La Revue du Spectacle, le magazine des arts de la scène et du spectacle vivant. Infos théâtre, chanson, café-théâtre, cirque, arts de la rue, agenda, CD, etc.



Augmenter la taille du texte
Diminuer la taille du texte
Partager
Concerts

Vie et destin d’une œuvre persécutée : Rozhdestvensky dirige la 4e symphonie de Chostakovitch avec un Orchestre de Paris envoûté !

C’est la nuit à Leningrad, une nuit froide de janvier 1936. Le bruit strident des freins de deux voitures réveille Dimitri Chostakovitch de son léger sommeil, peuplé de cauchemars. Il respire mal allongé dans son lit, dans l’obscurité de l’appartement situé au 9 de la rue Marat, près de la Perspective Nevski.



Guennadi Rozhdestvensky © DR.
Guennadi Rozhdestvensky © DR.
Le compositeur écoute de toutes ses forces les bruits de bottes, les claquements de portières, les voix inconnues qui donnent des ordres. Il est paralysé de terreur, comme tous les habitants de l’immeuble maintenant réveillés. C’est le NKVD (1). Qui viennent-ils arrêter cette fois ?

Ce n’est pas le compositeur que la police secrète de Staline vient arrêter cette nuit-là - pas encore (2) - en ces temps de grandes purges dans la société soviétique, prélude aux grands procès de 1937. Mais le danger est réel : Chostakovitch vient de lire dans la Pravda un article anonyme sur son nouvel opéra "Lady Macbeth of Mzensk", qui vient d’être joué à Moscou devant le "Petit Père des Peuples".

Émanant directement du Kremlin, la critique est sévère. Et menaçante. L’auteur accuse Chostakovitch de "formalisme petit-bourgeois", traite son œuvre de "galimatias musical" (en cause : son style, son sujet et son grand succès dans toute l’URSS) et conclut sinistrement qu’il s’agit "d’un jeu qui pourrait mal finir". Le genre de remarque qui vous envoie alors directement au Fort de Lefortovo, antichambre de la Sibérie. Ou de l’exécution pure et simple dans les caves de la forteresse policière.

Quelques mois plus tard, les répétitions de la Symphonie n’4 en ut mineur, que Chostakovitch vient d’achever, sont retirées du programme du concert de l’Orchestre philharmonique de Leningrad - que ce dernier devait pourtant créer. Il faudra au compositeur persécuté attendre la déstalinisation, en 1961, pour la voir jouée. À l’Ouest, le chef Guennadi Rozhdestvensky est un des premiers à la populariser à la même époque.

© Wladimir Polak.
© Wladimir Polak.
Il est un familier de Chostakovitch, qui lui a dédié certaines de ses œuvres. Imaginez mon émotion : je vais voir pour la première fois à la salle Pleyel ce chef d’orchestre né en 1931, ce monument de l’histoire musicale russe, une vraie légende à qui Bruno Monsaingeon a consacré deux films ! Et pour diriger cette mythique et malheureuse 4e symphonie ! Je ne suis pas la seule : un public nombreux se presse dans la belle salle art déco.

Et nous ne serons pas déçus. Reflet de l’état mental souffrant du musicien isolé et attaqué - insomnie, dépression et moments de révoltes -, la 4e Symphonie déploie, dans sa tonalité en ut mineur, tous les prestiges d’une fresque grandiose et parfois subtilement malhérienne. Son écriture très chostakovienne (sans aucun compromis aux canons réalistes-socialistes) recourt à l’ample forme sonate et parfois même au poème symphonique le plus sombre, plein de fulgurances de couleurs et de timbres.

Ce qui donne l’occasion à un énorme orchestre (certains pupitres voient leur effectif quadrupler !) d’interpréter une œuvre d’une stupéfiante puissance, avec ces dialogues, ces rivalités, ces déchirements et ces moments largo de pure harmonie entre les cordes, les vents, les percussions, les cuivres. On est comme transporté dans un autre espace, celui d’une mort et d’une renaissance, au-delà des ténèbres de l’âme. Une œuvre véritablement cosmique.

Comment décrire la prestation de l’Orchestre de Paris ? Elle est tout simplement brillante, sous la baguette géniale de Rozhdestvensky. Ils se connaissent depuis 1999. Et le vieux directeur de 81 ans, vieillard chenu en apparence, mais solide comme un chêne - il dirige debout pendant une heure et demie - semble un magicien. Économe de ses gestes, on dirait qu’il fait jouer les musiciens comme par enchantement. Et eux ont le regard aimanté vers lui.

Nous avons vécu ce 24 octobre un moment exceptionnel, clos comme il se doit par les acclamations du public parisien. Facétieux, le chef russe lui a montré la partition, pour rendre hommage à plusieurs décennies de distance à un des dieux de la musique du XXe siècle, Dimitri Chostakovitch.

