La Revue du Spectacle, le magazine des arts de la scène et du spectacle vivant. Infos théâtre, chanson, café-théâtre, cirque, arts de la rue, agenda, CD, etc.



Augmenter la taille du texte
Diminuer la taille du texte
Partager
Lyrique

"Carmen" punie ou l'opéra mal aimé au Festival d'Aix

Le metteur en scène Dmitri Tcherniakov propose une réévaluation radicale de l'un des plus célèbres opéras au monde, "Carmen", à l'invitation de la 69e édition du Festival lyrique d'Aix-en-Provence. Desservie par une vision réductrice et sans souffle, la production est cependant sauvée par une distribution vocale séduisante et une interprétation orchestrale fabuleuse.



© Patrick Berger.
© Patrick Berger.
Sur le papier, l'idée semble irrésistible : qui ne voudrait profiter d'une relecture scénique originale (pour en renouveler l'approche) du chef-d'œuvre de Georges Bizet créé en 1875 à l'Opéra Comique ? Ne s'agit-il pas de l'un de ces rares opéras dont chacun peut citer (voire chanter) tel ou tel air devenu un hit : "L'amour est un oiseau rebelle" - autoportrait livré par la gitane à l'acte un – ou l'air de Don José, amoureux qui vole de déconvenue en déconvenue ("La fleur que tu m'avais jetée") ?

Très connue, trop connue selon le metteur en scène russe, cette œuvre - qu'il a longtemps refusée de son propre aveu - serait pleine de "curiosités touristiques", de "poncifs mièvres", bref "un mythe" qui ne parlerait plus du tout à notre modernité "amère" et sans "aucune innocence".

Soit. Quand le spectateur s'installe dans la belle salle à l'acoustique idéale du Grand Théâtre de Provence, c'est avec un préjugé favorable qu'il découvre le décor d'un salon aux fauteuils et au plafonnier sans style déterminé et aux murs revêtus de ce marbre rosé dont on habillait les bâtiments fonctionnels dans les années soixante, avec sorties de secours signalées (on ne sortira pas de cette prison mentale).

© Patrick Berger.
© Patrick Berger.
Comme ce spectateur est un amateur éclairé qui ne voudrait pas passer à côté d'une intention scénique peut-être inspirée quoique annoncée difficile, il lit la note d'intention du livret (dont certaines expressions sont citées ci-dessus). Elle est titrée par le metteur en scène russe "Vivre intensément" (p. 15).

Et c'est là que le bât blesse pendant au moins la première partie du spectacle (comprenant les trois premiers actes), avant l'entracte où le spectateur risque d'éprouver un ennui mortel. Vivre intensément cette œuvre (délectable ailleurs) ne sera guère aisé. La faute à un récit-cadre inventé par Tcherniakov qui imagine qu'un couple recourt à la troupe d'acteurs (ou de patients, on ne saura jamais) d'une clinique censée redonner le goût de vivre et son appétence sexuelle au mari.

Ainsi, ils sont tous invités à se glisser dans les personnages de l'opéra en costumes de ville sur lequel une étiquette signale leur nom d'emprunt. Recourant aux procédés du vaudeville, les faux Don José ou Morales lisent les didascalies du livret de l'opéra voire leurs paroles. Un peu comme des enfants et leur "on dirait que nous sommes à Séville et…".

© Patrick Berger.
© Patrick Berger.
Plus grave. Le directeur de la clinique (rôle d'un acteur) intervient sans arrêt pour dissiper l'illusion théâtrale et interdire tout envol lyrique : pas question avec Tcherniakov de se laisser aller à apprécier le spectacle - puisque le génie de Bizet déborde en permanence la vision peine-à-jouir du metteur en scène. Et ce n'est pas une grotesque intervention d'un (faux) GIGN sur scène (sans aucune justification dans l'histoire réécrite) qui effacera cette impression pénible d'une production laborieuse, conçue contre l'opéra plutôt que pour lui.

Ce retour constant à la réalité prosaïque a également des conséquences regrettables sur les chanteurs, réduits à ne pas épouser la cause de leurs personnages avant le dernier acte (le plus intéressant dans ce naufrage). Demeure l'impression que le ténor Michael Fabiano chante trop fort dès qu'il devient Don José, comme s'il lui fallait rattraper le temps perdu (sans parler de sa diction assez problématique).

La superbe Stéphanie d'Oustrac, qui a les qualités idoines pour donner une Carmen d'anthologie avec son mezzo moiré et brillant et sa personnalité fantasque, ne peut défendre de manière continue un personnage qu'on lui propose de quitter sans cesse. La proposition de Tcherniakov se résume vite à un enjeu d'occupation du plateau : qui veut rester à tout prix (Don José), qui veut déserter mais en est empêchée (Carmen), qui peut y faire effraction (tout le monde).

