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Avignon 2022

•Off 2022• "Le Champ de bataille" Roi réfugié sur son trône, mari et père en disgrâce… un cocktail détonant en milieu familial ordinaire

Entrée en matière pour le moins surprenante que cette cuvette de WC trônant majestueusement sur le plateau nu. Elle accueille son occupant principal, héros sans héroïsme, trouvant là refuge contre "les bruits" de la maisonnée. Une histoire familiale tout compte fait assez ordinaire… Un couple au virage de la quarantaine, à la sexualité à la recherche d'un second souffle pour ne pas dire inexistante avec, à son bord, une charmante (encore) petite fille et un garçon adolescent… vraiment très adolescent. La vie, quoi. Mais lorsqu'elle est racontée d'où se trouve le réfugié, cette existence frappée du sceau de la banalité se met à tonitruer…



© Zvonock.
© Zvonock.
L'humour sera toujours présent même si le propos, au-delà des saillies "adolescentesques", est sous-tendu par une violence sourde traversant la sphère familiale, la sphère éducative, celle du travail et plus généralement la société tout entière. Ainsi, un brin désabusé, les yeux plantés dans ceux du public, après avoir vanté la haute technologie du modèle en porcelaine exposé, notre héros laisse échapper : "C'est là ma forteresse. Laisser déféquer en paix est l'une des dernières règles que l'on respecte dans cette maison".

Les rêveries solitaires du maître des lieux, absorbé dans la lecture d'un magazine montrant des paysages péruviens renversants avec, à leur tête, le prodigieux Machu Picchu, sont brutalement interrompues par les pas traînants du fils derrière la porte, télécommande dans une main et paquet de chips dans l'autre, comme on l'imaginait… Claquements de portes à tout va, onomatopées éructées, jogging tombant sur les fesses, s'empiffrant de sucreries, bref un être étrange qui a fait sa mue il y a un an de cela, rendant méconnaissable le gentil garçon prévenant. Et c'est le père qui prend cher dans l'histoire, la mère, elle, s'en sort mieux, son silence l'épargne. Et puis son puzzle aussi de plus deux mille pièces qui concentrent toute son attention.

© Zvonock.
© Zvonock.
La chambre de l'ado, compost à ciel fermé, écosystème agro-écologiste fonctionnant sur la dégradation naturelle des déchets de tous genres accumulés, est un antre inviolable dans lequel le père n'a accès que sur la pointe des pieds. La chambre conjugale, non plus, mais pour d'autres raisons, ne lui réserve pas l'accueil qu'il souhaiterait, sa compagne se couchant avant lui… pour lire. Alors que lui reste-t-il à l'homme "désinvesti" par son entourage pour exister ? Sa retraite aux cabinets où Bangkok, son temple sacré Wat Pho et son énorme Bouddha couché de 43 mètres de long, lui rappellent le souvenir de son père et de lui collant ensemble les images de leur voyage immobile. Les souvenirs sont cruels quand ils signalent à l'adulte que son existence est décidément devenue trop petite pour accueillir le monde trop grand de ses rêves d'enfant.

Il y aura les séances chez la psy où le père, moyennant cinquante euros, trouvera une écoute "distante" de ses difficultés conjugales et paternelles. Il y aura l'espoir fou d'un anniversaire retrouvailles, des promesses de câlins tant désirés, espoir déçu par des événements violents extérieurs venant faire effraction dans la chambre d'hôtel où le couple s'apprêtait à redevenir couple. Il y aura les inénarrables prises de tête avec l'ado rebelle renâclant face à toutes formes de contraintes, les incessants rappels du lycée signalant ses écarts répétés de conduite, ses manquements graves aux règlements, les convocations du père dans le bureau du proviseur… jusqu'à ce jour précis de mars 2016 où son absence est signalée par téléphone.

