La Revue du Spectacle, le magazine des arts de la scène et du spectacle vivant. Infos théâtre, chanson, café-théâtre, cirque, arts de la rue, agenda, CD, etc.



Augmenter la taille du texte
Diminuer la taille du texte
Partager
Danse

"Barbe-Bleue"… Retour d'un grand chef-d'œuvre !

C'est une redécouverte, celle d'un chef-d'œuvre qui avait fait couler beaucoup d'encre lors de sa création en 1977 avec sa conception artistique très originale et, pour métronome, l'opéra de Béla Bartók, où Pina Bausch décrit sans fard les rapports entre les hommes et les femmes.



© Christian Clarke/Tanztheater Wuppertal.
© Christian Clarke/Tanztheater Wuppertal.
Lumières sur un superbe intérieur. La scénographie de Rolf Borzik est quasiment un personnage. Elle plante une atmosphère, celle d'un château qui paraît hanté avec une pièce au très haut plafond habillée de ses grandes portes et de ses murs jaunes. Dans celle-ci, Barbe-Bleue (Michael Carter ou Reginald Lefevbre) embrasse goulument au cou Judith (Tsai-Wei Tien ou Tsai-Chin Yu) allongée au sol. Le désir ne semble pas partagé. Lui paraît s'en abreuver un peu, de façon presque machinale, quand elle, pas du tout. Cette action est faite de manière répétitive en étant ponctuée par l'opéra de Béla Bartók (1881-1945), "Le château de Barbe-Bleue" (1911), enregistré sur une bande magnétique.

Quand la musique de l'opéra s'arrête, ce sont les embrassades au cou de la jeune dame qui s'arrêtent aussi comme si la musique portait la libido de Barbe-Bleue. Celui-ci accourt vers le magnétophone pour le redémarrer afin de continuer ses baisers. Mais est-ce réellement un désir quand celui-ci n'est qu'automatique et guidé par un élément extérieur qui pourrait être celui de l'habitude ? Entre les deux, la froideur tient lieu de courroie de transmission.

© Christian Clarke/Tanztheater Wuppertal.
© Christian Clarke/Tanztheater Wuppertal.
Cette scène donne une ambiance assez étrange à la représentation. Y a-t-il consentement ou emprise ? Sont-ils époux ? Amants un peu fatigués ? Ou est-ce un acte tarifé ? À ces questions, nulle réponse si le contexte du titre en est occulté. Puis, d'autres interprètes arrivent avec, entre les hommes et les femmes, de la tension et de la violence. Les corps sont empoignés aux membres inférieurs pour être jetés ensuite contre un mur avec au début un geste masculin à son exécution, puis féminin par la suite. Ou, plus loin, les danseurs se jettent d'eux-mêmes contre les murs, à côté des danseuses. Les relations de couple sont conflictuelles où les sentiments semblent complètement grippés alors que celles des groupes sont dans une cohésion forte.

Une gestique de l'abandon et de déchaînement suit des postures et des attitudes oscillant entre automatismes, maîtrises et laisser-aller. Des mèches de cheveux féminins se lâchent sur les cous, des corps masculins se déshabillent pour se montrer avec beaucoup d'espièglerie, comme des enfants voulant montrer leur virilité. Seuls les moments de vraie camaraderie apparaissent dans les groupes, comme si la vie à plusieurs était faite de complicité quand la vie à deux était plus lourde à porter.

© Christian Clarke/Tanztheater Wuppertal.
© Christian Clarke/Tanztheater Wuppertal.
Il y a de très beaux entre-deux où les troncs masculins se plient machinalement dans une gestuelle brisée, les têtes se baissant pour être arrêtées par des coussins blancs tenus par la gent féminine. C'est fait de façon quasi machinale, mais le coussin et le geste arrêtant un mouvement brusque afin qu'il n'y ait pas d'accident font humanité. Le seul dans la représentation. C'est très esthétique ce moment où les corps parlent, s'expriment, le verbe en direction de l'autre étant absent. C'est aussi une voix qui interpelle, questionne, se répète toute seule dans son coin sans que personne y prête attention. Parfois ce sont des hurlements qui se font entendre.

Les protagonistes en solo, en duo, en trio ou en groupe, toujours séparés par rapport à leur genre sexuel, se rejoignent à plusieurs reprises et s'agencent continuellement comme différentes pièces d'un puzzle en élaborant des poses photographiques de toute beauté.

