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Théâtre

"Je vous écris dans le noir" Tragédie d'une femme libre et moderne en quête de l'impossible amour

Même quand elle est emportée dans les vents de l'amour, Pauline Dubuisson n'échappe pas à son destin… Un destin aux accents de tragédie grecque, comme une filiation à la malédiction des Atrides… Adolescente charnelle et donc collabo "involontaire" durant l'occupation, tondue et violée à 15 ans, meurtrière passionnelle à 24 ans, son passé finira toujours par la rattraper. Entre souhaits d'indépendance, de liberté et désirs de sincérité, de volonté d'aveux voués à l'amour… elle perdra tout espoir de vivre une passion amoureuse "normale" et se suicidera à 36 ans.



© Roland Baduel.
© Roland Baduel.
Sensuelle et solaire Essaouira (appelée alors Mogador)… en fond sonore, une entêtante mélopée. En second plan, des voix de femmes parlant en arabe. Pauline est devenue Andrée (son deuxième prénom). Elle est interne dans cet hôpital marocain où elle est arrivée en 1962. Elle rencontre Jean Lafourcade, un ingénieur pétrolier de six ans plus jeune qui souhaite l'épouser. À nouveau l'amour. Mais le souvenir de Félix, qu'elle a tué, est toujours là. Flash-back : Dunkerque, Seconde Guerre mondiale. Apprentissage des plaisirs de la vie et du sexe avec un médecin-chef allemand.

Elle dira la vérité à Félix sur son passé : son statut de femme "tondue" à la libération et violée. Rupture suivie ensuite de fausses retrouvailles… Ils couchent ensemble, font l'amour mais, le lendemain matin, celui-ci la traite comme une prostituée. Elle le tue en tirant au hasard… ou pas. En prison, elle s'évadera par la lecture. Libérée au bout de six ans pour bonne conduite. C'est après la sortie du film d'Henri-Georges Clouzot, "La Vérité" avec Brigitte Bardot (1960), qu'elle fuira en 1962 à Essaouira. Séquence finale, le destin tragique déroule son dénouement… elle donne à Jean ses cahiers où sont contenus les drames de sa vie… Rupture, nouvel abandon… elle se suicide le 22 septembre 1963 à 36 ans.

© Roland Baduel.
© Roland Baduel.
Jean-Luc Seigle fait preuve dans son roman d'une extraordinaire empathie pour son personnage meurtri par la vie, qui se révèle complexe mais en même temps étonnamment lumineux, dégageant une réelle force de vivre, de combattre, même si souvent le désespoir finit par l'emporter.

L'adaptation d'Évelyne Loew apporte en complément un questionnement judicieux, pertinent sur l'appréciation de ce type d'affaire, de "fait-divers", dont la perception, compte tenu de l'évolution des mœurs notamment, n'est plus la même aujourd'hui, éloignée de la violence verbale, de l'humiliation, du mépris qu'a vécu Pauline Dubuisson dans les années cinquante et soixante… et pose la question de la condition des femmes, interroge sur les violences, les viols, les souffrances subis par une femme tout au long de sa vie, aussi courte soit-elle.

Il s'agit d'une confession, de confidences séquencées temporellement, avec des flash-back, douloureux, de brusques ruptures, qui contraste avec les séquences plus légères - ou, du moins, le paraissent-elles - marqués par les moments de balancement dans un "drap siège" suspendu, dans la chaude et charnelle Essaouira. Le tout est rythmé, temporisé par la musique (composition originale de Philippe Mion), par les silences maîtrisés. Les chants et mélodies marquent, situent aussi les lieux, tout comme la lumière qui, en fonction de son intensité, de ses couleurs, crée les différents univers, ambiances… leur donnant la part de dramatisation nécessaire à l'instant dédié.

La narration choisie et portée par Sylvie Van Cleven est comme une rivière, parfois ayant la fougue d'un torrent de montagne, parfois le calme d'un fleuve laissant - du moins, pourrait-on l'espérer - couler l'eau sous les ponts. Mais ici le ruisseau originel donne naissance à un incroyable destin aux flux tumultueux, celui d'une femme insaisissable, complexe, qui se bat pour vivre, exister au cœur de l'occupation – elle a quinze ans en 1942 – puis pour aimer et être aimée, être aussi peut-être une femme libre à une époque où le féminisme "moderne" n'en est encore qu'à ses prémices.

