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Festivals

Festival À Vif 2023 "Abysses", "Lettre à moi" et "Niquer la fatalité", trois propositions en totale cohérence avec les préoccupations adolescentes

L'adolescence, période charnière où se jouent, se produisent, se subissent toutes les transformations, de celles qui font passer de "petit d'homme" à adulte. Ce sont ces rites de passage, ces étapes de changements, d'évolutions, voire de (mue)tations, qui, sous l'intitulé "Métamorphoses", ont inspiré la programmation de cette nouvelle édition conçue par Le Préau, Centre Dramatique National Normandie-Vire.



"Niquer la fatalité" © Emmanuelle Jacobson-Roques.
"Niquer la fatalité" © Emmanuelle Jacobson-Roques.
Être un moment privilégié de rencontres et de fête théâtrale autour de l'adolescence, ouvert à tous les âges et avec des spectacles pouvant générer des échanges intergénérationnels, telle est l'ambition du festival À Vif qui fait la part belle cette année aux différentes mues que traverse adolescentes et adolescents, mais aussi parfois les adultes. Présent le 13 mai dernier à Vire, deux pièces ont retenu mon attention, "Lettre à moi" et "Niquer la fatalité", une troisième, "Abysses" (mise en scène d'Alexandra Tobaïm), vu le même jour, a déjà été chroniquée dans nos colonnes par Bruno Fougniès (voir lien en bas de page).

À noter que ce jour-là se sont déroulées, en préambule des spectacles, des restitutions théâtrales (au lycée agricole de Vire) faisant suite à des ateliers ayant eu lieu d'octobre 2022 à mai 2023. Deux groupes ont présenté un petit spectacle issu de ces travaux. Le premier groupe composé des ateliers "collégiens" (3ᵉ et 4ᵉ) avait choisi de traiter "les métamorphoses" et le deuxième regroupant les ateliers "lycéens" (seconde, première et terminale) a donné sa version de "La métamorphose" de Kafka. Une approche théâtrale sur un sujet qui palpite au cœur de leur adolescence très intéressante !

"Lettre à moi" © Madame Lou Paris.
"Lettre à moi" © Madame Lou Paris.
"Lettre à moi (plus tard)". Nine, la trentaine, entre une liste de tâches à faire et le décès de son père - synonymes de démarches après décès, succession, meubles chez Emmaüs, etc. -, des recherches immobilières pour son boulot et la lecture de l'horoscope, retrouve ses journaux intimes écrits au début des années 2000… Ainsi se dévoile et s'ouvre la boîte à souvenirs, celle de l'adolescence qu'on croyait oublier. On se retrouve alors dans sa chambre avec les murs couverts de posters, de Britney Spears notamment, la photo de classe de 5ᵉ. Ce sont des retrouvailles avec les objets de l'adolescence, l'intimité d'une jeune fille du début du XXIe siècle… et la photo "où on était tous heureux".

C'est également relire ses rêves de préado (11-13 ans), les instants douloureux quand ses parents se disputent, d'autres plus positifs et/ou constructeurs de la personnalité comme son entrée au collège, les premières amours, ses premiers désirs. C'est aussi l'époque d'une génération qui découvrait Britney Spears en même temps que les attentats du World Trade Center, qui écrivait des lettres sur des papiers Diddl, car Internet n'existait pas… Une génération qui ne pouvait imaginer que, vingt ans plus tard, la société dans laquelle elle avait grandi et consommé serait sous "quasi-asphyxie". De tout ça ou pas, naît chez Nine l'idée de "la lettre à moi, plus tard" pour poser des questions d'ados à l'adulte que l'on est devenu.

Et retour vers le futur, pour une découverte et lecture de cette lettre par une Nine devenu adulte. Celle qui doit aujourd'hui assumer l'arrivée de l'enfant et tout ce qui est lié, les contraintes, les obligations, l'usure du couple… les remises en question, les regrets, les loupées, les déceptions, les espoirs perdus, les rêves non réalisés… Mais aussi réactualiser la liste des envies, des choses à faire, des nouveaux projets, en accord, en cohérence avec 2023, avec le monde actuel. Elle commence à remballer ses souvenirs, à retirer les posters, passent alors, avant de disparaître, les premières règles, les soirées pyjama, le divorce des parents, la vente de leur maison marquant la fin d'une époque.

