La Revue du Spectacle, le magazine des arts de la scène et du spectacle vivant. Infos théâtre, chanson, café-théâtre, cirque, arts de la rue, agenda, CD, etc.



Augmenter la taille du texte
Diminuer la taille du texte
Partager
Lyrique

"Au Monde" dans le Purgatoire de la folie

Création française du dernier opéra de Philippe Boesmans, "Au Monde", sur un livret du dramaturge Joël Pommerat à l'Opéra Comique - que la maison de Jérôme Deschamps a coproduit avec le Théâtre de la Monnaie de Bruxelles. Avec une distribution presque identique à celle de la création mondiale en Belgique en 2014, c'est l'opéra qu'il faut absolument voir en ce moment à Paris.



© E. Carecchio.
© E. Carecchio.
Le livret, réécrit par Joël Pommerat à partir de sa pièce "Au Monde", met en scène des personnages qui appartiennent à ces grandes familles de l'acier qui ont donné plusieurs patrons au CNPF, ancêtre du Medef. Ils sont puissants, monstrueux mais gardant leur part d'énigme. Ils évoluent comme des fantômes dans leur immense hôtel particulier qui tient du caveau familial et du palais antique rempli de ténèbres après dix ans de guerre de Troie. Vingt tableaux plutôt brefs se succèdent liés par un fondu au noir magique grâce au magnifique travail aux décors et aux lumières d'Éric Soyer dans une mise en scène de Pommerat lui-même.

Les membres de cette famille de magnats du fer évoluent d'une pièce à l'autre alors qu'ils s'apprêtent à fêter le retour du fils prodigue Ori à l'occasion de l'anniversaire de la dernière de ses trois sœurs. Les perspectives changent d'une scène à l'autre entre lumière raréfiée et ténèbres mouvantes, au fur et à mesure que les rapports familiaux se précisent en un théâtre visuellement fulgurant. La tragédie advient à partir de ses deux nœuds vipérins habituels : l'hubris de ceux à qui la puissance échappe déjà et la famille, vrai purgatoire de la folie.

© E. Carecchio.
© E. Carecchio.
On pense irrésistiblement aux "Damnés" de Luchino Visconti avec ce crépuscule d'une dynastie rongée par sa propre corruption et ses aspirations contradictoires, mais "Au Monde" est bien une œuvre d'aujourd'hui. De celles qui nous hantent sitôt qu'on a quitté le théâtre parce qu'elles nous parlent de nous, de notre monde et de l'universelle forme de notre (in)humanité. Un père terrible - grandiose Frode Olsen - en passe de perdre la main et la tête organise avec son fils aîné la passation de ses pouvoirs quand son beau-fils réussit son OPA sur le consortium et la famille, personnage superbement défendu par le ténor Yann Beuron, l'inquiétant mari de la fille aînée. Cette dernière - la mezzo mystérieuse et élégante Charlotte Hellekant - est perpétuellement enceinte, on ne sait trop de qui – sans doute du monstre à venir. Serait-ce le cadet Ori, peut-être meurtrier et bientôt aveugle pressenti pour succéder à son père, ou un enfant issu de l'inceste ?

Ces nouveaux Labdacides réunis autour d'un éternel Œdipe sont plongés dans un cauchemar où l'argent, le pouvoir sur des milliers de gens, les aspirations en déliquescence et l'inceste tapi dans les non-dits forment des noces monstrueuses et se matérialisent dans les apparitions d'une "femme étrangère" - tel l'ange de "Théorème" - qu'a imposée le beau-fils. La mise en scène admirable avec ses espaces vastes mais murés, ses ombres portées et ses rares ouvertures vers l'extérieur parvient à donner aux spectateurs une impression d'étouffement sans jamais renoncer à une vision grandiose.

© E. Carecchio.
© E. Carecchio.
Parmi les sœurs, il y a la présentatrice de télévision - média omniprésent pour les personnages comme un mensonge perpétuel - et c'est l'excellente Patricia Petibon qui éclaire de sa flamme cet enfer jusqu'à son effondrement final. Notons aussi la prise de rôle du baryton-basse Philippe Sly dans le rôle d'Ori (ou Oreste ?) dont le charisme vocal n'a d'égal que le talent dans le jeu, cette façon de s'absenter "Au Monde".

