La Revue du Spectacle, le magazine des arts de la scène et du spectacle vivant. Infos théâtre, chanson, café-théâtre, cirque, arts de la rue, agenda, CD, etc.



Augmenter la taille du texte
Diminuer la taille du texte
Partager
Lyrique

"Don Carlos", un opéra français hors normes de Verdi à Bastille

Événement annoncé de son début de saison, l'Opéra de Paris offre une nouvelle production à tous égards exceptionnelle de la version originale du "Don Carlos" composée en 1866 par Giuseppe Verdi, rarement redonnée sur scène depuis avec ses cinq actes. Défendu par les chanteurs parmi les meilleurs du moment dirigés par Philippe Jordan et mis en scène par Krzysztof Warlikowski (une affiche brillante donc), ce Grand Opéra censément écrit dans la langue de Corneille est-il incontournable ?



© Agathe Poupeney/OnP.
© Agathe Poupeney/OnP.
Oui, à considérer les partis pris originaux de cette proposition - malgré la longueur du spectacle. Voilà un opéra qui défie les limites du genre dans l'œuvre de Verdi. Dans la lignée du grand opéra français de la première partie du XIXe siècle, il compose pour l'Opéra de Paris (alors Salle Le Peletier) une vaste fresque historique et intimiste en cinq actes sur le conflit entre Philippe II, roi de la moitié du monde au XVIe siècle, et de son fils l'Infant Don Carlos, qui n'accèdera jamais au trône.

Le livret en français inspiré en grande partie du drame de Schiller est dû à Joseph Méry, prolifique gloire littéraire et journalistique de l'époque (totalement oubliée aujourd'hui), et repris après sa mort (en 1865 ou 1866) par Camille du Locle, assistant du directeur de l'Opéra de Paris entre 1862 et 1870.

Verbeux et plutôt emphatique, ce livret à la langue mélodramatique (et démodée aujourd'hui) plaiderait plutôt pour sa traduction italienne (en tout cas pour les oreilles françaises). L'opéra connaîtra jusqu'à quatre versions entre 1866 (cinq actes avec un ballet), celle de 1867 avec ses coupures pour la création scénique, celle de 1884 pour la Scala de Milan (et sa réécriture italienne, sans ballet) et enfin celle de 1886 dite de Modène.

© Agathe Poupeney/OnP.
© Agathe Poupeney/OnP.
Toute nouvelle production implique donc de faire des choix dans pas moins de cinq manuscrits originaux. Le projet porté en cette nouvelle saison rétablit la quasi intégralité du premier acte dit de "Fontainebleau" et quelques scènes (mais sans le ballet) dans les quatre actes suivants se situant au palais de l'Escurial et alentours. Pour un voyage au long cours de plus de quatre heures de musique.

Dominé par des intrigues amoureuses assez artificielles - quoiqu'on dise -, l'opéra offre aussi une belle réflexion politique et métaphysique sur la vanité du pouvoir et la solitude d'êtres tous disgraciés pour une raison ou une autre, incapables de s'aimer et d'être aimés.

Contenant quelques-uns des plus beaux airs et duos de l'œuvre verdienne, la noirceur et le pessimisme finissent par dominer dans cet opéra qui réussit en plusieurs endroits à s'extirper de la convention (avec ses récitatifs, cabalettes, cavatines et autres scènes attendues du genre) pour atteindre au vrai sublime. Mais il faut résister aux chutes de tension dramatique (y compris dans la direction orchestrale de Philippe Jordan, souvent magistrale par ailleurs) et à une longueur quelque peu mal maîtrisée par le compositeur et ses librettistes. Verdi n'est pas Wagner.

© Agathe Poupeney/OnP.
© Agathe Poupeney/OnP.
Choisissant de démystifier le genre du grand opéra, aujourd'hui totalement impuissant à parler à notre modernité (mais pas son ambition politique avec sa dénonciation de l'emprise de la religion, et son fervent discours libéral empreint de tolérance dénonçant la répression espagnole dans les Flandres protestantes - allusion cryptée à l'occupation autrichienne en Italie au XIXe siècle), le metteur en scène choisit de concentrer son attention sur les relations entre les personnages, leur psyché et leurs motivations, œuvrant plutôt par miniaturisation - non sans avoir mis un bémol à sa colère et à son ironie habituelles (avec tout de même ce diable grotesque qui apparaît soudain à la fin de l'acte III).

