La Revue du Spectacle, le magazine des arts de la scène et du spectacle vivant. Infos théâtre, chanson, café-théâtre, cirque, arts de la rue, agenda, CD, etc.



Augmenter la taille du texte
Diminuer la taille du texte
Partager
Théâtre

FAB 2019 "Retour à Reims" Reconstitution de scènes de crime… Histoire d'identités allègrement piétinées

"Que sont mes amis devenus que j'avais de si près tenus et tant aimés. Je crois le vent les a ôtés…". Ces vers de François Villon pourraient s'appliquer à la cruelle désillusion ressentie par une classe ouvrière bafouée par la gauche qu'elle a portée au pouvoir. En adaptant, selon son angle de vue, l'essai très personnel de Didier Éribon sur son "retour sur images" de l'itinéraire d'un enfant de prolétaires, le metteur en scène de la Schaubühne de Berlin produit là une œuvre non consensuelle de nature à faire lever le vent du réveil nécessaire.



© Mathilda Olmi/Théâtre Vidy.
© Mathilda Olmi/Théâtre Vidy.
La question était sur toutes les lèvres : comment, quel que soit son avéré savoir-faire, Thomas Ostermeier allait-il pouvoir "faire théâtre" d'un essai de la densité de celui écrit par le sociologue rémois ? La réponse est donnée avec éclat par le plateau, transformé en studio de postproduction où s'activent un réalisateur, un propriétaire de studio et une actrice enregistrant le texte original pendant que des images d'époque défilent sur grand écran. Trois comédiens percutants se font les authentiques passeurs de ces mises en abyme bluffantes.

Quand la comédienne - jouant l'actrice - prend place derrière le micro, s'apprêtant à enregistrer le récit critique rédigé à la première personne, des images du voyage retour de Paris à Reims défilent à vive allure. Lignes de fuite de champs monotones et de rails fuyant vers l'horizon, compartiment où un homme assis - que l'on devine être Didier Éribon, l'auteur - semble perdu dans des pensées contemplatives se mêlant aux paysages entrevus.

Le dispositif liminaire perdurera, uniquement interrompu par les pauses suscitées par le débat "en direct" entre les trois personnages - doubles des spectateurs réunis pour les entendre -, se frottant les uns aux autres pour questionner, chacun, de la place sociale qu'il occupe, les dires du sociologue et l'interprétation que le réalisateur entend leur donner.

© Mathilda Olmi/Théâtre Vidy.
© Mathilda Olmi/Théâtre Vidy.
Histoire d'un retour aux sources d'un jeune homme se questionnant enfin sur la honte sociale héritée. Né de parents cabossés par l'existence des prolétaires dont les organismes malmenés portent à jamais les stigmates de leur corps social d'appartenance, il a rompu délibérément avec ses origines et décide de "se réparer" en retissant le fil le reliant à son milieu.

Sans autres horizons d'attente que la misère qui l'engluait, répétant à l'envi le destin hérité, le père décédé récemment, semblable aux ouvriers de Zola trouvant dans l'alcool un refuge pour l'oubli, faisait figure de repoussoir. Mais que savait-il réellement de son existence, ce fils devenu grand clerc, échappant aux rigueurs de sa classe grâce (sic) à son homosexualité l'ayant conduit à la fuir très tôt pour fréquenter les milieux cultivés parisiens ?

Des fragments de passé fixé sur les clichés argentiques aux bords dentelés, extraits de boîtes à chaussures par une mère émue, au matériel critique apporté par les hautes études sociales vécues comme une planche de salut, tout fait sens pour le sociologue. L'approche sensible de la mémoire en miettes, étayée par des images d'archives réifiant en noir et blanc les cités ouvrières des années d'après-guerre et celles en couleur des grands événements du XXe siècle avec notamment l'arrivée sur nos petits écrans, un beau soir de mai 81, de la gauche aux postes de commande, tracent les étapes d'une réflexion à vif.