Enfin, si l'opéra parvient à nous enchaîner dans sa fascinante leçon de ténèbres, c'est aussi grâce à la musique du compositeur belge Philippe Boesmans. Avec un instrumentarium moderne (dont les percussions, les timbales, les claviers et l'accordéon) en renfort des pupitres habituels, le Philharmonique de Radio-France dirigé par le chef Patrick Davin (déjà à la baguette à la Monnaie en 2014) rend justice à une orchestration riche de couleurs chatoyantes et de timbres qui s'inscrit dans le lointain héritage d'un Richard Strauss mais aussi dans une écriture tonale plus contemporaine. Avec le livret de Pommerat, l'invention de l'écriture vocale à partir de la délicate prosodie française évoque aussi un Debussy. Poésie particulière qui nous emmène loin aux rivages de la folie, aux bords du "Monde".

Spectacle vu le 20 février 2015.

© E. Carecchio.
© E. Carecchio.
Prochaines représentations :
22 février à 15 h, les 24, 26 et 27 février 2015 à 20 h.
Opéra Comique, 0825 01 01 23.
Place Boieldieu 75002.
>> opera-comique.com

"Au Monde" (2014).
Musique : Philippe Boesmans.
Livret : Joël Pommerat.
Durée : 2 h sans entracte.

Patrick Davin, direction musicale.
Joël Pommerat, mise en scène.
Éric Soyer, décors et lumières.
Isabelle Deffin, costumes.
Christian Longchamp, dramaturgie.
Frédéric Calendreau, chef de chant.

Frode Olsen, Le père.
Werner Van Mechelsen, Le fils aîné.
Philippe Sly, Ori.
Charlotte Hellekant, La fille aînée.
Patricia Petibon, La seconde fille.
Fflur Wyn, La plus jeune fille.
Yann Beuron, Le mari de la fille aînée.
Ruth Olaizola, La femme étrangère.

Orchestre Philharmonique de Radio-France.

Ce spectacle sera diffusé sur France Musique le 14 mars 2015 à 19 h dans "Samedi soir à l'opéra", présenté par Judith Chaine.
Puis disponible à la réécoute pendant un mois sur francemusique.fr

Christine Ducq
Lundi 23 Février 2015

Nouveau commentaire :

Concerts | Lyrique












À Découvrir

"La Chute" Une adaptation réussie portée par un jeu d'une force organique hors du commun

Dans un bar à matelots d'Amsterdam, le Mexico-City, un homme interpelle un autre homme.
Une longue conversation s'initie entre eux. Jean-Baptiste Clamence, le narrateur, exerçant dans ce bar l'intriguant métier de juge-pénitent, fait lui-même les questions et les réponses face à son interlocuteur muet.

© Philippe Hanula.
Il commence alors à lever le voile sur son passé glorieux et sa vie d'avocat parisien. Une vie réussie et brillante, jusqu'au jour où il croise une jeune femme sur le pont Royal à Paris, et qu'elle se jette dans la Seine juste après son passage. Il ne fera rien pour tenter de la sauver. Dès lors, Clamence commence sa "chute" et finit par se remémorer les événements noirs de son passé.

Il en est ainsi à chaque fois que nous prévoyons d'assister à une adaptation d'une œuvre d'Albert Camus : un frémissement d'incertitude et la crainte bien tangible d'être déçue nous titillent systématiquement. Car nous portons l'auteur en question au pinacle, tout comme Jacques Galaud, l'enseignant-initiateur bien inspiré auprès du comédien auquel, il a proposé, un jour, cette adaptation.

Pas de raison particulière pour que, cette fois-ci, il en eût été autrement… D'autant plus qu'à nos yeux, ce roman de Camus recèle en lui bien des considérations qui nous sont propres depuis toujours : le moi, la conscience, le sens de la vie, l'absurdité de cette dernière, la solitude, la culpabilité. Entre autres.

Brigitte Corrigou
09/10/2024
Spectacle à la Une

"Very Math Trip" Comment se réconcilier avec les maths

"Very Math Trip" est un "one-math-show" qui pourra réconcilier les "traumatisés(es)" de cette matière que sont les maths. Mais il faudra vous accrocher, car le cours est assuré par un professeur vraiment pas comme les autres !

