La Revue du Spectacle, le magazine des arts de la scène et du spectacle vivant. Infos théâtre, chanson, café-théâtre, cirque, arts de la rue, agenda, CD, etc.



Augmenter la taille du texte
Diminuer la taille du texte
Partager
Théâtre

"Britannicus" Ou comment rendre compte de la naissance d'un monstre

Agrippine, mère de Néron, s'aperçoit que ce prince qu'elle n'avait élevé au trône que pour régner sous son nom, est décidé à gouverner par lui-même. Ambitieuse et affamée de pouvoir, elle consent à marier Junie à Britannicus, fils de l'empereur Claude, son premier mari, et frère adoptif de Néron, dans le but de se concilier l'affection de ce jeune prince et de s'en servir au besoin contre Néron…



© Ludo Leleu.
© Ludo Leleu.
Il ne faut pas plus de quelques vers à Racine pour poser l'intrigue et ses personnages : une famille disloquée que le public surprend en plein trauma, avec un empereur fuyant et sa mère qui reste sur le pas de la porte. Pièce écrite deux ans après le triomphe d'Andromaque et après l'intermède des Plaideurs et première pièce pour Racine s'inspirant d'un sujet romain.

Il s'agit pour Néron non pas d'échapper à l'amour castrateur de sa mère, mais de lutter contre le pouvoir qu'elle continue de lui imposer. Néron n'est pas d'emblée le tyran sanguinaire que l'on connaît par la légende. C'est un jeune empereur apprécié du peuple, qui n'a pas encore brûlé Rome ni tué sans femme, ni encore sa mère.

Soit les ouvertures de pièces de théâtre in media res captivent, soit elles dérangent. C'est selon la sensibilité de chaque spectateur. Il n'y a pas de juste milieu… En tout cas, c'est le choix qu'a fait Racine en nous présentant d'emblée Agrippine, mère de l'empereur Néron, exultant dans une fureur extrême, violente, autoritaire et ambitieuse. De toute évidence, c'est ce qui a peut-être séduit, entre autres, le metteur en scène Olivier Mellor de la Compagnie du Berger en choisissant d'adapter "Britannicus", pièce dont les sujets sont l'usurpation, le pouvoir ou encore la trahison.

"Dans cette cour, tout ce qu'on dit est loin de ce qu'on pense !". Nous sommes pourtant en 1669… Le XXIe s'en serait-il inspiré ?

La pièce se joue dans la splendide et fastueuse salle en pierre du Théâtre de l'Épée de Bois. Quel autre lieu aurait pu accueillir avec autant de faste une pièce comme celle-ci ? Tout y est magnifié, sublimé, surtout quand la mise en scène regorge de trouvailles scéniques et scénographiques exceptionnelles. Le public restreint de cette soirée "presse" du vendredi 6 mai s'en est aperçu bien vite, si tant est qu'il ne la connaissait pas déjà.

© Ludo Leleu.
© Ludo Leleu.
Dans cette pièce, Racine nous plonge au cœur de l'action par les paroles prononcées par la comédienne Marie-Laure Boggio interprétant le rôle d'Agrippine, et c'est comme si la conversation avait déjà commencé avant. Le metteur en scène, quant à lui, quelques minutes avant le début de la représentation, nous prévient : "C'est du Dallas, mais en pire… !". En quelque sorte, la représentation a déjà commencé. L'ouverture en live par quatre musiciens talentueux captive et les interprètes impressionnent par leurs notes lumineuses au saxo, violon, contrebasse et violoncelle et si l'on a l'oreille fine, on y repère tantôt des accents épiques, tantôt des thèmes originaux de Philippe Sarde ou de Claude Sautet.

Le ton est donné ! Puis la vidéo vient se mêler au décor mais n'opère rien d'ostentatoire comme cela peut être souvent le cas, le dispositif tri-frontal de la scénographie y étant certainement pour quelque chose. Sur les images latérales, des aperçus d'arbres, de nature ou de fourmis gesticulantes en noir et blanc, a priori quelque peu décalées par rapport à ce qui se trame sur scène et dans les âmes humaines. Mais l'être humain n'est-il pas souvent décalé et à la recherche de lui-même, quitte à faire de nombreux détours sur lui-même et envers les autres ?

Puis, plus tard, apparaîtra un visage de marbre sur lequel coule paisiblement un filet de sang "pour voir ce qu'il y a à entendre", comme le précise le metteur en scène car, bien entendu, il y a aussi la force majestueuse de l'alexandrin qui, à n'en point douter, réclame aux spectateurs une attention de chaque seconde. D'aucuns pourraient penser que le spectateur n'a pas besoin d'être ainsi pris par la main pour "entendre" ce qui se joue sur scène, mais point de débat là-dessus car, ici, l'ensemble est plastiquement harmonieux et très efficace comme, par exemple, la modernité de la scénographie par les live des musiciens ou encore le son finement travaillé et les lumières bien présentes qui renforcent incontestablement l'éternelle beauté du vers héroïque.

