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Théâtre

"Edelweiss" Ironie critique face à l'Histoire

Dans un texte bien construit et une très belle mise en scène, Sylvain Creuzevault nous replonge dans les heures sombres de la collaboration avec ses hommes politiques et ses intellectuels. Mariant avec précision et fluidité, Histoire et fable, il montre avec humour les coulisses d'une époque habitée de figures autant tragiques qu'infâmes et où le conservatisme et l'antisémitisme étaient guidés par l'extermination des juifs.



© Jean-Louis Fernandez.
© Jean-Louis Fernandez.
Nous sommes au cœur de la collaboration, dans la France fasciste des années quarante en pleine Seconde Guerre mondiale. On y rencontre, entre autres, Pierre Laval (Arthur Igual), Marcel Déat (Pierre-Félix Gravière), Lucien Rebatet (Lucie Rouxel), Louis-Ferdinand Destouches dit Céline (Frédéric Noaille), Robert Brasillac (Charlotte Issaly), Philippe Henriot et Pierre Drieu La Rochelle (Vladislav Galard). Toutes les figures de la collaboration sont présentes. Léon Blum (Arthur Igual) y apparaît rapidement, lui qui fut l'une des cibles les plus haïes de ce régime, car juif et symbole de la décadence – avec les congés payés – pour l'extrême droite collaborationniste.

C'est bien évidemment une pièce politique, mais également comique par biais des aspects. Le jeu est très vocal avec des orateurs, des discours et une emphase dans la voix. La scénographie, s'étalant sur un large espace, fait écho à celle-ci, montrant chaque personnage beaucoup plus petit que son époque, la scène pouvant symboliser celle-ci. Le rideau se lève sur Brasillac (1909-1945), écrivain, rédacteur en chef du journal antisémite et collaborationniste "Je suis partout". Il raconte son positionnement politique, la voix sûre, avec conviction et sans regret.

© Jean-Louis Fernandez.
© Jean-Louis Fernandez.
L'entame de la pièce est aussi des plus décalées où, entre autres, Déat remercie le public d'être présent pour cette "réunion de collabos fascistes" avec un clin d'œil à la pièce même d'"Edelweiss". On est ainsi avec des protagonistes qui savent l'existence de la pièce qu'ils jouent en même temps, mais dans un autre lieu et pourtant à une autre époque. Télescopage truculent qui mêle des temporalités différentes à la réalité de moments historiques avec leurs pendants théâtraux. Ainsi qui parle ? Le comédien qui joue Déat ou le personnage ayant existé et ancré dans ses convictions et son époque ? Les deux ! Ce qui donne un décalage croustillant entre propos tragiques et comiques.

La scénographie présente une grande salle aux couleurs ocre et marron avec une station radio et un piano côté cour. Côté jardin, il y a une porte éteinte et un téléphone mural. Sur la même scène, plusieurs tableaux se déroulent comme la rencontre entre Otto Abetz (Vladislav Galard), ambassadeur d'Allemagne et Pierre Laval. On y voit aussi des danseurs à poil jouant une chorégraphie, passablement ridicule, comme un clin d'œil inversé à une époque où la virilité était revendiquée avec "Travail, Famille, Patrie" comme devise.

© Jean-Louis Fernandez.
© Jean-Louis Fernandez.
Ce décalage entre le fait historique et certains intermèdes, comiques ou dansés, donne à la pièce un cachet énigmatique où la véracité des faits est réelle et où la mise en scène de Creuzevault prend plaisir à l'accompagner d'un aspect décalé, peu coutumier de l'époque. Cette double focale inscrit la fable entre récit et imagination, permettant d'inscrire "Edelweiss" dans une temporalité croisée où l'instant prête assistance à certains propos ou situations qui ne peuvent trouver leur vérité que dans une irréalité.

Se retrouvent aussi deux paysans dans leur champ, semant déjà leur blé. Dans cette action, le temps est symbolisé par le blé grandissant en un clin d'œil, la seconde devenant alors semaine. La scénographie n'a pas changé pour autant, car elle est presque neutre avec son grand espace.

Les années, avec son fait historique, sont affichées en caractères noirs sur un grand rideau transparent qui se lève avant que la scène se joue. Sur cette découpe qui en est faite, est mis en exergue le rapport des protagonistes face à chacun d'entre eux et aux événements. On les voit, on les écoute, les entend plaider leur cause pour certains, tous face au public, sans se départir de leurs convictions. Ils sont jugés par l'Histoire, incarnée par le public, silencieux et n'ayant pas vocation à parler.

