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Théâtre

"Broken" Passer d'une vie cassée à une vie avenir… à l'espérance créative

On peut tout imaginer sur le plateau, la scène de théâtre, la piste de cirque, sauf l'accident en cours de jeu… C'est pourtant ce qui est arrivé à Véro Dahuron, en représentation de Grouchenka dans "Les Frères Karamazov", un soir à Troyes… Une chute et la perte d'un œil. "Broken" n'est pas que la chronique d'un destin qui se brise mais bien celle du nouveau sens à lui donner, de l'inédite vitalité à imaginer, d'une nouvelle force à trouver… pour continuer.



© Tristan Jeanne-Valès.
© Tristan Jeanne-Valès.
"Broken" est une histoire pour marcher vers la guérison, la renaissance, la reconstruction… Une performance sur la fragile ligne du dicible, du soutenable… tant pour la comédienne "cassée" que pour le spectateur potentiel porteur de lésions enfouies.

Se résoudre à l'impossible, à la différence, à l'inéluctable franchissement du point de non-retour… Accepter de vivre une nouvelle vie, se soumettre, s'adapter à celle-ci… Comme Frida Khalo, vivre "avec"… le changement, la douleur, le poids social parfois induit, le regard des autres, son propre regard, son œil intérieur… Tout en vivant "sans", ou du moins le tenter. Car, non, plus rien ne sera jamais comme avant !

Les privations/amputations évoquées - Romy Schneider et son fils, Guillaume Depardieu et sa jambe - offrent une ardeur symbolique contradictoire à la volonté de lutter, de se "réhabiliter" de Véro Dahuron qui, au-delà du récit de l'accident, des souffrances, veut reprendre l'histoire où elle s'est brisée, terminer la représentation interrompue, passer le gué de l'avant à l'après…

© Tristan Jeanne-Valès.
© Tristan Jeanne-Valès.
"Broken" contient une forme de violence sourde mais prégnante comme peut l'être la douleur psychique et/ou physique du manque. Cela, pour chacun des spectateurs - au regard d'une éventuelle résurgence d'expériences pénibles dues à une blessure/altération passée -, pourrait devenir insupportable si, avec une incroyable intelligence de jeu et d'à-propos, Véro Dahuron ne désamorçait pas, avec humour, chant et musique, poésie ou tirade dynamique agrémentée de compléments picturaux judicieusement choisis, les effets anxiogènes de certains passages de sa narration, parfois architecturée de séquences en forme documentaire ou en introspection in vivo.

Tout est en direct, sur le plateau, à vue, musique, sons électriques et électroniques, vidéo via la technique d'incrustation par vidéo projecteur, lumières en élaboration simultanée, etc.
Rapidement les intentions de mise en scène (de Véro Dahuron et Guy Delamotte) apparaissent claires, évidentes : ne jamais mélanger la fiction et le réel, ne jamais se tromper entre la théâtralité dramatique et la réalité à vocation réparatrice, constructive, à l'espérance créative.

C'est une véritable performance que réalise Véro Dahuron. S'appuyant sur un séquençage d'actions (chants, expressions picturales, poésie, interpellations ludiques, etc.) parfaitement maîtrisée, fluide et rythmée, elle est entourée d'artistes engagés dans ce cheminement, appuyant ou allégeant ses interventions. Tous acteurs "joueurs", dynamisant les situations, répondant, oralement, musicalement, avec talent aux sollicitations programmées ou improvisées de la comédienne. L'une des plus belles, émouvantes et inventives séquences concerne la mise en place d'un "kintsugi"* avec les pages de la pièce de Fiodor Dostoïevski.

Tout est en tension, en équilibre précaire sur le fil mental de la possible guérison, en faisant appel à des témoignages, entretiens, hommages, exposés "cliniques", ou exploration de destin théâtralisé, et porté précédemment sur scène comme "Frida Kahlo" (créé en 1997). La force du Panta-théâtre - et des artistes qui le composent - est de traiter les sujets les plus risqués, les plus périlleux avec une virtuosité de mise en scène, d'interprétation qui leur donne une forme profonde de légèreté et une simplicité qui forge l'espoir dans les moments de vies les plus difficiles. Une proposition spectaculaire en manière de régénération des vivants.

* Peut se traduire par "jointure à l'or". C'est une technique artistique japonaise qui permet de réparer des pièces de porcelaine ou de céramique grâce à de l'or. L'art du kintsugi peut être utilisé comme symbole et métaphore de la résilience.

"Broken"

© Tristan Jeanne-Valès.
© Tristan Jeanne-Valès.
Co-mise en scène : Véro Dahuron et Guy Delamotte.
Avec : Véro Dahuron, Antek Klemm.
Lumières et percussions : Fabrice Fontal.
Musique : Jean-Noël Françoise.
Vidéo : Laurent Rojol.
Par le Panta-théâtre.

Du 23 janvier au 2 février 2020.
Du mercredi au dimanche à 19 h.
Théâtre La Reine Blanche, Paris 18e, 01 42 05 47 31.
>> reineblanche.com

Gil Chauveau
Mercredi 29 Janvier 2020

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"L'Effet Papillon" Se laisser emporter au fil d'un simple vol de papillon pour une fascinante expérience

Vous pensez que vos choix sont libres ? Que vos pensées sont bien gardées dans votre esprit ? Que vous êtes éventuellement imprévisibles ? Et si ce n'était pas le cas ? Et si tout partait de vous… Ouvrez bien grands les yeux et vivez pleinement l'expérience de l'Effet Papillon !