Et là, affolements, des bombes viennent d'exploser dans la station de métro Maelbeek, faisant de nombreuses victimes. En ferait-il partie ? Chacun possède en soi des ressources insoupçonnées et le fils, renvoyé du lycée comme un malpropre inapte par un proviseur obtus coincé dans ses rigidités, s'avèrera être le héros discret que le père aurait voulu demeurer aux yeux de sa progéniture.

© Zvonock.
© Zvonock.
Morceau hilarant (mais pas que) d'anthologie théâtrale où le père tape alors rageusement sur son clavier d'ordinateur, comme il taperait sur les touches d'une antique machine à écrire avec retour du chariot en fin de ligne, la lettre au proviseur, pour lui dire les raisons pour lesquelles son fils préférait prendre l'air avec ses potes plutôt que de subir un enseignement destructeur.

La violence d'un système éducatif visant à normaliser les individus, le père, en la dénonçant avec fougue, retrouve en son fils la révolte intacte qu'il avait pris soin d'étouffer en lui pour devenir un homme respectable. Et, ce faisant, il renoue avec lui-même… et avec son fils. Les violences sociétales contraignant chacun à jouer un rôle prédéterminé volent ainsi en éclats, faisant de ce "Champ de bataille" le lieu d'affrontements ne se limitant pas à l'écume de ce que peut représenter la crise d'adolescence. La crise est un état transitoire, bénéfique, pour signaler la nécessité d'un changement radical.

Quant à l'acteur, Thierry Hellin, par l'extraordinaire plasticité de son jeu interprétant avec autant de pertinence chacun des personnages, il passe du registre de l'humour potache à celui de la gravité des sentiments sans transition aucune, faisant "entendre" ainsi la complexité du vivant irréductible à des cases.

Vu le vendredi 29 juillet au Théâtre 11, Avignon.

"Le Champ de bataille"

© Zvonock.
© Zvonock.
Texte : Jérome Colin.
Adaptation et mise en scène : Denis Laujol.
Avec : Thierry Hellin.
Collaboration artistique, Julien Jaillot.
Scénographie, Denis Laujol.
Création lumières, Xavier Lauwers.
Création vidéo, Lionel Ravira.
Création sonore, Marc Doutrepont.
Costumes, Carine Duarte.
À partir de 14 ans.
Durée : 1 h 25.

•Avignon Off 2022•
Du 7 au 29 juillet 2022.
Tous les jours à 12 h 25, relâche le mardi.
Théâtre Le 11, Salle 3, 11, boulevard Raspail, Avignon.
Tél. : 04 84 51 20 10.
>> 11avignon.com

Yves Kafka
Mardi 2 Août 2022

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À Paris, près du quai des Grands-Augustins, au début du XVIIe siècle, trois peintres devisent sur leur art. L'un est un jeune inconnu promis à la gloire : Nicolas Poussin. Le deuxième, Franz Porbus, portraitiste du roi Henri IV, est dans la plénitude de son talent et au faîte de sa renommée. Le troisième, le vieux Maître Frenhofer, personnage imaginé par Balzac, a côtoyé les plus grands maîtres et assimilé leurs leçons. Il met la dernière main dans le plus grand secret à un mystérieux "chef-d'œuvre".

© Jean-François Delon.
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Pour peu que l'on foule de temps en temps les planches des théâtres en tant que comédiens(nes) amateurs(es), on saura doublement jauger à quel point jouer est un métier hors du commun !
C'est une grande leçon de théâtre que nous propose là la Compagnie de la Rencontre, et surtout Catherine Aymerie. Une très grande leçon !

Brigitte Corrigou
06/03/2024
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"L'Effet Papillon" Se laisser emporter au fil d'un simple vol de papillon pour une fascinante expérience

Vous pensez que vos choix sont libres ? Que vos pensées sont bien gardées dans votre esprit ? Que vous êtes éventuellement imprévisibles ? Et si ce n'était pas le cas ? Et si tout partait de vous… Ouvrez bien grands les yeux et vivez pleinement l'expérience de l'Effet Papillon !