Tant que les deux plateaux de la balance - travailleurs de tous les pays unis contre les forces d'oppression du capital/travailleurs français unis contre travailleurs immigrés - penchaient en faveur du premier, le risque de l'instrumentalisation de la misère par l'extrême droite était écarté. Mais le concept de lutte des classes et de destins sociaux ayant été remplacé par celui du doucereux vivre ensemble, les frontières entre gauche et droite se sont délitées au profit d'un ordre néolibéral faisant du mérite individuel le sésame de la réussite. Faisant fi de Bourdieu et des mécanismes de reproduction sociale et d'oppression, la gauche a désespéré…

Dans le droit fil de cette analyse critique, et pour mieux faire théâtre, sera mise en scène la "prise de micro" du propriétaire du studio. Rompant alors avec le savoir savant, ce dernier interprète un rap décoiffant racontant l'histoire du "bâtard de terroir" qu'il est, lui dont l'ancêtre tirailleur sénégalais avait eu la chance d'échapper au peloton d'exécution de ces mêmes Français qu'il avait défendus en première ligne…

Théâtre engagé faisant feu de tout bois, ce "Retour à Reims" est un retour gagnant, propre à secouer les consciences assoupies en esquissant les contours de ce que pourrait être une nouvelle gauche.

"Retour à Reims"

© Mathilda Olmi/Théâtre Vidy.
© Mathilda Olmi/Théâtre Vidy.
D'après le livre Retour à Reims de Didier Éribon (Fayard, 2009).
Mise en scène : Thomas Ostermeier, assisté de Lisa Como et Christèle Ortu.
Avec : Cédric Eeckhout, Irène Jacob, Blade Mc Alimbaye.
Scénographie et costumes : Nina Wetzel.
Assistante costumes : Maïlys Leung Cheng.
Musique : Nils Ostendorf.
Son : Jochen Jezussek.
Dramaturgie : Florian Borchmeyer, Maja Zade.
Lumières : Erich Schneider.
Durée : 1 h 55.
Film
Réalisation : Sébastien Dupouey, Thomas Ostermeier.
Prises de vues : Marcus Lenz, Sébastien Dupouey, Marie Sanchez.
Montage : Sébastien Dupouey.
Bande originale : Peter Carstens, Robert Nabholz.
Musique : Nils Ostendorf.
Sound design : Jochen Jezussek.
Recherche archives : Laure Comte.
Technique vidéo : Jake Witlen, Sabrina Bruckner.

© Mathilda Olmi/Théâtre Vidy.
© Mathilda Olmi/Théâtre Vidy.
A été représenté dans le cadre du FAB, les 16 et 17 octobre 2019, au Carré-Colonnes, Saint-Médard-en-Jalles (33).
Le FAB s'est déroulé du 4 au 20 octobre 2019.
>> fab.festivalbordeaux.com

Tournée 2019/2020
Du 22 au 24 octobre 2019 : Le lieu unique, Nantes (44).
6 et 7 novembre 2019 : Théâtre Molière - Scène nationale archipel de Thau, Sète (34).
du 13 au 15 novembre 2019 : Espace Malraux - Scène nationale Chambéry Savoie, Chambéry (73).
19 et 21 novembre 2019 : La Criée - Théâtre national, Marseille (13).
30 novembre 2019 : Theater Basel, Bâle (Suisse).
6 et 7 décembre 2019 : Festival Temporada Alta, Salt, Gérone (Espagne).
Du 16 au 25 janvier 2020 : Théâtre des Célestins, Lyon (69).

Yves Kafka
Mardi 22 Octobre 2019

Nouveau commentaire :

Théâtre | Danse | Concerts & Lyrique | À l'affiche | À l'affiche bis | Cirque & Rue | Humour | Festivals | Pitchouns | Paroles & Musique | Avignon 2017 | Avignon 2018 | Avignon 2019 | CédéDévédé | Trib'Une | RV du Jour | Pièce du boucher | Coulisses & Cie | Coin de l’œil | Archives | Avignon 2021 | Avignon 2022 | Avignon 2023 | Avignon 2024 | À l'affiche ter







À découvrir

"Rimbaud Cavalcades !" Voyage cycliste au cœur du poétique pays d'Arthur

"Je m'en allais, les poings dans mes poches crevées…", Arthur Rimbaud.
Quel plaisir de boucler une année 2022 en voyageant au XIXe siècle ! Après Albert Einstein, je me retrouve face à Arthur Rimbaud. Qu'il était beau ! Le comédien qui lui colle à la peau s'appelle Romain Puyuelo et le moins que je puisse écrire, c'est qu'il a réchauffé corps et cœur au théâtre de l'Essaïon pour mon plus grand bonheur !

© François Vila.
Rimbaud ! Je me souviens encore de ses poèmes, en particulier "Ma bohème" dont l'intro est citée plus haut, que nous apprenions à l'école et que j'avais déclamé en chantant (et tirant sur mon pull) devant la classe et le maître d'école.

Beauté ! Comment imaginer qu'un jeune homme de 17 ans à peine puisse écrire de si sublimes poèmes ? Relire Rimbaud, se plonger dans sa bio et venir découvrir ce seul en scène. Voilà qui fera un très beau de cadeau de Noël !