Le premier acte ne se passe plus dans la forêt de Fontainebleau mais dans les souvenirs traumatiques de Don Carlos (Jonas Kaufmann comme étouffé par les ombres creusées du personnage), errant dans ses appartements de l'Escurial, les poignets témoignant encore de sa tentative de suicide. Son père lui a ravi son grand amour.

Nous sommes dans les années cinquante et si la monarchie ressemble ici à celle de l'Espagne du XXe siècle, l'Inquisiteur (impressionnant Dmitry Belosselskiy) est ici un bourreau et commissaire politique qui pourrait officier dans n'importe quelle dictature passée ou présente en vrai expert en manipulations et terreur. Philippe II n'est plus "le vieillard" jaloux du livret mais a les traits virils (et troublés, rôle oblige) de la basse Ildar Abdrazakov (au très beau chant sans les superbes abîmes du rôle). Le Marquis de Posa se confond avec le baryton noble de la tradition, défendu très vaillamment par Ludovic Tézier. Il incarne parfaitement ce double héroïque de Don Carlos, dont il semble être le jumeau solaire.

© Agathe Poupeney/OnP.
© Agathe Poupeney/OnP.
Du côté des personnages féminins, Sonya Yoncheva est une Élisabeth de Valois étincelante, comblant la mesure avec ses aigus perçants - un peu trop dans cet univers où chacun se débat dans une solitude mortelle. Peu à peu, en reine malheureuse, elle épouse les frontières plus subtiles de son rôle jusqu'au magnifique duo final avec Jonas Kaufmann (à l'acte V), que le dramaturge Christian Longchamp appelle justement leur "mariage mystique".

La Princesse Eboli (chantée par une Elina Garanca très - trop ? - préoccupée de montrer qu'elle domine sans mal un rôle acrobatique) est dans cette version longue un personnage fier et insolent, rattrapée elle aussi par la malédiction qui frappe sans pitié dans ce monde crépusculaire.

Injustement sifflée lors de la première, la proposition du metteur en scène polonais séduit donc par sa volonté de relire l'œuvre à l'aune de notre temps, rompu à l'analyse psychanalytique. L'usage de la vidéo n'est pas un procédé chic et déjà vu mais la manifestation concrète et poétique que les personnages sont hantés, jusqu'au dénouement tragique de leur lamentable destin.

Quant à la performance de Jonas Kaufmann, sujette à de multiples interrogations ici et là, elle laisse une impression trouble. Dans la grande salle de Bastille, sa voix n'a pas toujours semblé en capacité d'occuper tout l'espace. S'économise-t-il pour terminer ce marathon sans dommages ? Sans doute épouse-t-il sans compromis la vision chambriste de cette production. L'incandescence célèbre de ses apparitions flambe ici par intermittence, comme une épiphanie à éclipse. La deuxième distribution prend la relève le 31 octobre avec Pavel Cernoch en Don Carlos (et Hibla Gerzmava, Ekaterina Gubanova). On se surprendrait presque à vouloir faire des comparaisons. C'est bien la première fois.

Spectacle vu le 16 octobre 2017.

© Agathe Poupeney/OnP.
© Agathe Poupeney/OnP.
Du 10 octobre au 11 novembre 2017 à 18 h.
Les 22 octobre et 5 novembre à 14 h.


Diffusion sur Arte le 19 octobre 2017 à 20 h 50.
Diffusion sur France Musique le 29 octobre à 20 h.

Opéra national de Paris.
Place de la Bastille, Paris 12e.
Tél. : 08 92 89 90 90.
>> operadeparis.fr

"Don Carlos" (1867).
Opéra en cinq actes.
Musique de Giuseppe Verdi (1813-1901).
Livret de Joseph Méry et Camille du Locle.
En français surtitré en français et en anglais.
Durée : 4 h 50 avec deux entractes.