Pour clore cette mue particulière, un dialogue s'instaure entre elle, adulte, - Laureline Le Bris-Cep est étonnante, remarquable dans la maîtrise des émotions générées et ses différents "états" de femme - et elle, petite fille (excellente Lukiia Halanevych, une jeune comédienne très prometteuse). Retour dans la maison d'enfance et visite de celle-ci ensemble, la petite est-elle la fille des nouveaux propriétaires ou Nine à 10 ans ? En réalité, une rencontre imaginaire avec soi-même.

Dans cette rencontre, émanent les conseils de l'adulte à celle qu'elle fut et les impertinences de celle qu'elle fut à celle qu'elle est devenue. Se rencontrer soi-même pour se retrouver et ainsi faire le point sur tout ce qui s'est perdu, tout ce qui perdurera et ce qui reste à inventer. Ce récit, mêlé de réflexions existentialistes, de pensées intimes, de désillusions, de retours sur le passé et de retour vers le futur, interroge autant l'adolescente que l'adulte sur le rapport au passé, à la nostalgie, mais aussi sur comment se construire aujourd'hui dans un monde en constante mutation… où chacun d'entre nous tente de rester fidèles à ses idéaux, de s'émanciper de ses rêves d'enfants ainsi que des injonctions parfois anxiogènes de la société… surtout pour les femmes dans une trame sociale encore beaucoup trop machiste.
Une pièce pour comprendre comment passer d'un état à un autre, sans renier ce qu'on a été.

"Niquer la fatalité" © Emmanuelle Jacobson-Roques.
"Niquer la fatalité" © Emmanuelle Jacobson-Roques.
"Niquer la fatalité, chemin(s) en forme de femme". Autre texte à l'identification féminine et, ici, en plus, à l'idéal féministe associant une figure emblématique, au sens référentiel et constructif du terme, que peut être Gisèle Halimi et une musicienne, comédienne, chanteuse, puissante et exigeante, aux convictions affirmées, qu'est Estelle Meyer. Pour cette dernière, Gisèle est une compagnonne de lutte, une marraine rêvée, indispensable au cœur de la sororité des combattantes.

Commence un petit monologue sur l'autre, le contact, la relation, la fragilité, la naissance, la mise au monde… Trinquer à la vie, niquer la fatalité. Puis Estelle Meyer nous emmènera dans l'histoire de l'avocate franco-tunisienne, dans un premier temps de l'enfance à l'adolescence (notamment sont narrées la grève de la faim de Gisèle pour se libérer du patriarcat familial ou la "première fois" racontée sans tabou, ni vulgarité), puis dans le chemin suivi à l'âge adulte. Estelle agrémente le récit de ses chansons (créées pour le spectacle) et d'un judicieux basculement entre l'incarnation de l'avocate féministe et les expressions tout autant empreintes de féminisme de l'artiste.

Moment charnière dans le spectacle, la séquence du procès d'Aix-en-Provence en 1978 où Gisèle Halimi défend deux femmes homosexuelles violées dans les Calanques à Marseille. Débats autour du mot consentement. Ce sont les femmes qui doivent se défendre pour dire qu'elles n'ont pas consenti, qui doivent faire reconnaître leur droit à dire non. Y a-t-il consentement quand la violence initiale a été reconnue ?

Ce procès "retentissant à l'époque", qui sera "LE" procès du viol, mais aussi celui du début de la lente déconstruction du tabou de l'homosexualité (malheureusement non finalisée) -, contribuera à faire reconnaître par la loi le viol comme un crime passible des assises. Deux ans après, la loi du 23 décembre 1980 pénalise pour la première fois le crime de viol et le redéfinit au-delà de la seule relation vaginale imposée. C'est désormais "l'acte de pénétration" qui le caractérise.