© Pics.
Vous avez certainement entendu parler de "l'effet papillon", expression inventée par le mathématicien-météorologue Edward Lorenz, inventeur de la théorie du chaos, à partir d'un phénomène découvert en 1961. Ce phénomène insinue qu'il suffit de modifier de façon infime un paramètre dans un modèle météo pour que celui-ci s'amplifie progressivement et provoque, à long terme, des changements colossaux.

Par extension, l'expression sous-entend que les moindres petits événements peuvent déterminer des phénomènes qui paraissent imprévisibles et incontrôlables ou qu'une infime modification des conditions initiales peut engendrer rapidement des effets importants. Ainsi, les battements d'ailes d'un papillon au Brésil peuvent engendrer une tornade au Mexique ou au Texas !

C'est à partir de cette théorie que le mentaliste Taha Mansour nous invite à nouveau, en cette rentrée, à effectuer un voyage hors du commun. Son spectacle a reçu un succès notoire au Sham's Théâtre lors du Festival d'Avignon cet été dernier.

Impossible que quiconque sorte "indemne" de cette phénoménale prestation, ni que nos certitudes sur "le monde comme il va", et surtout sur nous-mêmes, ne soient bousculées, chamboulées, contrariées.

"Le mystérieux est le plus beau sentiment que l'on peut ressentir", Albert Einstein. Et si le plus beau spectacle de mentalisme du moment, en cette rentrée parisienne, c'était celui-là ? Car Tahar Mansour y est fascinant à plusieurs niveaux, lui qui voulait devenir ingénieur, pour qui "Centrale" n'a aucun secret, mais qui, pourtant, a toujours eu une âme d'artiste bien ancrée au fond de lui. Le secret de ce spectacle exceptionnel et époustouflant serait-il là, niché au cœur du rationnel et de la poésie ?

Brigitte Corrigou
08/09/2023
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"Deux mains, la liberté" Un huis clos intense qui nous plonge aux sources du mal

Le mal s'appelle Heinrich Himmler, chef des SS et de la Gestapo, organisateur des camps de concentration du Troisième Reich, très proche d'Hitler depuis le tout début de l'ascension de ce dernier, près de vingt ans avant la Deuxième Guerre mondiale. Himmler ressemble par son physique et sa pensée à un petit, banal, médiocre fonctionnaire.

© Christel Billault.
Ordonné, pratique, méthodique, il organise l'extermination des marginaux et des Juifs comme un gestionnaire. Point. Il aurait été, comme son sous-fifre Adolf Eichmann, le type même décrit par Hannah Arendt comme étant la "banalité du mal". Mais Himmler échappa à son procès en se donnant la mort. Parfois, rien n'est plus monstrueux que la banalité, l'ordre, la médiocrité.

Malgré la pâleur de leur personnalité, les noms de ces âmes de fonctionnaires sont gravés dans notre mémoire collective comme l'incarnation du Mal et de l'inimaginable, quand d'autres noms - dont les actes furent éblouissants d'humanité - restent dans l'ombre. Parmi eux, Oskar Schindler et sa liste ont été sauvés de l'oubli grâce au film de Steven Spielberg, mais également par la distinction qui lui a été faite d'être reconnu "Juste parmi les nations". D'autres n'ont eu aucune de ces deux chances. Ainsi, le héros de cette pièce, Félix Kersten, oublié.

Joseph Kessel lui consacra pourtant un livre, "Les Mains du miracle", et, aujourd'hui, Antoine Nouel, l'auteur de la pièce, l'incarne dans la pièce qu'il a également mise en scène. C'est un investissement total que ce comédien a mis dans ce projet pour sortir des nimbes le visage étonnant de ce personnage de l'Histoire qui, par son action, a fait libérer près de 100 000 victimes du régime nazi. Des chiffres qui font tourner la tête, mais il est le résultat d'une volonté patiente qui, durant des années, négocia la vie contre le don.

Bruno Fougniès
15/10/2023