Philippe Jordan, direction musicale.
Krzysztof Warlikowski, mise en scène.
Malgorzata Szczesniak, décors et costumes.
Felice Ross, lumières.
Denis Guéguin, vidéo.
Claude Bardouil, chorégraphie.

Ildar Abdrazakov, Philippe II.
Jonas Kaufmann, Don Carlos.
Sonya Yoncheva, Elisabeth de Valois.
Ludovic Tézier, Posa.
Elina Garanca, La Princesse Eboli.
Dmitry Belosselskiy, Le Grand Inquisiteur.
Eve-Marie Hubeaux, Thibault.

Orchestre et Chœurs de l'Opéra de Paris.
José Luis Basso, Chef des Chœurs.

Christine Ducq
Jeudi 19 Octobre 2017

Nouveau commentaire :

Concerts | Lyrique


Brèves & Com


Numéros Papier

Anciens Numéros de La Revue du Spectacle (10)

Vente des numéros "Collectors" de La Revue du Spectacle.
10 euros l'exemplaire, frais de port compris.






À découvrir

"L'Effet Papillon" Se laisser emporter au fil d'un simple vol de papillon pour une fascinante expérience

Vous pensez que vos choix sont libres ? Que vos pensées sont bien gardées dans votre esprit ? Que vous êtes éventuellement imprévisibles ? Et si ce n'était pas le cas ? Et si tout partait de vous… Ouvrez bien grands les yeux et vivez pleinement l'expérience de l'Effet Papillon !

© Pics.
Vous avez certainement entendu parler de "l'effet papillon", expression inventée par le mathématicien-météorologue Edward Lorenz, inventeur de la théorie du chaos, à partir d'un phénomène découvert en 1961. Ce phénomène insinue qu'il suffit de modifier de façon infime un paramètre dans un modèle météo pour que celui-ci s'amplifie progressivement et provoque, à long terme, des changements colossaux.

Par extension, l'expression sous-entend que les moindres petits événements peuvent déterminer des phénomènes qui paraissent imprévisibles et incontrôlables ou qu'une infime modification des conditions initiales peut engendrer rapidement des effets importants. Ainsi, les battements d'ailes d'un papillon au Brésil peuvent engendrer une tornade au Mexique ou au Texas !

C'est à partir de cette théorie que le mentaliste Taha Mansour nous invite à nouveau, en cette rentrée, à effectuer un voyage hors du commun. Son spectacle a reçu un succès notoire au Sham's Théâtre lors du Festival d'Avignon cet été dernier.

Impossible que quiconque sorte "indemne" de cette phénoménale prestation, ni que nos certitudes sur "le monde comme il va", et surtout sur nous-mêmes, ne soient bousculées, chamboulées, contrariées.

"Le mystérieux est le plus beau sentiment que l'on peut ressentir", Albert Einstein. Et si le plus beau spectacle de mentalisme du moment, en cette rentrée parisienne, c'était celui-là ? Car Tahar Mansour y est fascinant à plusieurs niveaux, lui qui voulait devenir ingénieur, pour qui "Centrale" n'a aucun secret, mais qui, pourtant, a toujours eu une âme d'artiste bien ancrée au fond de lui. Le secret de ce spectacle exceptionnel et époustouflant serait-il là, niché au cœur du rationnel et de la poésie ?

Brigitte Corrigou
08/09/2023
Spectacle à la Une

"Hedwig and the Angry inch" Quand l'ingratitude de la vie œuvre en silence et brise les rêves et le talent pourtant si légitimes

La comédie musicale rock de Broadway enfin en France ! Récompensée quatre fois aux Tony Awards, Hedwig, la chanteuse transsexuelle germano-américaine, est-allemande, dont la carrière n'a jamais démarré, est accompagnée de son mari croate,Yithak, qui est aussi son assistant et choriste, mais avec lequel elle entretient des relations malsaines, et de son groupe, the Angry Inch. Tout cela pour retracer son parcours de vie pour le moins chaotique : Berlin Est, son adolescence de mauvais garçon, son besoin de liberté, sa passion pour le rock, sa transformation en Hedwig après une opération bâclée qui lui permet de quitter l'Allemagne en épouse d'un GI américain, ce, grâce au soutien sans failles de sa mère…

© Grégory Juppin.
Hedwig bouscule les codes de la bienséance et va jusqu'au bout de ses rêves.
Ni femme, ni homme, entre humour queer et confidences trash, il/elle raconte surtout l'histoire de son premier amour devenu l'une des plus grandes stars du rock, Tommy Gnosis, qui ne cessera de le/la hanter et de le/la poursuivre à sa manière.

