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Théâtre

Dans "Sept secondes d'éternité", Aurélie Pitrat incarne Hedy Lamarr : une tête bien faite dans un corps trop bien fait

Pour un bon cocktail, il faut un shaker le plus souvent, il faut surtout de bons ingrédients, et il faut surtout le bon dosage, et un joli verre, et il faut également, et c'est parfois le plus important, la manière, l'art de mélanger les liquides pour qu'ils se combinent comme il faut, et que cet assemblage devienne comme par magie un breuvage qui n'est pas la somme des saveurs qui le composent, mais une nouvelle saveur, inventée, quelque chose de sublimé.



©  Joran Juvin.
© Joran Juvin.
"Sept secondes d'éternité" fait partie de ces subtils mélanges. Ses ingrédients ? Un texte bien construit, une histoire réelle, une comédienne qui incarne le personnage principal avec une densité rare. Le tout dans un joli décor. Et dans une mise en scène d'une rigueur absolue, puisque après un préambule presque farce, ce personnage ira s'insérer au centre d'un immense panneau en bois bardé d'étagères où sont mis en vitrine une foison d'objets hétéroclites, d'apparence scientifique, microscopes, balances et autres électroaimants complexes. Assise comme une icône au milieu de ses objets symboliques, quasiment immobile durant toute la pièce, face au public, Hedy Lamarr va nous narrer l'histoire de sa vie.

Sur sa gauche, un écran de télévision diffuse en boucle un extrait de film en noir et blanc. On y devine une femme à la peau très blanche qui court au milieu d'une verte nature et se dissimule rapidement derrière un buisson. Elle est intégralement nue. On apprendra très vite que cet extrait provient d'un film autrichien tourné en 1933, "Extasy", qui fit scandale parce qu'on y voyait pour la première fois au cinéma une femme nue, notamment durant un plan qui dure exactement "Sept secondes". Sept secondes qui seront à la fois le passeport et la damnation de la comédienne qui joua dans ce film.

©  Joran Juvin.
© Joran Juvin.
C'est elle qui vient de s'asseoir au centre de ce grand présentoir. Elle s'appellera Hedy Lamarr lorsque, fuyant à la fois le nazisme et un mari marchand d'armes persécuteur, elle se réfugiera aux USA et deviendra, pour Hollywood et pour quelques années, la plus belle femme du monde. Icône glamour de l'Entertainment américain, portant partout, derrière elle, les effluves sulfureuses de ce premier film considéré par les ligues pudibondes d'atteinte à la pudeur.

Pourquoi ces instruments scientifiques dans ce grand présentoir en lieu et place de récompenses cinématographiques ? C'est que cette jeune femme d'à peine vingt-cinq ans s'amusa beaucoup à faire la potiche pour le cinéma tandis que le soir, revenant de ses tournages, elle lâchait la bride à son esprit et inventait des machines, des systèmes… et l'une de ses inventions, un cryptage particulier, a été la base de fonctionnement pour les réseaux sans fil, dont le réseau Wifi que nous utilisons quotidiennement.

La pièce, écrite par l'auteur allemand Peter Turrini, ne cherche pas à faire biopic. Son récit ne suit pas une ligne chronologique, mais plutôt le fil des idées du personnage qui nous raconte, qui se raconte. C'est une femme avant tout, libre. Aussi bien intellectuellement que sentimentalement, sexuellement. Libre avant l'heure. La vie lui a donné un destin étrange et difficile, star glamour ou épouse potiche alors que sa nature était brillante et affranchie, un destin que la société de l'époque lui a pourri. Les mots que Peter Turrini glissent dans sa bouche ne sont pas ceux sucrés qu'on demande à une star de cinéma, ils sont âpres et visent sans détours l'antisémitisme rampant dans et hors du milieu artistique et la misogynie flagrante du monde scientifique en particulier. Une tête bien faite dans un corps trop bien fait.

©  Joran Juvin.
© Joran Juvin.
Aurélie Pitrat incarne avec une maîtrise magnifique Hedy Lamarr. Femme sans âge, figée dans ses souvenirs et sa colère juste, nostalgique de sa beauté et de sa clairvoyance, elle évite, grâce à une diction, un rythme très précis, de sombrer à aucun moment dans le pathétique. Elle distille d'une voix grave, soutenue, toutes les nuances du texte et parvient à nous transmettre la gamme entière des sentiments de la femme qui traverse en mots l'intégralité de sa vie, comme un long voyage de l'Europe en guerre, vers l'illusion cinématographique et une déchéance vainement refusée.

Rires, amours, ironies, luttes et quelques souvenirs terrifiants font partie de ce voyage à travers l'Histoire dont il reste une invention universelle, des films glamours et l'image immortelle d'une jeune beauté courant librement dans la nature viennoise.
◙ Bruno Fougniès

Vu en février 2025 au Théâtre de l'Élysée, Lyon 7e.

"Sept secondes d'éternité"

Texte : Peter Turrini.
Traduction : Silvia et Jean-Claude Berutti-Ronelt.
Conception : Aurélie Pitrat.
Avec : Aurélie Pitrat.
Collaboration artistique et direction d'actrice : Olivier Barrère, Nathanaël Maïni, Virginie Schell.
Costumes, scénographie : Thomas Marini.
Construction : Raphaël Soleilhavoup.
Peinture : Delphine Chmielarski.
Régie : Lionel Petit.
Réalisation teaser et Photos : Joran Juvin.
Production Animal 2nd.
Durée : 1 h 30.
À partir de 14 ans.

Du 1er au 6 avril 2025.
Du mardi au vendredi à 19 h, samedi à 18 h, dimanche à 16 h.
Théâtre de La Reine Blanche, Grande Salle, Paris 18e, 01 42 05 47 31.
>> reineblanche.com

Bruno Fougniès
Mardi 18 Mars 2025

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