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Théâtre

"Arrête avec tes mensonges" Barbezieux c'est fini, et dire que c'était la ville de mon premier amour…

Quand, citant Marguerite Duras – citant elle-même la chanson à succès d'Hervé Vilard "Capri c'est fini" –, l'acteur jouant P.B. adolescent chantera la détresse d'être quitté par son jeune amant, on se dit que certaines amours marquent à la vie, à la mort… Adaptant au plateau le roman éponyme de Philippe Besson mettant au jour sa propre histoire, Angélique Clairand et Éric Massé offrent une immersion polyphonique entremêlant les époques, les jeux dialogués, la "voix du dedans" en surimpression, et convoquant musiques et chants d'époque.



© Blandine Soulage.
© Blandine Soulage.
"Loin, très loin de Barbezieux, de sa langueur, de ses ciels plombés, de son horizon bouché", tel est le vœu secret nourri par le jeune Philippe vivant l'enfermement dans une bourgade charentaise des années quatre-vingt ; une époque et un lieu peu enclins à admettre que deux garçons puissent "naturellement" s'aimer… Pour porter jusqu'à nous cette histoire à la fois intime et exemplaire, les metteurs en scène distribuent les rôles entre un acteur, jouant Thomas l'amant "disparu" et son fils Lucas qui lui ressemble à s'y tromper, et deux autres comédiens interprétant le romancier aux âges de dix-sept et quarante ans accomplis.

La distribution des deux amants en trois interprètes "prend corps" dans un décor alternant lui-même différents lieux abritant leurs amours clandestines. En fond de scène, des vidéos de la campagne charentaise – avec, pour seul horizon d'attente, le vent qui l'anime – et en contrepoint des gros plans de l'amant souriant, complètent le dispositif immersif. À la fois récit éclaté d'un passé à recomposer pièce par pièce et éclairage philosophique de la question du "mauvais genre" abhorré par l'idéologie conservatrice veillant au grain d'une morale marquée au sceau de Sainte Mère l'Église, le jeu à multifacettes se déroule sans que l'énergie vitale qui le traverse de part en part ne vienne à faiblir.

© Blandine Soulage.
© Blandine Soulage.
L'interview liminaire du faux Philippe Besson par une fausse journaliste crée d'emblée un effet de réalité nous introduisant de plain-pied dans l'autofiction réelle du projet d'écriture d'une vie à dévoiler… Ainsi, à la question "Comment avez-vous découvert la littérature ?", le romancier répondra par des anecdotes personnelles mettant en scène le rôle endossé de l'élève exemplaire, fils d'un instituteur défenseur des valeurs morales et de l'ordre institué. Agi par les vœux d'un père insensible à l'orientation sexuelle de son fils, il a dû ruser avec la littérature élue comme viatique pour s'échapper d'une existence mortifère.

Ainsi, de la déliaison avec son jeune amant, est né le désir impérieux de rompre les amarres avec sa servitude dont le nom se confond à tout jamais avec celui d'une ville à fuir… Barbezieux, morne plaine et prison à l'air libre… Comme a pu l'être le parcours en école de commerce où "être de gauche était comme être atteint de la petite vérole chez le clergé"… Décidément jamais à sa place, seules l'Amérique et l'Europe libertaires pouvaient accueillir "sa différence" vécue comme motif de persécution. L'impérieux besoin de cacher son homosexualité ira se lover jusqu'en littérature où ce sont ses personnages qui disent de leur auteur ce que lui ne s'autorisait pas à dévoiler (cf. "Son frère", "Un garçon d'Italie", etc.).

Construit comme un oratorio païen, on suivra les personnages dialoguant passionnément, la voix intérieure de Philippe adulte servant de caisse de résonance à la découverte de l'homosexualité et des émotions bouleversantes l'accompagnant. Ainsi l'histoire personnelle de ce binoclard de dix-sept ans, tête à claques de premier de la classe, tombant sous le charme d'un jeune rebelle, fils de paysan, va prendre corps mettant en abyme la question essentielle d'être homosexuel dans une société marquée par l'héritage des pères de l'Église, des pères tout court…

© Blandine Soulage.
© Blandine Soulage.
Nous revient la réflexion de l'écrivain gay Jean-Louis Bory, pionnier dans les années soixante-dix du combat contre les tabous frappant les homosexuels et qui, dans "Ma moitié d'orange", reconnaissait volontiers qu'il était plus facile d'être homo dans la communauté branchée de l'élite parisienne, pour laquelle c'était même "une carte de visite", que dans un atelier des usines Renault ou au fin fond de la campagne.