"Niquer la fatalité" © Emmanuelle Jacobson-Roques.
"Niquer la fatalité" © Emmanuelle Jacobson-Roques.
"L'enjeu est très important, expliquait alors l'infatigable combattante pour la cause des femmes, ce n'est pas un procès de viol l'enjeu, ce n'est pas une condamnation ou un acquittement, l'enjeu, c'est changer les rapports fondamentalement entre les hommes et les femmes".

Estelle Meyer a indéniablement le sens de la scène, jouant de multiples postures et figures chorégraphiques - remarquablement "scénographiées" - avec, à la fois, une grande précision et une indépendance espiègle. Ses mouvements, ses déplacements, ses pas de danse sont souples, fluides, sensuels et félins. Artiste aux multiples talents, sa voix, riche d'énergie et de tonalités dynamiques, s'amuse avec facilité et avec une grande maîtrise tant des chansons qu'elle a composées que des monologues ou harangues féministes qu'elle projette avec enthousiasme et une certaine "joie".

"Niquer la fatalité" est une incarnation délurée, enthousiaste, énergique, vraiment rock'n'roll de la cause des femmes, passée et à venir, par une artiste exceptionnelle, capable de tout, abordant tous les sujets la touchant, du sexe à la philosophie en passant par une forme d'incandescente spiritualité. Un parti pris libre, indépendant, hors normes et hors des cadres habituels du théâtre, pour trouver une nouvelle liberté, féminine, sans contrainte, pour exprimer la conviction profonde d'une artiste et femme jusqu'au bout des tréfonds de l'âme et des sensibilités du corps.

"Entendez-vous le chant des femmes/entendez-vous gronder nos âmes/sortir nos cœurs, nos chants, nos armes/jaillissent nos sœurs emplies de flammes/nous sommes debout, nous sommes les femmes/nous ne voulons plus de ce monde infâme/il faut que sonne la fin du drame/que s'aiment enfin les hommes et les femmes…"

"Niquer la fatalité" © Emmanuelle Jacobson-Roques.
"Niquer la fatalité" © Emmanuelle Jacobson-Roques.
"Niquer la fatalité, chemin(s) en forme de femme"
Création 2023.
Conception, texte, jeu et chant : Estelle Meyer.
Composition musicale : Estelle Meyer, Grégoire Letouvet et Pierre Demange.
Arrangements musicaux : Grégoire Letouvet et Pierre Demange.
Dramaturgie et collaboration artistique : Margaux Eskenazi.
Scénographie : James Brandilly.
Piano, clavier : Grégoire Letouvet en alternance avec Thibault Gomez.
Batterie, percussions : Pierre Demange en alternance avec Maxime Mary.
Régie son et direction technique : Thibault Lescure en alternance avec Guillaume Duguet.
Création et régie lumière : Pauline Guyonnet, régie en alternance avec Fanny Jarlot.
Création costumes : Colombe Lauriot Prévost.
Chorégraphe : Sonia Al Khadir.
Collaboration, accompagnement et développement : Carole Chichin.
Création mars 2023, Théâtre Antoine Vitez, Ivry-sur-Seine.
Durée estimée 1 h 30.
Production La Familia.

"Niquer la fatalité" © Emmanuelle Jacobson-Roques.
"Niquer la fatalité" © Emmanuelle Jacobson-Roques.
Tournée "Niquer la fatalité"
20 juillet 2023 : CCAS Avignon - Île de la Barthelasse, Festival à Contre-Courant, Avignon (84).
12 septembre 2013 : Festival Le Chaînon Manquant, Laval (53).
18 au 23 septembre 2023 : Les Plateaux Sauvages, Paris.
13 et 14 février 2024 : Théâtre des Îlets - CDN, Montluçon (03).
8 mars 2024 : Théâtre Berthelot, Montreuil (93).
10 mars 2024 : Le Pavillon, Romainville (93).
15 mars 2024 : La Ferme de Bel Ébat, Guyancourt (78).
19 mars 2024 : Théâtre Le Rive Gauche, Saint-Étienne-du-Rouvray (76).
26 mars 2024 : L'Atmosphère, Marcoussis (91).
28 mars 2024 : Le Grand R, La Roche-sur-Yon (85).
16 avril 2024 : Scène Nationale 61, Alençon (61).