© Patrick Berger.
© Patrick Berger.
Comme la fille qui se mue épisodiquement en Carmen, on ressent une impression d'étouffement dans un espace restreint ; sensation qui s'impose irrémédiablement - mais sans la cruauté effective voulue. C'est pour cela que le metteur en scène russe passe à côté de sa volonté de relecture vertigineuse de l'opéra. Le récit promet une explication finale pleine de menaces apparemment effrayantes (mais tues) aux événements, et celle-ci ne survient jamais. Ce n'était qu'un "jeu" : tout ça pour ça ?

Heureusement les seconds rôles (moins affectés par la durée dramaturgique) sont souvent excellents (Gabrielle Philiponet/Frasquita, Virginie Verrez/Mercedes, Christian Helmer/Zuniga) comme le chœur Aedes, vraiment délectable. Le travail effectué avec Mathieu Romano est décidément remarquable. L'autre grand bonheur de la soirée, c'est l'Orchestre de Paris. En petite formation (telle qu'à la création en 1875), les solistes et les pupitres excellent sous la direction passionnante de Pablo Heras-Casado, brodant une soierie raffinée et riche, neuve à l'oreille pour cette partition. C'est de la fosse que viendront les rares frissons chichement consentis par ce spectacle.

© Patrick Berger.
© Patrick Berger.
Du 4 juillet au 20 juillet 2017.
Grand Théâtre de Provence.
380, avenue Max-Juvénal Aix-en-Provence.
Tél. : 08 20 922 923.
>> festival-aix.com

"Carmen" (1875).
Opéra-comique en 4 actes et en langue française.
Musique de G. Bizet.
Livret de H. Meilhac et L. Halévy.
Dialogues parlés réécrits par D. Tcherniakov.
Durée : 3 h avec un entracte.

Pablo Heras-Casado, direction musicale.
Dmitri Tcherniakov, mise en scène, décors et costumes.

© Patrick Berger.
© Patrick Berger.
Gleb Filshtinsky, lumières.
Stéphanie d'Oustrac, Carmen.
Michael Fabiano, Don José.
Elsa Dreisig, Micaëla.
Michael Todd Simpson, Escamillo.
Gabrielle Philiponet, Frasquita.
Virginie Verrez, Mercédès.
Christian Helmer, Zuniga.
Pierre Doyen, Moralès.
Guillaume Andrieux, Le Dancaïre.
Mathias Vidal, Le Remendado.
Chœur Aedes.
Mathieu Romano, Chef de chœur.
Maîtrise des Bouches-du-Rhône.
Samuel Coquard, Chef de chœur.
Orchestre de Paris.

Christine Ducq
Dimanche 9 Juillet 2017

Nouveau commentaire :

Concerts | Lyrique





Numéros Papier

Anciens Numéros de La Revue du Spectacle (10)

Vente des numéros "Collectors" de La Revue du Spectacle.
10 euros l'exemplaire, frais de port compris.






À Découvrir

•Off 2024• "Mon Petit Grand Frère" Récit salvateur d'un enfant traumatisé au bénéfice du devenir apaisé de l'adulte qu'il est devenu

Comment dire l'indicible, comment formuler les vagues souvenirs, les incertaines sensations qui furent captés, partiellement mémorisés à la petite enfance. Accoucher de cette résurgence voilée, diffuse, d'un drame familial ayant eu lieu à l'âge de deux ans est le parcours théâtral, étonnamment réussie, que nous offre Miguel-Ange Sarmiento avec "Mon petit grand frère". Ce qui aurait pu paraître une psychanalyse impudique devient alors une parole salvatrice porteuse d'un écho libératoire pour nos propres histoires douloureuses.

© Ève Pinel.
9 mars 1971, un petit bonhomme, dans les premiers pas de sa vie, goûte aux derniers instants du ravissement juvénile de voir sa maman souriante, heureuse. Mais, dans peu de temps, la fenêtre du bonheur va se refermer. Le drame n'est pas loin et le bonheur fait ses valises. À ce moment-là, personne ne le sait encore, mais les affres du destin se sont mis en marche, et plus rien ne sera comme avant.

En préambule du malheur à venir, le texte, traversant en permanence le pont entre narration réaliste et phrasé poétique, nous conduit à la découverte du quotidien plein de joie et de tendresse du pitchoun qu'est Miguel-Ange. Jeux d'enfants faits de marelle, de dinette, de billes, et de couchers sur la musique de Nounours et de "bonne nuit les petits". L'enfant est affectueux. "Je suis un garçon raisonnable. Je fais attention à ma maman. Je suis un bon garçon." Le bonheur est simple, mais joyeux et empli de tendresse.