La comédienne, intensément présente, parcourant le plateau au gré ses humeurs et de ses fulgurances émotionnelles, offre aux spectateurs une réelle densité de jeu, une gestique à la fois subtile et expressive, réglée au cordeau, ayant parfois une élégance chorégraphique. L'interprétation est sensible, riche en gammes émotionnelles, en expressions narratives, jouant une partition où la musicalité se révèle en de subtiles notes alternant violence, colère, douceur et sentiment amoureux. Un grand et vrai moment de théâtre à découvrir… Ciselé par une comédienne remarquable et habitée !

"Je vous écris dans le noir"

© Roland Baduel.
© Roland Baduel.
D'après le roman de Jean-Luc Seigle, aux Éditions Flammarion.
Adaptation : Évelyne Loew.
Mise en scène : Gilles Nicolas, Sylvie Van Cleven.
Collaboration à la mise en scène : Pablo Dubott.
Avec : Sylvie Van Cleven.
Composition musicale : Philippe Mion.
Scénographie, lumière : Lucie Joliot.
Durée : 1 heure.
Production Les Sincères - Coproduction Actions Scènes Contemporaines.

Vu au Théâtre de l'Opprimé dans le cadre d'une représentation réservée aux professionnels(les).
Ce spectacle devrait être à l'affiche du Théâtre de l'Opprimé en 2022.

Gil Chauveau
Lundi 10 Mai 2021

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"L'Effet Papillon" Se laisser emporter au fil d'un simple vol de papillon pour une fascinante expérience

Vous pensez que vos choix sont libres ? Que vos pensées sont bien gardées dans votre esprit ? Que vous êtes éventuellement imprévisibles ? Et si ce n'était pas le cas ? Et si tout partait de vous… Ouvrez bien grands les yeux et vivez pleinement l'expérience de l'Effet Papillon !

© Pics.
Vous avez certainement entendu parler de "l'effet papillon", expression inventée par le mathématicien-météorologue Edward Lorenz, inventeur de la théorie du chaos, à partir d'un phénomène découvert en 1961. Ce phénomène insinue qu'il suffit de modifier de façon infime un paramètre dans un modèle météo pour que celui-ci s'amplifie progressivement et provoque, à long terme, des changements colossaux.

Par extension, l'expression sous-entend que les moindres petits événements peuvent déterminer des phénomènes qui paraissent imprévisibles et incontrôlables ou qu'une infime modification des conditions initiales peut engendrer rapidement des effets importants. Ainsi, les battements d'ailes d'un papillon au Brésil peuvent engendrer une tornade au Mexique ou au Texas !

C'est à partir de cette théorie que le mentaliste Taha Mansour nous invite à nouveau, en cette rentrée, à effectuer un voyage hors du commun. Son spectacle a reçu un succès notoire au Sham's Théâtre lors du Festival d'Avignon cet été dernier.

Impossible que quiconque sorte "indemne" de cette phénoménale prestation, ni que nos certitudes sur "le monde comme il va", et surtout sur nous-mêmes, ne soient bousculées, chamboulées, contrariées.

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Brigitte Corrigou
08/09/2023
Spectacle à la Une

"Hedwig and the Angry inch" Quand l'ingratitude de la vie œuvre en silence et brise les rêves et le talent pourtant si légitimes

La comédie musicale rock de Broadway enfin en France ! Récompensée quatre fois aux Tony Awards, Hedwig, la chanteuse transsexuelle germano-américaine, est-allemande, dont la carrière n'a jamais démarré, est accompagnée de son mari croate,Yithak, qui est aussi son assistant et choriste, mais avec lequel elle entretient des relations malsaines, et de son groupe, the Angry Inch. Tout cela pour retracer son parcours de vie pour le moins chaotique : Berlin Est, son adolescence de mauvais garçon, son besoin de liberté, sa passion pour le rock, sa transformation en Hedwig après une opération bâclée qui lui permet de quitter l'Allemagne en épouse d'un GI américain, ce, grâce au soutien sans failles de sa mère…

© Grégory Juppin.
Hedwig bouscule les codes de la bienséance et va jusqu'au bout de ses rêves.
Ni femme, ni homme, entre humour queer et confidences trash, il/elle raconte surtout l'histoire de son premier amour devenu l'une des plus grandes stars du rock, Tommy Gnosis, qui ne cessera de le/la hanter et de le/la poursuivre à sa manière.