C'est de saison et ça se passe donc à l'Essaïon. Le comédien prend corps et nous invite au voyage pendant plus d'une heure. "Il s'en va, seul, les poings sur son guidon à défaut de ne pas avoir de cheval …". Et il raconte l'histoire d'un homme "brûlé" par un métier qui ne le passionne plus et qui, soudain, décide de tout quitter. Appart, boulot, pour suivre les traces de ce poète incroyablement doué que fut Arthur Rimbaud.

Isabelle Lauriou
25/03/2024
Spectacle à la Une

"Mon Petit Grand Frère" Récit salvateur d'un enfant traumatisé au bénéfice du devenir apaisé de l'adulte qu'il est devenu

Comment dire l'indicible, comment formuler les vagues souvenirs, les incertaines sensations qui furent captés, partiellement mémorisés à la petite enfance. Accoucher de cette résurgence voilée, diffuse, d'un drame familial ayant eu lieu à l'âge de deux ans est le parcours théâtral, étonnamment réussie, que nous offre Miguel-Ange Sarmiento avec "Mon petit grand frère". Ce qui aurait pu paraître une psychanalyse impudique devient alors une parole salvatrice porteuse d'un écho libératoire pour nos propres histoires douloureuses.

© Ève Pinel.
9 mars 1971, un petit bonhomme, dans les premiers pas de sa vie, goûte aux derniers instants du ravissement juvénile de voir sa maman souriante, heureuse. Mais, dans peu de temps, la fenêtre du bonheur va se refermer. Le drame n'est pas loin et le bonheur fait ses valises. À ce moment-là, personne ne le sait encore, mais les affres du destin se sont mis en marche, et plus rien ne sera comme avant.

En préambule du malheur à venir, le texte, traversant en permanence le pont entre narration réaliste et phrasé poétique, nous conduit à la découverte du quotidien plein de joie et de tendresse du pitchoun qu'est Miguel-Ange. Jeux d'enfants faits de marelle, de dinette, de billes, et de couchers sur la musique de Nounours et de "bonne nuit les petits". L'enfant est affectueux. "Je suis un garçon raisonnable. Je fais attention à ma maman. Je suis un bon garçon." Le bonheur est simple, mais joyeux et empli de tendresse.

Puis, entre dans la narration la disparition du grand frère de trois ans son aîné. La mort n'ayant, on le sait, aucune morale et aucun scrupule à commettre ses actes, antinaturelles lorsqu'il s'agit d'ôter la vie à un bambin. L'accident est acté et deux gamins dans le bassin sont décédés, ceux-ci n'ayant pu être ramenés à la vie. Là, se révèle l'avant et l'après. Le bonheur s'est enfui et rien ne sera plus comme avant.

Gil Chauveau
05/04/2024
Spectacle à la Une

"Un prince"… Seul en scène riche et pluriel !

Dans une mise en scène de Marie-Christine Orry et un texte d'Émilie Frèche, Sami Bouajila incarne, dans un monologue, avec superbe et talent, un personnage dont on ignore à peu près tout, dans un prisme qui brasse différents espaces-temps.

© Olivier Werner.
Lumière sur un monticule qui recouvre en grande partie le plateau, puis le protagoniste du spectacle apparaît fébrilement, titubant un peu et en dépliant maladroitement, à dessein, son petit tabouret de camping. Le corps est chancelant, presque fragile, puis sa voix se fait entendre pour commencer un monologue qui a autant des allures de récit que de narration.

Dans ce monologue dans lequel alternent passé et présent, souvenirs et réalité, Sami Bouajila déploie une gamme d'émotions très étendue allant d'une voix tâtonnante, hésitante pour ensuite se retrouver dans un beau costume, dans une autre scène, sous un autre éclairage, le buste droit, les jambes bien plantées au sol, avec un volume sonore fort et bien dosé. La voix et le corps sont les deux piliers qui donnent tout le volume théâtral au caractère. L'évidence même pour tout comédien, sauf qu'avec Sami Bouajila, cette évidence est poussée à la perfection.

Toute la puissance créative du comédien déborde de sincérité et de vérité avec ces deux éléments. Nul besoin d'une couronne ou d'un crucifix pour interpréter un roi ou Jésus, il nous le montre en utilisant un large spectre vocal et corporel pour incarner son propre personnage. Son rapport à l'espace est dans un périmètre de jeu réduit sur toute la longueur de l'avant-scène.

Safidin Alouache
12/03/2024