"Hedwig and the Angry inch" a vu le jour pour la première fois en 1998, au Off Broadway, dans les caves, sous la direction de John Cameron Mitchell. C'est d'ailleurs lui-même qui l'adaptera au cinéma en 2001. C'est la version de 2014, avec Neil Patrick Harris dans le rôle-titre, qui remporte les quatre Tony Awards, dont celui de la meilleure reprise de comédie musicale.

Ce soir-là, c'était la première fois que nous assistions à un spectacle au Théâtre du Rouge Gorge, alors que nous venons pourtant au Festival depuis de nombreuses années ! Situé au pied du Palais des Papes, du centre historique et du non moins connu hôtel de la Mirande, il s'agit là d'un lieu de la ville close pour le moins pittoresque et exceptionnel.

Brigitte Corrigou
20/09/2023
Spectacle à la Une

"Zoo Story" Dans un océan d'inhumanités, retrouver le vivre ensemble

Central Park, à l'heure de la pause déjeuner. Un homme seul profite de sa quotidienne séquence de répit, sur un banc, symbole de ce minuscule territoire devenu son havre de paix. Dans ce moment voulu comme une trêve face à la folie du monde et aux contraintes de la société laborieuse, un homme surgit sans raison apparente, venant briser la solitude du travailleur au repos. Entrant dans la narration d'un pseudo-récit, il va bouleverser l'ordre des choses, inverser les pouvoirs et détruire les convictions, pour le simple jeu – absurde ? – de la mise en exergue de nos inhumanités et de nos dérives solitaires.

© Alejandro Guerrero.
Lui, Peter (Sylvain Katan), est le stéréotype du bourgeois, cadre dans une maison d'édition, "détenteur" patriarcal d'une femme, deux enfants, deux chats, deux perruches, le tout dans un appartement vraisemblablement luxueux d'un quartier chic et "bobo" de New York. L'autre, Jerry (Pierre Val), à l'opposé, est plutôt du côté de la pauvreté, celle pas trop grave, genre bohème, mais banale qui fait habiter dans une chambre de bonne, supporter les inconvénients de la promiscuité et rechercher ces petits riens, ces rares moments de défoulement ou d'impertinence qui donnent d'éphémères et fugaces instants de bonheur.

Les profils psychologiques des deux personnages sont subtilement élaborés, puis finement étudiés, analysés, au fil de la narration, avec une inversion, un basculement "dominant - dominé", s'inscrivant en douceur dans le déroulement de la pièce. La confrontation, involontaire au début, Peter se laissant tout d'abord porter par le récit de Jerry, devient plus prégnante, incisive, ce dernier portant ses propos plus sur des questionnements existentiels sur la vie, sur les injonctions à la normalité de la société et la réalité pitoyable – selon lui – de l'existence de Peter… cela sous prétexte d'une prise de pouvoir de son espace vital de repos qu'est le banc que celui-ci utilise pour sa pause déjeuner.

La rencontre fortuite entre ces deux humains est en réalité un faux-semblant, tout comme la prétendue histoire du zoo qui ne viendra jamais, Edward Albee (1928-2016) proposant ici une réflexion sur les dérives de la société humaine qui, au fil des décennies, a construit toujours plus de barrières entre elle et le vivant, créant le terreau des détresses ordinaires et des grandes solitudes. Ce constat fait dans les années cinquante par l'auteur américain de "Qui a peur de Virginia Woolf ?" se révèle plus que jamais d'actualité avec l'évolution actuelle de notre monde dans lequel l'individualisme a pris le pas sur le collectif.

Gil Chauveau
15/09/2023