Puis, entre dans la narration la disparition du grand frère de trois ans son aîné. La mort n'ayant, on le sait, aucune morale et aucun scrupule à commettre ses actes, antinaturelles lorsqu'il s'agit d'ôter la vie à un bambin. L'accident est acté et deux gamins dans le bassin sont décédés, ceux-ci n'ayant pu être ramenés à la vie. Là, se révèle l'avant et l'après. Le bonheur s'est enfui et rien ne sera plus comme avant.

Gil Chauveau
14/06/2024
Spectacle à la Une

•Off 2024• Lou Casa "Barbara & Brel" À nouveau un souffle singulier et virtuose passe sur l'œuvre de Barbara et de Brel

Ils sont peu nombreux ceux qui ont une réelle vision d'interprétation d'œuvres d'artistes "monuments" tels Brel, Barbara, Brassens, Piaf et bien d'autres. Lou Casa fait partie de ces rares virtuoses qui arrivent à imprimer leur signature sans effacer le filigrane du monstre sacré interprété. Après une relecture lumineuse en 2016 de quelques chansons de Barbara, voici le profond et solaire "Barbara & Brel".

© Betül Balkan.
Comme dans son précédent opus "À ce jour" (consacré à Barbara), Marc Casa est habité par ses choix, donnant un souffle original et unique à chaque titre choisi. Évitant musicalement l'écueil des orchestrations "datées" en optant systématiquement pour des sonorités contemporaines, chaque chanson est synonyme d'une grande richesse et variété instrumentales. Le timbre de la voix est prenant et fait montre à chaque fois d'une émouvante et artistique sincérité.

On retrouve dans cet album une réelle intensité pour chaque interprétation, une profondeur dans la tessiture, dans les tonalités exprimées dont on sent qu'elles puisent tant dans l'âme créatrice des illustres auteurs que dans les recoins intimes, les chemins de vie personnelle de Marc Casa, pour y mettre, dans une manière discrète et maîtrisée, emplie de sincérité, un peu de sa propre histoire.

"Nous mettons en écho des chansons de Barbara et Brel qui ont abordé les mêmes thèmes mais de manières différentes. L'idée est juste d'utiliser leur matière, leur art, tout en gardant une distance, en s'affranchissant de ce qu'ils sont, de ce qu'ils représentent aujourd'hui dans la culture populaire, dans la culture en général… qui est énorme !"

Gil Chauveau
19/06/2024
Spectacle à la Une

•Off 2024• "Un Chapeau de paille d'Italie" Une version singulière et explosive interrogeant nos libertés individuelles…

… face aux normalisations sociétales et idéologiques

Si l'art de générer des productions enthousiastes et inventives est incontestablement dans l'ADN de la compagnie L'Éternel Été, l'engagement citoyen fait aussi partie de la démarche créative de ses membres. La présente proposition ne déroge pas à la règle. Ainsi, Emmanuel Besnault et Benoît Gruel nous offrent une version décoiffante, vive, presque juvénile, mais diablement ancrée dans les problématiques actuelles, du "Chapeau de paille d'Italie"… pièce d'Eugène Labiche, véritable référence du vaudeville.

© Philippe Hanula.
L'argument, simple, n'en reste pas moins source de quiproquos, de riantes ficelles propres à la comédie et d'une bonne dose de situations grotesques, burlesques, voire absurdes. À l'aube d'un mariage des plus prometteurs avec la très florale Hélène – née sans doute dans les roses… ornant les pépinières parentales –, le fringant Fadinard se lance dans une quête effrénée pour récupérer un chapeau de paille d'Italie… Pour remplacer celui croqué – en guise de petit-déj ! – par un membre de la gent équestre, moteur exclusif de son hippomobile, ci-devant fiacre. À noter que le chapeau alimentaire appartenait à une belle – porteuse d'une alliance – en rendez-vous coupable avec un soldat, sans doute Apollon à ses heures perdues.

N'ayant pas vocation à pérenniser toute forme d'adaptation académique, nos deux metteurs en scène vont imaginer que cette histoire absurde est un songe, le songe d'une nuit… niché au creux du voyage ensommeillé de l'aimable Fadinard. Accrochez-vous à votre oreiller ! La pièce la plus célèbre de Labiche se transforme en une nouvelle comédie explosive, électro-onirique ! Comme un rêve habité de nounours dans un sommeil moelleux peuplé d'êtres extravagants en doudounes orange.

Gil Chauveau
26/03/2024