© DR.
Ce spectacle, c'est avant tout un livre publié par les Éditions Flammarion en 2019 et qui a reçu en 2021 le 1er prix " La Science se livre". L'auteur en est Manu Houdart, professeur de mathématiques belge et personnage assez emblématique dans son pays. Manu Houdart vulgarise les mathématiques depuis plusieurs années et obtient le prix de " l'Innovation pédagogique" qui lui est décerné par la reine Paola en personne. Il crée aussi la maison des Maths, un lieu dédié à l'apprentissage des maths et du numérique par le jeu.

Chaque chapitre de cet ouvrage se clôt par un "Waooh" enthousiaste. Cet enthousiasme opère aussi chez les spectateurs à l'occasion de cet one-man-show exceptionnel. Un spectacle familial et réjouissant dirigé et mis en scène par Thomas Le Douarec, metteur en scène du célèbre spectacle "Les Hommes viennent de Mars et les femmes de Vénus".

N'est-ce pas un pari fou que de chercher à faire aimer les mathématiques ? Surtout en France, pays où l'inimitié pour cette matière est très notoire chez de nombreux élèves. Il suffit pour s'en faire une idée de consulter les résultats du rapport PISA 2022. Rapport édifiant : notre pays se situe à la dernière position des pays européens et avant-dernière des pays de l'OCDE.
Il faut urgemment reconsidérer les bases, Monsieur le ministre !

Brigitte Corrigou
12/04/2025
Spectacle à la Une

"La vie secrète des vieux" Aimer même trop, même mal… Aimer jusqu'à la déchirure

"Telle est ma quête", ainsi parlait l'Homme de la Mancha de Jacques Brel au Théâtre des Champs-Élysées en 1968… Une quête qu'ont fait leur cette troupe de vieux messieurs et vieilles dames "indignes" (cf. "La vieille dame indigne" de René Allio, 1965, véritable ode à la liberté) avides de vivre "jusqu'au bout" (ouaf… la crudité revendiquée de leur langue émancipée y autorise) ce qui constitue, n'en déplaise aux catholiques conservateurs, le sel de l'existence. Autour de leur metteur en scène, Mohamed El Khatib, ils vont bousculer les règles de la bienséance apprise pour dire sereinement l'amour chevillé au corps des vieux.

© Christophe Raynaud de Lage.
Votre ticket n'est plus valable. Prenez vos pilules, jouez au Monopoly, au Scrabble, regardez la télé… des jeux de votre âge quoi ! Et surtout, ayez la dignité d'attendre la mort en silence, on ne veut pas entendre vos jérémiades et – encore moins ! – vos chuchotements de plaisir et vos cris d'amour… Mohamed El Khatib, fin observateur des us et coutumes de nos sociétés occidentales, a documenté son projet théâtral par une série d'entretiens pris sur le vif en Ehpad au moment de la Covid, des mouroirs avec eau et électricité à tous les étages. Autour de lui et d'une aide-soignante, artiste professionnelle pétillante de malice, vont exister pleinement huit vieux et vieilles revendiquant avec une belle tranquillité leur droit au sexe et à l'amour (ce sont, aussi, des sentimentaux, pas que des addicts de la baise).

Un fauteuil roulant poussé par un vieux très guilleret fait son entrée… On nous avertit alors qu'en fonction du grand âge des participant(e)s au plateau, et malgré les deux défibrillateurs à disposition, certain(e)s sont susceptibles de mourir sur scène, ce qui – on l'admettra aisément – est un meilleur destin que mourir en Ehpad… Humour noir et vieilles dentelles, le ton est donné. De son fauteuil, la doyenne de la troupe, 91 ans, Belge et ancienne présentatrice du journal TV, va ar-ti-cu-ler son texte, elle qui a renoncé à son abonnement à la Comédie-Française car "ils" ne savent plus scander, un vrai scandale ! Confiant plus sérieusement que, ce qui lui manque aujourd'hui – elle qui a eu la chance d'avoir beaucoup d'hommes –, c'est d'embrasser quelqu'un sur la bouche et de manquer à quelqu'un.

Yves Kafka
30/08/2024