"Lettre à moi" © Madame Lou Paris.
"Lettre à moi" © Madame Lou Paris.
"Lettre à moi (plus tard)"
Création 2023.
Texte et mise en espace : Laureline Le Bris-Cep.
Avec : Laureline Le Bris-Cep et, en alternance, Antonia Berger, Lukiia Halanevych et Tania Sauvey.
Regard extérieur : Katia Ferreira.
Scénographie : Christel Lechaux, Laureline Le Bris-Cep.
Création lumière : Mathilde Domarle.
Création son : Émile Wacquiez.
Régie générale son et lumière : Aoife O'Connell.
Construction décor : Clara Georges Sartorio.
Production : Léa Serror - Les Singulières.
Par la Cie BICEPS.
À partir de 12 ans.
Durée : 1 h 15.

"Abysses" © Matthieu Edet.
"Abysses" © Matthieu Edet.
"Abysses"
Récits de pères et d'îles.
Création 2022 Nest - CDN Transfrontalier de Thionville-Grand Est.
Texte : Davide Enia.
Traduction : Olivier Favier.
Mise en scène : Alexandra Tobelaim.
Avec : Solal Bouloudnine et Claire Vailler (guitare, voix).
Composition musicale : Claire Vailler et Olivier Mellano.
Scénographie : Olivier Thomas.
Création lumière : Alexandre Martre.
Régie son et régie générale : Émile Wacquiez.
Compagnie Tandaim Alexandra Tobelaim.
Durée : 1 h 15.
À partir de 15 ans.
Ce texte est lauréat de l'Aide à la création de textes dramatiques – ARTCENA.
>> Entre carnet intime et témoignage, "Abysses" est un appel à se ré-humaniser

Gil Chauveau
Vendredi 16 Juin 2023

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"L'Effet Papillon" Se laisser emporter au fil d'un simple vol de papillon pour une fascinante expérience

Vous pensez que vos choix sont libres ? Que vos pensées sont bien gardées dans votre esprit ? Que vous êtes éventuellement imprévisibles ? Et si ce n'était pas le cas ? Et si tout partait de vous… Ouvrez bien grands les yeux et vivez pleinement l'expérience de l'Effet Papillon !

© Pics.
Vous avez certainement entendu parler de "l'effet papillon", expression inventée par le mathématicien-météorologue Edward Lorenz, inventeur de la théorie du chaos, à partir d'un phénomène découvert en 1961. Ce phénomène insinue qu'il suffit de modifier de façon infime un paramètre dans un modèle météo pour que celui-ci s'amplifie progressivement et provoque, à long terme, des changements colossaux.

Par extension, l'expression sous-entend que les moindres petits événements peuvent déterminer des phénomènes qui paraissent imprévisibles et incontrôlables ou qu'une infime modification des conditions initiales peut engendrer rapidement des effets importants. Ainsi, les battements d'ailes d'un papillon au Brésil peuvent engendrer une tornade au Mexique ou au Texas !

C'est à partir de cette théorie que le mentaliste Taha Mansour nous invite à nouveau, en cette rentrée, à effectuer un voyage hors du commun. Son spectacle a reçu un succès notoire au Sham's Théâtre lors du Festival d'Avignon cet été dernier.

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Brigitte Corrigou
08/09/2023
Spectacle à la Une

"Hedwig and the Angry inch" Quand l'ingratitude de la vie œuvre en silence et brise les rêves et le talent pourtant si légitimes

La comédie musicale rock de Broadway enfin en France ! Récompensée quatre fois aux Tony Awards, Hedwig, la chanteuse transsexuelle germano-américaine, est-allemande, dont la carrière n'a jamais démarré, est accompagnée de son mari croate,Yithak, qui est aussi son assistant et choriste, mais avec lequel elle entretient des relations malsaines, et de son groupe, the Angry Inch. Tout cela pour retracer son parcours de vie pour le moins chaotique : Berlin Est, son adolescence de mauvais garçon, son besoin de liberté, sa passion pour le rock, sa transformation en Hedwig après une opération bâclée qui lui permet de quitter l'Allemagne en épouse d'un GI américain, ce, grâce au soutien sans failles de sa mère…

© Grégory Juppin.
Hedwig bouscule les codes de la bienséance et va jusqu'au bout de ses rêves.
Ni femme, ni homme, entre humour queer et confidences trash, il/elle raconte surtout l'histoire de son premier amour devenu l'une des plus grandes stars du rock, Tommy Gnosis, qui ne cessera de le/la hanter et de le/la poursuivre à sa manière.