© Jean-Louis Fernandez.
© Jean-Louis Fernandez.
Un moment, Céline (1894-1961) défèque au centre du plateau, dos au public, et l'excrément reste pendant plusieurs scènes. Il est même utilisé comme marqueur de moustache à la Hitler par certains caractères. On bascule ainsi sur une forme de burlesque, le corps devenant source d'expression dans sa plus forme la plus basique. La pièce a deux visages et peut se lire à plusieurs échelles. D'un côté, le sérieux de l'Histoire avec ses drames et ses exactions qui ne sont pas montrés, mais connus pour autant.

De l'autre, certains personnages qui se jouent de leur rôle en prenant à rebrousse-poil des situations. Par exemple, le "Salut à Hitler" fait au téléphone par Otto Abetz (1903-1958) permet ainsi de donner un aspect comique à la situation et de montrer l'avilissement de la France à l'égard du Führer. Cette familiarité fait ainsi écho à la politique plus que zélée du gouvernement français collaborationniste, jumelle de celle des Allemands dans leur chasse et extermination des juifs.

Il y a aussi une scène humoristique, de théâtre dans le théâtre, avec un accident de voiture de Pierre Laval (1889-1945) et Otto Abetz sur une route de campagne en direction d'un rendez-vous avec Hitler. Autre scène avec une remontée du temps où le terme "Décadence" est vu, entre autres, au travers de propos d'Houellebecq, Gainsbourg (1928-1991) et d'auteurs bien plus anciens, comme s'il avait été porté par toutes les époques pour désigner, sous des formes variées, soit un sentiment d'épanouissement et de laisser-aller jouissif, soit de noirceur caractérisée et raciste pour Zemmour.

© Jean-Louis Fernandez.
© Jean-Louis Fernandez.
L'identité sexuelle reste ambiguë aussi dans la déclinaison qui en est faite pour Robert Brasillach et Lucien Rebatet (1903-1972), joués respectivement par Charlotte Issaly et Lucie Rouxel. Cela interpelle au premier abord et permet de fixer une attention particulière sur eux, l'ambiguïté des caractères donne un aspect énigmatique permettant de poser la question d'un "Pourquoi ?", autant de ce qu'ils sont que de ce qu'ils ont fait.

La fable bascule entre récit, discours et Histoire. Les lieux, comme les zones Nord et Sud, sont aussi désignés par de grands caractères noirs situés en hauteur et qui descendent. Nous sommes aussi dans du théâtre dans le théâtre dans lequel les personnages font état de la scénographie ou jouent de certains événements théâtraux. Ce décentrage du regard qu'ils portent sur ce qu'ils les entourent donne un timbre humoristique à la pièce. Il permet aussi de prendre du recul, sans l'excuser pour autant, sur la politique collaborationniste infâme de ceux qui l'ont incarnée afin de décrypter le comportement de ceux qu'ils l'ont fait et soutenu.

"Edelweiss"

© Jean-Louis Fernandez.
© Jean-Louis Fernandez.
Mise en scène : Sylvain Creuzevault.
Assistant à la mise en scène : Ivan Marquez.
De et avec : Juliette Bialek, Valérie Dréville, Vladislav Galard, Pierre-Félix Gravière, Arthur Igual, Charlotte Issaly, Frédéric Noaille, Lucie Rouxel et Antonin Rayon (musicien).
Avec l'amicale participation de Nicolas Bouchaud.
Dramaturgie : Julien Vella.
Lumière : Vyara Stefanova.
Création musique, son : Antonin Rayon, Loïc Waridel.
Scénographie : Jean-Baptiste Bellon, Jeanne Daniel-Nguyen.
Vidéo : Simon Anquetil.
Maquillage, perruques : Mityl Brimeur.
Costumes : Constant Chiassai-Polin.
Régie générale : Clément Casazza.
Durée : 2 h 10.

Du 21 septembre au 22 octobre 2023.
Du mardi au samedi à 20 h, dimanche à 15 h.
Théâtre de l'Odéon, Atelier Berthier, Paris 17e, 01 44 85 40 40.
>> theatre-odeon.eu

Tournée
28 février au 5 mars 2024 : Théâtre Garonne - Scène européenne, Toulouse (31).
12 au 15 mars 2024 : La Comédie de Saint-Étienne, Saint-Étienne (42).
21 et 22 mars 2024 : Bonlieu - Scène nationale, Annecy (74).
27 et 28 mars 2024 : L'Empreinte - Scène nationale, Brive (19).
30 et 31 mai 2024 : Points communs - Scène nationale, Cergy-Pontoise (95).

Safidin Alouache
Lundi 9 Octobre 2023

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