, dont la carrière n'a jamais démarré, est accompagnée de son mari croate,Yithak, qui est aussi son assistant et choriste, mais avec lequel elle entretient des relations malsaines, et de son groupe, the Angry Inch. Tout cela pour retracer son parcours de vie pour le moins chaotique : Berlin Est, son adolescence de mauvais garçon, son besoin de liberté, sa passion pour le rock, sa transformation en Hedwig après une opération bâclée qui lui permet de quitter l'Allemagne en épouse d'un GI américain, ce, grâce au soutien sans failles de sa mère…

© Grégory Juppin.
Hedwig bouscule les codes de la bienséance et va jusqu'au bout de ses rêves.
Ni femme, ni homme, entre humour queer et confidences trash, il/elle raconte surtout l'histoire de son premier amour devenu l'une des plus grandes stars du rock, Tommy Gnosis, qui ne cessera de le/la hanter et de le/la poursuivre à sa manière.

"Hedwig and the Angry inch" a vu le jour pour la première fois en 1998, au Off Broadway, dans les caves, sous la direction de John Cameron Mitchell. C'est d'ailleurs lui-même qui l'adaptera au cinéma en 2001. C'est la version de 2014, avec Neil Patrick Harris dans le rôle-titre, qui remporte les quatre Tony Awards, dont celui de la meilleure reprise de comédie musicale.

Ce soir-là, c'était la première fois que nous assistions à un spectacle au Théâtre du Rouge Gorge, alors que nous venons pourtant au Festival depuis de nombreuses années ! Situé au pied du Palais des Papes, du centre historique et du non moins connu hôtel de la Mirande, il s'agit là d'un lieu de la ville close pour le moins pittoresque et exceptionnel.

Brigitte Corrigou
20/09/2023
Spectacle à la Une

"Zoo Story" Dans un océan d'inhumanités, retrouver le vivre ensemble

Central Park, à l'heure de la pause déjeuner. Un homme seul profite de sa quotidienne séquence de répit, sur un banc, symbole de ce minuscule territoire devenu son havre de paix. Dans ce moment voulu comme une trêve face à la folie du monde et aux contraintes de la société laborieuse, un homme surgit sans raison apparente, venant briser la solitude du travailleur au repos. Entrant dans la narration d'un pseudo-récit, il va bouleverser l'ordre des choses, inverser les pouvoirs et détruire les convictions, pour le simple jeu – absurde ? – de la mise en exergue de nos inhumanités et de nos dérives solitaires.

© Alejandro Guerrero.
Lui, Peter (Sylvain Katan), est le stéréotype du bourgeois, cadre dans une maison d'édition, "détenteur" patriarcal d'une femme, deux enfants, deux chats, deux perruches, le tout dans un appartement vraisemblablement luxueux d'un quartier chic et "bobo" de New York. L'autre, Jerry (Pierre Val), à l'opposé, est plutôt du côté de la pauvreté, celle pas trop grave, genre bohème, mais banale qui fait habiter dans une chambre de bonne, supporter les inconvénients de la promiscuité et rechercher ces petits riens, ces rares moments de défoulement ou d'impertinence qui donnent d'éphémères et fugaces instants de bonheur.

Les profils psychologiques des deux personnages sont subtilement élaborés, puis finement étudiés, analysés, au fil de la narration, avec une inversion, un basculement "dominant - dominé", s'inscrivant en douceur dans le déroulement de la pièce. La confrontation, involontaire au début, Peter se laissant tout d'abord porter par le récit de Jerry, devient plus prégnante, incisive, ce dernier portant ses propos plus sur des questionnements existentiels sur la vie, sur les injonctions à la normalité de la société et la réalité pitoyable – selon lui – de l'existence de Peter… cela sous prétexte d'une prise de pouvoir de son espace vital de repos qu'est le banc que celui-ci utilise pour sa pause déjeuner.

La rencontre fortuite entre ces deux humains est en réalité un faux-semblant, tout comme la prétendue histoire du zoo qui ne viendra jamais, Edward Albee (1928-2016) proposant ici une réflexion sur les dérives de la société humaine qui, au fil des décennies, a construit toujours plus de barrières entre elle et le vivant, créant le terreau des détresses ordinaires et des grandes solitudes. Ce constat fait dans les années cinquante par l'auteur américain de "Qui a peur de Virginia Woolf ?" se révèle plus que jamais d'actualité avec l'évolution actuelle de notre monde dans lequel l'individualisme a pris le pas sur le collectif.

Gil Chauveau
15/09/2023