Et les comédiens dans tout cela, penserez-vous ? Eh bien ils jouent ! On le sent, ils aiment ça ! Ils se connaissent bien qui plus est. Olivier Mellor confie que "choisir des actrices et des acteurs propres à la compagnie donne la sensation d'une saga familiale". Le spectateur ressent cela de façon subtile. Chaque comédien assume le rôle de son personnage avec une aisance sans failles, tantôt illuminé sous les feux de projecteurs qui se balancent au-dessus de leur tête jusqu'à s'immobiliser pour leur donner toute la place qu'ils méritent, tantôt séparés par des taps de voile blanc qui s'écroulent bien visibles au milieu du plateau et qui claquent bruyamment sur le sol en pierre. L'effet sonore n'étant probablement pas recherché au départ, mais produisant le meilleur effet dans cette salle en pierre de l'Épée de Bois. Cinq taps qui délimitent chaque acte pour séparer symboliquement sans doute les personnages entre eux, et ce, jusqu'à la fin. Sous la houlette d'Olivier Mellor, on ne peut imaginer un simple effet purement esthétique…

© Ludo Leleu.
© Ludo Leleu.
Aucun comédien ne bascule dans l'excès, chacun incarnant avec élégance son propre personnage. L'ensemble de l'intrigue racinienne étant, quant à elle, restituée sur scène dans une explosion artistique sensible et flamboyante.

L'intrigue de "Britannicus" n'est pas des plus simples. Les choix scénographiques et scéniques d'Olivier Mellor non plus ! Mais les choses complexes produisent parfois leurs plus beaux effets car, bien souvent, elles questionnent, dérangent, mais en tout cas ne laissent jamais de marbre.

La représentation est dynamique et allie avec finesse la parole héroïque de l'alexandrin aux gestes et aux mouvements amplement révélateurs de la disposition sentimentale des personnages. Il se passe toujours quelque chose sur scène qui occupe le regard du spectateur. Aucun temps mort. Et lorsque l'action tragique tend à s'apaiser un peu pour mieux rebondir aussitôt, la présence remarquée du chœur interprétée par François Decayeux, plus légère mais néanmoins efficace, fait parfois sourire. "C'est un personnage sympathique, un pendant à l'intrigue qui a des allures de magicien maladroit ou qui au contraire s'assimile à une main divine."

Ne ratez pas cette création de "Britannicus" par Olivier Mellor et la Compagnie du Berger qui milite pour un théâtre de troupe, d'énergie, de musique et de textes. "Compagnie associée" depuis 2012 au Théâtre de l'Épée de Bois de la Cartoucherie de Vincennes, Olivier Mellor et ses comédiens partagent avec ce théâtre à nul autre pareil une idée commune d'un théâtre engagé et populaire.

"Britannicus"

© Ludo Leleu.
© Ludo Leleu.
Texte : Jean Racine.
Dramaturgie : Julia de Gasquet.
Mise en scène : Olivier Mellor.
Avec : Marie-Laure Boggio, Caroline Corme, Vincent do Cruzeiro, Marie-Laure Desbordes, Hugues Delamarlière, Rémi Pous, Stefen Szekely, François Decayeux.
Musiciens : Thomas Carpentier, Séverin "Toskano" Jeanniard, Adrien Noble, Louis Noble.
Scénographie, machineries : François Decayeux, Séverin Jeanniard, Olivier Mellor, avec le concours du collectif La Courte Échelle.
Son : Séverin "Toskano" Jeanniard.
Lumière : Olivier Mellor.
Vidéo : Mickaël Tritent.
Costumes : Bertrand Sachy.
Maquillages : Karine Prodon.
Par la Compagnie du Berger (Amiens).
Durée : 2 h 25 (avec entracte).

Du 5 au 29 mai 2022.
Jeudi, vendredi, samedi à 21 h, dimanche à 16 h 30.
Théâtre de l'Épée de Bois, Salle en pierre, La Cartoucherie, Paris 12e, 01 48 08 39 74.
>> epeedebois.com

Brigitte Corrigou
Mercredi 18 Mai 2022

Nouveau commentaire :

Théâtre | Danse | Concerts & Lyrique | À l'affiche | À l'affiche bis | Cirque & Rue | Humour | Festivals | Pitchouns | Paroles & Musique | Avignon 2017 | Avignon 2018 | Avignon 2019 | CédéDévédé | Trib'Une | RV du Jour | Pièce du boucher | Coulisses & Cie | Coin de l’œil | Archives | Avignon 2021 | Avignon 2022 | Avignon 2023 | Avignon 2024 | À l'affiche ter







À découvrir

"Rimbaud Cavalcades !" Voyage cycliste au cœur du poétique pays d'Arthur

"Je m'en allais, les poings dans mes poches crevées…", Arthur Rimbaud.
Quel plaisir de boucler une année 2022 en voyageant au XIXe siècle ! Après Albert Einstein, je me retrouve face à Arthur Rimbaud. Qu'il était beau ! Le comédien qui lui colle à la peau s'appelle Romain Puyuelo et le moins que je puisse écrire, c'est qu'il a réchauffé corps et cœur au théâtre de l'Essaïon pour mon plus grand bonheur !