"Hedwig and the Angry inch" a vu le jour pour la première fois en 1998, au Off Broadway, dans les caves, sous la direction de John Cameron Mitchell. C'est d'ailleurs lui-même qui l'adaptera au cinéma en 2001. C'est la version de 2014, avec Neil Patrick Harris dans le rôle-titre, qui remporte les quatre Tony Awards, dont celui de la meilleure reprise de comédie musicale.

Ce soir-là, c'était la première fois que nous assistions à un spectacle au Théâtre du Rouge Gorge, alors que nous venons pourtant au Festival depuis de nombreuses années ! Situé au pied du Palais des Papes, du centre historique et du non moins connu hôtel de la Mirande, il s'agit là d'un lieu de la ville close pour le moins pittoresque et exceptionnel.

Brigitte Corrigou
20/09/2023
Spectacle à la Une

"Zoo Story" Dans un océan d'inhumanités, retrouver le vivre ensemble

Central Park, à l'heure de la pause déjeuner. Un homme seul profite de sa quotidienne séquence de répit, sur un banc, symbole de ce minuscule territoire devenu son havre de paix. Dans ce moment voulu comme une trêve face à la folie du monde et aux contraintes de la société laborieuse, un homme surgit sans raison apparente, venant briser la solitude du travailleur au repos. Entrant dans la narration d'un pseudo-récit, il va bouleverser l'ordre des choses, inverser les pouvoirs et détruire les convictions, pour le simple jeu – absurde ? – de la mise en exergue de nos inhumanités et de nos dérives solitaires.

© Alejandro Guerrero.
Lui, Peter (Sylvain Katan), est le stéréotype du bourgeois, cadre dans une maison d'édition, "détenteur" patriarcal d'une femme, deux enfants, deux chats, deux perruches, le tout dans un appartement vraisemblablement luxueux d'un quartier chic et "bobo" de New York. L'autre, Jerry (Pierre Val), à l'opposé, est plutôt du côté de la pauvreté, celle pas trop grave, genre bohème, mais banale qui fait habiter dans une chambre de bonne, supporter les inconvénients de la promiscuité et rechercher ces petits riens, ces rares moments de défoulement ou d'impertinence qui donnent d'éphémères et fugaces instants de bonheur.

Les profils psychologiques des deux personnages sont subtilement élaborés, puis finement étudiés, analysés, au fil de la narration, avec une inversion, un basculement "dominant - dominé", s'inscrivant en douceur dans le déroulement de la pièce. La confrontation, involontaire au début, Peter se laissant tout d'abord porter par le récit de Jerry, devient plus prégnante, incisive, ce dernier portant ses propos plus sur des questionnements existentiels sur la vie, sur les injonctions à la normalité de la société et la réalité pitoyable – selon lui – de l'existence de Peter… cela sous prétexte d'une prise de pouvoir de son espace vital de repos qu'est le banc que celui-ci utilise pour sa pause déjeuner.

La rencontre fortuite entre ces deux humains est en réalité un faux-semblant, tout comme la prétendue histoire du zoo qui ne viendra jamais, Edward Albee (1928-2016) proposant ici une réflexion sur les dérives de la société humaine qui, au fil des décennies, a construit toujours plus de barrières entre elle et le vivant, créant le terreau des détresses ordinaires et des grandes solitudes. Ce constat fait dans les années cinquante par l'auteur américain de "Qui a peur de Virginia Woolf ?" se révèle plus que jamais d'actualité avec l'évolution actuelle de notre monde dans lequel l'individualisme a pris le pas sur le collectif.

Gil Chauveau
15/09/2023