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Théâtre

"Désordre du discours" Quand le geste et la parole creusent ce que le discours recouvre…

Vouloir faire théâtre de la "Leçon inaugurale", qu'un éminent intellectuel du nom de Michel Foucault prononça lors de son intronisation au Collège de France, pourrait paraître pure gageure. Comment en effet "L'ordre du discours", digressions savantes sur les pouvoirs du langage, pouvait-il - même mis en "désordre" - devenir l'objet d'une représentation théâtrale ?



© Marc Domage.
© Marc Domage.
La chorégraphe metteure en scène Fanny de Chaillé et son incroyable interprète Guillaume Bailliart ont relevé à bras-le-corps ce défi à l'allure d'aporie pour faire du discours langagier une matière à sculpter, un matériau prodigieusement vivant.

Si l'anthropologue André Leroi-Gourhan avait montré, au début des années soixante (cf. "Le Geste et la Parole"), combien les évolutions du corps et du cerveau étaient intimement liées ; si, en 70, le philosophe Michel Foucault avait "gauchi" la sacro-sainte et rituelle "Leçon inaugurale" pour la transformer en morceaux choisis d'intelligence parlée, un demi-siècle plus tard, la metteure en scène et le comédien s'emploient à faire de la parole chorégraphiée le porte-voix de leur "mise en pièces" artistique de ce discours hors normes.

Point d'ordre… Dans le droit-fil de 68, Michel Foucault, libertaire en diable, annonçait sans sourciller que la société investit le langage dominant comme outil performatif garant de l'Ordre établi. Aussi allait-il articuler sa pensée mouvante autour de l'analyse critique des énoncés produits, instruments d'une mise en condition de la pensée commune. S'il est avéré qu'encadrer ce qui est dicible est l'enjeu sociétal sourdement à l'œuvre, il en résulte que pour démasquer les enjeux de pouvoir dont les mots estampillés sont porteurs, une voie(x) s'impose : décortiquer "l'Ordre du Discours"… pour le re-présenter en "désordre".

© Marc Domage.
© Marc Domage.
Ce soir, Michel Foucault, c'est Guillaume Bailliart (superbe). Col roulé compris, il va non imiter mais transcender la personnalité du philosophe pour en extraire (de sa parole mais aussi de sa gestuelle si singulière) la substantifique moelle faisant (re)vivre devant nous, assis solennellement sur les bancs d'un vrai amphithéâtre comme ont pu l'être les doctes auditeurs de l'époque, ce qu'a pu être la Leçon donnée au Collège de France ce 2 décembre 1970…

Où résiderait le danger de la parole qui se libérerait des rets institutionnels dans laquelle elle est "conditionnée" ? Qu'y a-t-il de si périlleux, de si scandaleux, dans le fait que chacun puisse produire une parole qui soit sienne ? En quoi la parole rebelle à la "récitation" mériterait-elle d'être frappée d'ostracisme ? Pour illustrer les procédures d'exclusion produites par des discours faisant main basse sur la singularité de la pensée au profit d'une pensée totalisante ayant seule droit de cité, plusieurs cas sont passés "en revue".

Que ce soit la parole interdite dans les champs exemplaires de la politique et de la sexualité, la fission arbitraire entre raison et folie, ou le système du vrai et du faux gangréné par la volonté de vérité ("Nietzsche, Artaud et Bataille doivent nous faire signe pour refuser la volonté de vérité utilisée comme arme d'exclusion"), tout est passé au crible d'une parole incarnée dans un corps vibrant de soubresauts propres à traduire la violence contenue dans l'ordre du discours.

© Marc Domage.
© Marc Domage.
Ce corps-à-corps avec les mots peut prendre la forme d'une bouffonnerie hilarante lorsque le comédien imite de manière caricaturale "le fou", ce personnage réel et fantasmé dont la parole ipso facto est invalidée sur le champ de la raison raisonnante… mais aussi considéré comme visionnaire dont la voix prophétique, à l'instar de la Pythie, est à accueillir avec dévotion. Ou, pour montrer l'aspect moutonnier de tous commentaires redondants créant des discours "interminables" se superposant au discours initial en le renforçant, il tambourine du poing sur son bureau pour faire "entendre" les gloses réduites à un vacarme informe.

Mais dans ce capharnaüm de mots, quel être est susceptible de redonner une unité aux textes produits si ce n'est l'auteur en personne ? Deus ex machina de la production langagière, il est celui qui seul est habilité à leur redonner ordre… pour que l'ordre du discours puisse être rétabli, et l'ordre sociétal avec. Alors, joignant le geste à la parole, dans une volonté d'autodérision saluée par les rires de l'assistance, le comédien ne faisant qu'un avec l'auteur, se coiffe d'un faux crâne chauve, se coule dans la voix de son maître. L'illusion théâtrale fonctionne en plein… suggérant en miroir que "Le Discours" porte en lui une volonté d'ordonner la réalité dont il convient de se déprendre pour recouvrer sa liberté de pensée.

Convoquant les "rôles" à jouer selon les situations institutionnelles (judiciaire, médicale, enseignement) où chacun est amené à produire les mots attendus, il se met à vociférer, à scander le texte "théâtralement", à grimper sur le bureau, à taper nerveusement du pied… comme pour "piétiner" les rituels dictés par l'ordre du discours, et inviter à s'en affranchir.

De cette "Leçon inaugurale", présentée in vivo dans un vrai amphithéâtre, par un faux Michel Foucault aussi (im)pertinent que l'original en l'art de convaincre, tant la chorégraphie impeccable de ses mouvements souligne en l'amplifiant la fougue de son propos, on sort… esbaudis. En effet, de ce grand bourdonnement incessant de mots et de cette "mise en pièces" d'un discours dense et complexe, il ressort le flux d'une pensée bouillonnante nous submergeant… pour nous transmettre l'envie irrésistible de penser hors des clous. Ce plaisir du refus de subir les régimes de vérité imposés par les discours institués, cette sensation d'échapper au diktat de "l'Ordre du discours", agit comme une épiphanie.

"Désordre du discours"

© Marc Domage.
© Marc Domage.
D'après "L'Ordre du discours" de Michel Foucault (aux Éditions Gallimard).
Conception : Fanny de Chaillé/association Display.
Avec : Guillaume Bailliart.
Son et régie : Manuel Coursin.
Durée : 1 heure.

Spectacle hors les murs du Carré Colonnes à Saint-Médard-en-Jalles (33) présenté les 12 et 13 février à l'Amphi Renouard de l'Université Bordeaux Montaigne, dans le cadre du Festival Théâtre des images.

>> carrecolonnes.fr

Tournée à venir.

Yves Kafka
Jeudi 20 Février 2020

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