Revenons en arrière. Nous sommes le 26 mai 1977 dans le théâtre de Wuppertal et Pina Bausch vient de commettre un coup de tonnerre dans le monde artistique avec "Barbe-Bleue" en décrivant sans idéalisme les relations de couple. Elle se retrouve bien seule avec sa compagnie face aux critiques. Durant des années, elle a eu à combattre l'ire du public à Wuppertal avec ses créations. Aujourd'hui, tous célèbrent Pina Bausch, à juste titre, comme une maestria de la danse contemporaine. C'était une autre époque, mais qui résonne aujourd'hui avec une autre force, comme un pressentiment tourmenté des rapports entre hommes et femmes qui étaient tus et qu'elle avait eu le courage de dévoiler il y a déjà près de 45 ans.

"Barbe-Bleue"

© Klaus Dilger/Tanztheater Wuppertal.
© Klaus Dilger/Tanztheater Wuppertal.
Musique : Béla Bartók.
Mise en scène et chorégraphie : Pina Bausch.
Avec : Tsai-Wei Tien ou Tsai-Chin Yu (Judith), Michael Carter ou Reginald Lefevbre (Barbe-Bleue).
Les danseuses et danseurs du Tanztheater Wuppertal : Emma Barrowman, Dean Biosca, Maria Giovanna delle Donne, Rosa Dicuonzo, Taylor Drury, Çağdaş Ermiş, Marius Ledwig, Alexander López Guerra, Annalisa Palmieri, Lucas Lopes Pereira, Nicholas Losada, Blanca Noguerol Ramírez, Milan Nowoitnick Kampfer, Jan Möllmer, Julius Olbertz, Eva Pageix, Daria Pavlenko, Darko Radosavljev, Ekaterina Shushakova, Elisa Spina, Julian Stierle, Sara Valenti, Charlotte Virgile.
Décors et costumes : Rolf Borzik.
Collaboration : Rolf Borzik, Marion Cito, Hans Pop.
Direction des répétitions : Barbara Kaufmann, Héléna Pikon
Assistante : Samantha Shay.
Durée : 1 h 50.

Du 18 juin au 2 juillet 2022.
Du mercredi au samedi à 20 h.
Théâtre du Châtelet, Grande Salle, Paris 1er, 01 40 28 28 40.
>> chatelet.com

Plusieurs cas de Covid ont été constatés au Tanztheater Wuppertal. De ce fait, les dernières représentations de "Barbe-Bleue" de Pina Bausch prévues du mercredi 29 juin au samedi 2 juillet 2022 sont annulées.

© Klaus Dilger/Tanztheater Wuppertal.
© Klaus Dilger/Tanztheater Wuppertal.

Safidin Alouache
Mardi 28 Juin 2022

Nouveau commentaire :

Théâtre | Danse | Concerts & Lyrique | À l'affiche | À l'affiche bis | Cirque & Rue | Humour | Festivals | Pitchouns | Paroles & Musique | Avignon 2017 | Avignon 2018 | Avignon 2019 | CédéDévédé | Trib'Une | RV du Jour | Pièce du boucher | Coulisses & Cie | Coin de l’œil | Archives | Avignon 2021 | Avignon 2022 | Avignon 2023 | Avignon 2024 | À l'affiche ter | Avignon 2025












À Découvrir

"La Chute" Une adaptation réussie portée par un jeu d'une force organique hors du commun

Dans un bar à matelots d'Amsterdam, le Mexico-City, un homme interpelle un autre homme.
Une longue conversation s'initie entre eux. Jean-Baptiste Clamence, le narrateur, exerçant dans ce bar l'intriguant métier de juge-pénitent, fait lui-même les questions et les réponses face à son interlocuteur muet.

© Philippe Hanula.
Il commence alors à lever le voile sur son passé glorieux et sa vie d'avocat parisien. Une vie réussie et brillante, jusqu'au jour où il croise une jeune femme sur le pont Royal à Paris, et qu'elle se jette dans la Seine juste après son passage. Il ne fera rien pour tenter de la sauver. Dès lors, Clamence commence sa "chute" et finit par se remémorer les événements noirs de son passé.

Il en est ainsi à chaque fois que nous prévoyons d'assister à une adaptation d'une œuvre d'Albert Camus : un frémissement d'incertitude et la crainte bien tangible d'être déçue nous titillent systématiquement. Car nous portons l'auteur en question au pinacle, tout comme Jacques Galaud, l'enseignant-initiateur bien inspiré auprès du comédien auquel, il a proposé, un jour, cette adaptation.

Pas de raison particulière pour que, cette fois-ci, il en eût été autrement… D'autant plus qu'à nos yeux, ce roman de Camus recèle en lui bien des considérations qui nous sont propres depuis toujours : le moi, la conscience, le sens de la vie, l'absurdité de cette dernière, la solitude, la culpabilité. Entre autres.