© Pics.
Vous avez certainement entendu parler de "l'effet papillon", expression inventée par le mathématicien-météorologue Edward Lorenz, inventeur de la théorie du chaos, à partir d'un phénomène découvert en 1961. Ce phénomène insinue qu'il suffit de modifier de façon infime un paramètre dans un modèle météo pour que celui-ci s'amplifie progressivement et provoque, à long terme, des changements colossaux.

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"Le mystérieux est le plus beau sentiment que l'on peut ressentir", Albert Einstein. Et si le plus beau spectacle de mentalisme du moment, en cette rentrée parisienne, c'était celui-là ? Car Tahar Mansour y est fascinant à plusieurs niveaux, lui qui voulait devenir ingénieur, pour qui "Centrale" n'a aucun secret, mais qui, pourtant, a toujours eu une âme d'artiste bien ancrée au fond de lui. Le secret de ce spectacle exceptionnel et époustouflant serait-il là, niché au cœur du rationnel et de la poésie ?

Brigitte Corrigou
08/09/2023
Spectacle à la Une

"Hedwig and the Angry inch" Quand l'ingratitude de la vie œuvre en silence et brise les rêves et le talent pourtant si légitimes

La comédie musicale rock de Broadway enfin en France ! Récompensée quatre fois aux Tony Awards, Hedwig, la chanteuse transsexuelle germano-américaine, est-allemande, dont la carrière n'a jamais démarré, est accompagnée de son mari croate,Yithak, qui est aussi son assistant et choriste, mais avec lequel elle entretient des relations malsaines, et de son groupe, the Angry Inch. Tout cela pour retracer son parcours de vie pour le moins chaotique : Berlin Est, son adolescence de mauvais garçon, son besoin de liberté, sa passion pour le rock, sa transformation en Hedwig après une opération bâclée qui lui permet de quitter l'Allemagne en épouse d'un GI américain, ce, grâce au soutien sans failles de sa mère…

© Grégory Juppin.
Hedwig bouscule les codes de la bienséance et va jusqu'au bout de ses rêves.
Ni femme, ni homme, entre humour queer et confidences trash, il/elle raconte surtout l'histoire de son premier amour devenu l'une des plus grandes stars du rock, Tommy Gnosis, qui ne cessera de le/la hanter et de le/la poursuivre à sa manière.

"Hedwig and the Angry inch" a vu le jour pour la première fois en 1998, au Off Broadway, dans les caves, sous la direction de John Cameron Mitchell. C'est d'ailleurs lui-même qui l'adaptera au cinéma en 2001. C'est la version de 2014, avec Neil Patrick Harris dans le rôle-titre, qui remporte les quatre Tony Awards, dont celui de la meilleure reprise de comédie musicale.

Ce soir-là, c'était la première fois que nous assistions à un spectacle au Théâtre du Rouge Gorge, alors que nous venons pourtant au Festival depuis de nombreuses années ! Situé au pied du Palais des Papes, du centre historique et du non moins connu hôtel de la Mirande, il s'agit là d'un lieu de la ville close pour le moins pittoresque et exceptionnel.

Brigitte Corrigou
20/09/2023
Spectacle à la Une

"Zoo Story" Dans un océan d'inhumanités, retrouver le vivre ensemble

Central Park, à l'heure de la pause déjeuner. Un homme seul profite de sa quotidienne séquence de répit, sur un banc, symbole de ce minuscule territoire devenu son havre de paix. Dans ce moment voulu comme une trêve face à la folie du monde et aux contraintes de la société laborieuse, un homme surgit sans raison apparente, venant briser la solitude du travailleur au repos. Entrant dans la narration d'un pseudo-récit, il va bouleverser l'ordre des choses, inverser les pouvoirs et détruire les convictions, pour le simple jeu – absurde ? – de la mise en exergue de nos inhumanités et de nos dérives solitaires.

© Alejandro Guerrero.
Lui, Peter (Sylvain Katan), est le stéréotype du bourgeois, cadre dans une maison d'édition, "détenteur" patriarcal d'une femme, deux enfants, deux chats, deux perruches, le tout dans un appartement vraisemblablement luxueux d'un quartier chic et "bobo" de New York. L'autre, Jerry (Pierre Val), à l'opposé, est plutôt du côté de la pauvreté, celle pas trop grave, genre bohème, mais banale qui fait habiter dans une chambre de bonne, supporter les inconvénients de la promiscuité et rechercher ces petits riens, ces rares moments de défoulement ou d'impertinence qui donnent d'éphémères et fugaces instants de bonheur.

Les profils psychologiques des deux personnages sont subtilement élaborés, puis finement étudiés, analysés, au fil de la narration, avec une inversion, un basculement "dominant - dominé", s'inscrivant en douceur dans le déroulement de la pièce. La confrontation, involontaire au début, Peter se laissant tout d'abord porter par le récit de Jerry, devient plus prégnante, incisive, ce dernier portant ses propos plus sur des questionnements existentiels sur la vie, sur les injonctions à la normalité de la société et la réalité pitoyable – selon lui – de l'existence de Peter… cela sous prétexte d'une prise de pouvoir de son espace vital de repos qu'est le banc que celui-ci utilise pour sa pause déjeuner.

La rencontre fortuite entre ces deux humains est en réalité un faux-semblant, tout comme la prétendue histoire du zoo qui ne viendra jamais, Edward Albee (1928-2016) proposant ici une réflexion sur les dérives de la société humaine qui, au fil des décennies, a construit toujours plus de barrières entre elle et le vivant, créant le terreau des détresses ordinaires et des grandes solitudes. Ce constat fait dans les années cinquante par l'auteur américain de "Qui a peur de Virginia Woolf ?" se révèle plus que jamais d'actualité avec l'évolution actuelle de notre monde dans lequel l'individualisme a pris le pas sur le collectif.

Gil Chauveau
15/09/2023