"Hedwig and the Angry inch" a vu le jour pour la première fois en 1998, au Off Broadway, dans les caves, sous la direction de John Cameron Mitchell. C'est d'ailleurs lui-même qui l'adaptera au cinéma en 2001. C'est la version de 2014, avec Neil Patrick Harris dans le rôle-titre, qui remporte les quatre Tony Awards, dont celui de la meilleure reprise de comédie musicale.

Ce soir-là, c'était la première fois que nous assistions à un spectacle au Théâtre du Rouge Gorge, alors que nous venons pourtant au Festival depuis de nombreuses années ! Situé au pied du Palais des Papes, du centre historique et du non moins connu hôtel de la Mirande, il s'agit là d'un lieu de la ville close pour le moins pittoresque et exceptionnel.

Brigitte Corrigou
20/09/2023
Spectacle à la Une

"Zoo Story" Dans un océan d'inhumanités, retrouver le vivre ensemble

Central Park, à l'heure de la pause déjeuner. Un homme seul profite de sa quotidienne séquence de répit, sur un banc, symbole de ce minuscule territoire devenu son havre de paix. Dans ce moment voulu comme une trêve face à la folie du monde et aux contraintes de la société laborieuse, un homme surgit sans raison apparente, venant briser la solitude du travailleur au repos. Entrant dans la narration d'un pseudo-récit, il va bouleverser l'ordre des choses, inverser les pouvoirs et détruire les convictions, pour le simple jeu – absurde ? – de la mise en exergue de nos inhumanités et de nos dérives solitaires.

© Alejandro Guerrero.
Lui, Peter (Sylvain Katan), est le stéréotype du bourgeois, cadre dans une maison d'édition, "détenteur" patriarcal d'une femme, deux enfants, deux chats, deux perruches, le tout dans un appartement vraisemblablement luxueux d'un quartier chic et "bobo" de New York. L'autre, Jerry (Pierre Val), à l'opposé, est plutôt du côté de la pauvreté, celle pas trop grave, genre bohème, mais banale qui fait habiter dans une chambre de bonne, supporter les inconvénients de la promiscuité et rechercher ces petits riens, ces rares moments de défoulement ou d'impertinence qui donnent d'éphémères et fugaces instants de bonheur.

Les profils psychologiques des deux personnages sont subtilement élaborés, puis finement étudiés, analysés, au fil de la narration, avec une inversion, un basculement "dominant - dominé", s'inscrivant en douceur dans le déroulement de la pièce. La confrontation, involontaire au début, Peter se laissant tout d'abord porter par le récit de Jerry, devient plus prégnante, incisive, ce dernier portant ses propos plus sur des questionnements existentiels sur la vie, sur les injonctions à la normalité de la société et la réalité pitoyable – selon lui – de l'existence de Peter… cela sous prétexte d'une prise de pouvoir de son espace vital de repos qu'est le banc que celui-ci utilise pour sa pause déjeuner.

La rencontre fortuite entre ces deux humains est en réalité un faux-semblant, tout comme la prétendue histoire du zoo qui ne viendra jamais, Edward Albee (1928-2016) proposant ici une réflexion sur les dérives de la société humaine qui, au fil des décennies, a construit toujours plus de barrières entre elle et le vivant, créant le terreau des détresses ordinaires et des grandes solitudes. Ce constat fait dans les années cinquante par l'auteur américain de "Qui a peur de Virginia Woolf ?" se révèle plus que jamais d'actualité avec l'évolution actuelle de notre monde dans lequel l'individualisme a pris le pas sur le collectif.

Gil Chauveau
15/09/2023