Brigitte Corrigou
09/10/2024
Spectacle à la Une

"Very Math Trip" Comment se réconcilier avec les maths

"Very Math Trip" est un "one-math-show" qui pourra réconcilier les "traumatisés(es)" de cette matière que sont les maths. Mais il faudra vous accrocher, car le cours est assuré par un professeur vraiment pas comme les autres !

© DR.
Ce spectacle, c'est avant tout un livre publié par les Éditions Flammarion en 2019 et qui a reçu en 2021 le 1er prix " La Science se livre". L'auteur en est Manu Houdart, professeur de mathématiques belge et personnage assez emblématique dans son pays. Manu Houdart vulgarise les mathématiques depuis plusieurs années et obtient le prix de " l'Innovation pédagogique" qui lui est décerné par la reine Paola en personne. Il crée aussi la maison des Maths, un lieu dédié à l'apprentissage des maths et du numérique par le jeu.

Chaque chapitre de cet ouvrage se clôt par un "Waooh" enthousiaste. Cet enthousiasme opère aussi chez les spectateurs à l'occasion de cet one-man-show exceptionnel. Un spectacle familial et réjouissant dirigé et mis en scène par Thomas Le Douarec, metteur en scène du célèbre spectacle "Les Hommes viennent de Mars et les femmes de Vénus".

N'est-ce pas un pari fou que de chercher à faire aimer les mathématiques ? Surtout en France, pays où l'inimitié pour cette matière est très notoire chez de nombreux élèves. Il suffit pour s'en faire une idée de consulter les résultats du rapport PISA 2022. Rapport édifiant : notre pays se situe à la dernière position des pays européens et avant-dernière des pays de l'OCDE.
Il faut urgemment reconsidérer les bases, Monsieur le ministre !

Brigitte Corrigou
12/04/2025
Spectacle à la Une

"La vie secrète des vieux" Aimer même trop, même mal… Aimer jusqu'à la déchirure

"Telle est ma quête", ainsi parlait l'Homme de la Mancha de Jacques Brel au Théâtre des Champs-Élysées en 1968… Une quête qu'ont fait leur cette troupe de vieux messieurs et vieilles dames "indignes" (cf. "La vieille dame indigne" de René Allio, 1965, véritable ode à la liberté) avides de vivre "jusqu'au bout" (ouaf… la crudité revendiquée de leur langue émancipée y autorise) ce qui constitue, n'en déplaise aux catholiques conservateurs, le sel de l'existence. Autour de leur metteur en scène, Mohamed El Khatib, ils vont bousculer les règles de la bienséance apprise pour dire sereinement l'amour chevillé au corps des vieux.

© Christophe Raynaud de Lage.
Votre ticket n'est plus valable. Prenez vos pilules, jouez au Monopoly, au Scrabble, regardez la télé… des jeux de votre âge quoi ! Et surtout, ayez la dignité d'attendre la mort en silence, on ne veut pas entendre vos jérémiades et – encore moins ! – vos chuchotements de plaisir et vos cris d'amour… Mohamed El Khatib, fin observateur des us et coutumes de nos sociétés occidentales, a documenté son projet théâtral par une série d'entretiens pris sur le vif en Ehpad au moment de la Covid, des mouroirs avec eau et électricité à tous les étages. Autour de lui et d'une aide-soignante, artiste professionnelle pétillante de malice, vont exister pleinement huit vieux et vieilles revendiquant avec une belle tranquillité leur droit au sexe et à l'amour (ce sont, aussi, des sentimentaux, pas que des addicts de la baise).

Un fauteuil roulant poussé par un vieux très guilleret fait son entrée… On nous avertit alors qu'en fonction du grand âge des participant(e)s au plateau, et malgré les deux défibrillateurs à disposition, certain(e)s sont susceptibles de mourir sur scène, ce qui – on l'admettra aisément – est un meilleur destin que mourir en Ehpad… Humour noir et vieilles dentelles, le ton est donné. De son fauteuil, la doyenne de la troupe, 91 ans, Belge et ancienne présentatrice du journal TV, va ar-ti-cu-ler son texte, elle qui a renoncé à son abonnement à la Comédie-Française car "ils" ne savent plus scander, un vrai scandale ! Confiant plus sérieusement que, ce qui lui manque aujourd'hui – elle qui a eu la chance d'avoir beaucoup d'hommes –, c'est d'embrasser quelqu'un sur la bouche et de manquer à quelqu'un.

Yves Kafka
30/08/2024