Pour visualiser cette détestation du lieu où s'est noué, puis dénoué, cette rencontre capitale qui l'a révélé homme homo, un long travelling filmant des rails égrenant entre leurs traverses le nom des villes refuges (Rome, Londres, Barcelone, Lisbonne, Amsterdam et, sur d'autres continents, Johannesburg, Buenos Aires, Los Angeles…) est projeté en fond de scène, mettant en lumière les milliers de kilomètres parcourus "en tous sens" pour oublier l'amant perdu.

Avoir dix-sept ans dans les années sida… Et ne savoir rien des absences soudaines qui décimeront leur communauté… Car lui, Philippe adolescent, le drame qu'il vit alors dans sa chair, c'est la séparation… "Il est parti comme si rien n'avait existé"… Philippe, son aîné de trente ans, se saisit du micro pour dire la morsure du manque, la démence qui le gagnait à l'idée de la perte de soi au travers de l'absence de l'autre, l'aimé absent peuplant tout l'espace mental. Et quand les mots pour le dire viennent à leur tour à lui manquer, la mélopée de la chanteuse prendra le relai.

© Blandine Soulage.
© Blandine Soulage.
Venant trouer le drame vécu, des moments de grâce humoristique entre les deux Philippe… L'adulte se moquant gentiment de lui ado, affichant crânement le poster de Jean-Jacques Goldman pour draguer au lieu d'avoir choisi "Capri c'est fini", encensé par une certaine Marguerite Duras. L'ado rétorquant en imitant la voix suave et la gestuelle à nulle autre pareille de Fanny Ardant dans "La Femme d'à côté" évoquant les paroles de chansons disant la vérité de l'amour : "Ne me quitte pas… Je suis une maison vide sans toi… Laisse-moi devenir l'ombre de ton ombre… Ou encore, sans amour on n'est rien …".

Et puis le calendrier défile, de 1984 on passe à 2007… Date de l'apparition du sosie de Thomas sous les traits de son fils, à Bordeaux où le romancier est venu dédicacer… À travers lui, le fils "par accident" qui a tout compris des amours de son père, le temps retrouvé de l'absent, ses disparitions, abandons, envols, jusqu'à l'ultime disparition… Les lettres remises, dont la dernière datée d'août 84 et jamais envoyée éclaire les raisons d'une rupture…

La mise en jeu créative de ce roman d'apprentissage, fleurant bon la littérature populaire, a de quoi séduire… En effet outre l'intérêt d'exposer sous la lumière des projecteurs la lutte inaccomplie pour la reconnaissance pleine et entière du droit des homosexuels à s'aimer librement, elle rappelle un rôle essentiel du théâtre : donner à voir artistiquement le réel au travers de réalités "fictionnées", "dramatisées", recomposées à l'envi pour les réfléchir comme le ferait un miroir déformant.

Vu le mardi 28 mai 2024, Salle Vauthier du TnBA à Bordeaux.

"Arrête avec tes mensonges"

© Blandine Soulage.
© Blandine Soulage.
D'après le roman de Philippe Besson.
Adaptation et mise en scène : Angélique Clairand et Éric Massé.
Avec : Oscar Bonnet, Raphaël Defour, Étienne Galharague, Anna Walkenhorst.
Avec la participation de, Fabienne Gras.
Et, en alternance, Éric Massé et Angélique Clairand.
Jeu en LSF : Anthony Guyon.
Adaptation en LSF : Géraldine Berger, Anthony Guyon, Isabelle Voizeux.
Régie générale et plateau : Fabienne Gras.
Vidéo : Vincent Boujon.
Lumière : Juliette Romens.
Composition musicale : Bertrand Gaude.
Son : Anna Walkenhorst.
Coach vocale : Myriam Djemour.
Durée : 1 h 25.
Production Théâtre du Point du Jour et la Compagnie des Lumas.

Représenté du mardi 28 mai au vendredi 31 mai 2024 au TnBA de Bordeaux.
Représentation bilingue LSF Anthony Guyon/ Français suivie d'un bord de scène en présence de Philippe Besson traduit en LSF, le jeudi 30 mai.

Yves Kafka
Mercredi 5 Juin 2024

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© Ève Pinel.
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© Betül Balkan.
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© Philippe Hanula.
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