© François Vila.
Rimbaud ! Je me souviens encore de ses poèmes, en particulier "Ma bohème" dont l'intro est citée plus haut, que nous apprenions à l'école et que j'avais déclamé en chantant (et tirant sur mon pull) devant la classe et le maître d'école.

Beauté ! Comment imaginer qu'un jeune homme de 17 ans à peine puisse écrire de si sublimes poèmes ? Relire Rimbaud, se plonger dans sa bio et venir découvrir ce seul en scène. Voilà qui fera un très beau de cadeau de Noël !

C'est de saison et ça se passe donc à l'Essaïon. Le comédien prend corps et nous invite au voyage pendant plus d'une heure. "Il s'en va, seul, les poings sur son guidon à défaut de ne pas avoir de cheval …". Et il raconte l'histoire d'un homme "brûlé" par un métier qui ne le passionne plus et qui, soudain, décide de tout quitter. Appart, boulot, pour suivre les traces de ce poète incroyablement doué que fut Arthur Rimbaud.

Isabelle Lauriou
25/03/2024
Spectacle à la Une

"Mon Petit Grand Frère" Récit salvateur d'un enfant traumatisé au bénéfice du devenir apaisé de l'adulte qu'il est devenu

Comment dire l'indicible, comment formuler les vagues souvenirs, les incertaines sensations qui furent captés, partiellement mémorisés à la petite enfance. Accoucher de cette résurgence voilée, diffuse, d'un drame familial ayant eu lieu à l'âge de deux ans est le parcours théâtral, étonnamment réussie, que nous offre Miguel-Ange Sarmiento avec "Mon petit grand frère". Ce qui aurait pu paraître une psychanalyse impudique devient alors une parole salvatrice porteuse d'un écho libératoire pour nos propres histoires douloureuses.

© Ève Pinel.
9 mars 1971, un petit bonhomme, dans les premiers pas de sa vie, goûte aux derniers instants du ravissement juvénile de voir sa maman souriante, heureuse. Mais, dans peu de temps, la fenêtre du bonheur va se refermer. Le drame n'est pas loin et le bonheur fait ses valises. À ce moment-là, personne ne le sait encore, mais les affres du destin se sont mis en marche, et plus rien ne sera comme avant.

En préambule du malheur à venir, le texte, traversant en permanence le pont entre narration réaliste et phrasé poétique, nous conduit à la découverte du quotidien plein de joie et de tendresse du pitchoun qu'est Miguel-Ange. Jeux d'enfants faits de marelle, de dinette, de billes, et de couchers sur la musique de Nounours et de "bonne nuit les petits". L'enfant est affectueux. "Je suis un garçon raisonnable. Je fais attention à ma maman. Je suis un bon garçon." Le bonheur est simple, mais joyeux et empli de tendresse.

Puis, entre dans la narration la disparition du grand frère de trois ans son aîné. La mort n'ayant, on le sait, aucune morale et aucun scrupule à commettre ses actes, antinaturelles lorsqu'il s'agit d'ôter la vie à un bambin. L'accident est acté et deux gamins dans le bassin sont décédés, ceux-ci n'ayant pu être ramenés à la vie. Là, se révèle l'avant et l'après. Le bonheur s'est enfui et rien ne sera plus comme avant.

Gil Chauveau
05/04/2024
Spectacle à la Une

"Un prince"… Seul en scène riche et pluriel !

Dans une mise en scène de Marie-Christine Orry et un texte d'Émilie Frèche, Sami Bouajila incarne, dans un monologue, avec superbe et talent, un personnage dont on ignore à peu près tout, dans un prisme qui brasse différents espaces-temps.

© Olivier Werner.
Lumière sur un monticule qui recouvre en grande partie le plateau, puis le protagoniste du spectacle apparaît fébrilement, titubant un peu et en dépliant maladroitement, à dessein, son petit tabouret de camping. Le corps est chancelant, presque fragile, puis sa voix se fait entendre pour commencer un monologue qui a autant des allures de récit que de narration.

Dans ce monologue dans lequel alternent passé et présent, souvenirs et réalité, Sami Bouajila déploie une gamme d'émotions très étendue allant d'une voix tâtonnante, hésitante pour ensuite se retrouver dans un beau costume, dans une autre scène, sous un autre éclairage, le buste droit, les jambes bien plantées au sol, avec un volume sonore fort et bien dosé. La voix et le corps sont les deux piliers qui donnent tout le volume théâtral au caractère. L'évidence même pour tout comédien, sauf qu'avec Sami Bouajila, cette évidence est poussée à la perfection.

Toute la puissance créative du comédien déborde de sincérité et de vérité avec ces deux éléments. Nul besoin d'une couronne ou d'un crucifix pour interpréter un roi ou Jésus, il nous le montre en utilisant un large spectre vocal et corporel pour incarner son propre personnage. Son rapport à l'espace est dans un périmètre de jeu réduit sur toute la longueur de l'avant-scène.

Safidin Alouache
12/03/2024