Notes :
(1) NKVD, ancêtre du KGB.
(2) Chostakovitch sera plusieurs fois menacé, interrogé et sera sauvé in extremis d’une condamnation. L’officier instructeur en charge de son dossier ayant été exécuté avant qu’il ait fini !


Concert entendu le 24 octobre 2012 (Votre reporter, étant arrivée en retard, n’a pu entendre correctement la première partie du concert : une fantaisie au piano jouée par la femme du chef d’orchestre, la pianiste Viktoria Postnikova).

Programme :
Piotr Igor Tchaïkovski (1840 - 1893), Fantaisie pour piano et orchestre en sol majeur, opus 56.
Dimitri Chostakovitch (1906 - 1975), Symphonie n°4 en ut mineur, opus 43.

Guennadi Rozhdestvensky, direction.
Viktoria Postnikova, piano.
Orchestre de Paris.
Roland Daugareil, violon solo.
© Mirco Magliocca.
© Mirco Magliocca.

Christine Ducq
Mardi 30 Octobre 2012

Nouveau commentaire :

Concerts | Lyrique












À Découvrir

"La Chute" Une adaptation réussie portée par un jeu d'une force organique hors du commun

Dans un bar à matelots d'Amsterdam, le Mexico-City, un homme interpelle un autre homme.
Une longue conversation s'initie entre eux. Jean-Baptiste Clamence, le narrateur, exerçant dans ce bar l'intriguant métier de juge-pénitent, fait lui-même les questions et les réponses face à son interlocuteur muet.

© Philippe Hanula.
Il commence alors à lever le voile sur son passé glorieux et sa vie d'avocat parisien. Une vie réussie et brillante, jusqu'au jour où il croise une jeune femme sur le pont Royal à Paris, et qu'elle se jette dans la Seine juste après son passage. Il ne fera rien pour tenter de la sauver. Dès lors, Clamence commence sa "chute" et finit par se remémorer les événements noirs de son passé.

Il en est ainsi à chaque fois que nous prévoyons d'assister à une adaptation d'une œuvre d'Albert Camus : un frémissement d'incertitude et la crainte bien tangible d'être déçue nous titillent systématiquement. Car nous portons l'auteur en question au pinacle, tout comme Jacques Galaud, l'enseignant-initiateur bien inspiré auprès du comédien auquel, il a proposé, un jour, cette adaptation.

Pas de raison particulière pour que, cette fois-ci, il en eût été autrement… D'autant plus qu'à nos yeux, ce roman de Camus recèle en lui bien des considérations qui nous sont propres depuis toujours : le moi, la conscience, le sens de la vie, l'absurdité de cette dernière, la solitude, la culpabilité. Entre autres.

Brigitte Corrigou
09/10/2024
Spectacle à la Une

"Very Math Trip" Comment se réconcilier avec les maths

"Very Math Trip" est un "one-math-show" qui pourra réconcilier les "traumatisés(es)" de cette matière que sont les maths. Mais il faudra vous accrocher, car le cours est assuré par un professeur vraiment pas comme les autres !

© DR.
Ce spectacle, c'est avant tout un livre publié par les Éditions Flammarion en 2019 et qui a reçu en 2021 le 1er prix " La Science se livre". L'auteur en est Manu Houdart, professeur de mathématiques belge et personnage assez emblématique dans son pays. Manu Houdart vulgarise les mathématiques depuis plusieurs années et obtient le prix de " l'Innovation pédagogique" qui lui est décerné par la reine Paola en personne. Il crée aussi la maison des Maths, un lieu dédié à l'apprentissage des maths et du numérique par le jeu.

Chaque chapitre de cet ouvrage se clôt par un "Waooh" enthousiaste. Cet enthousiasme opère aussi chez les spectateurs à l'occasion de cet one-man-show exceptionnel. Un spectacle familial et réjouissant dirigé et mis en scène par Thomas Le Douarec, metteur en scène du célèbre spectacle "Les Hommes viennent de Mars et les femmes de Vénus".

N'est-ce pas un pari fou que de chercher à faire aimer les mathématiques ? Surtout en France, pays où l'inimitié pour cette matière est très notoire chez de nombreux élèves. Il suffit pour s'en faire une idée de consulter les résultats du rapport PISA 2022. Rapport édifiant : notre pays se situe à la dernière position des pays européens et avant-dernière des pays de l'OCDE.
Il faut urgemment reconsidérer les bases, Monsieur le ministre !

Brigitte Corrigou
12/04/2025
Spectacle à la Une

"La vie secrète des vieux" Aimer même trop, même mal… Aimer jusqu'à la déchirure

"Telle est ma quête", ainsi parlait l'Homme de la Mancha de Jacques Brel au Théâtre des Champs-Élysées en 1968… Une quête qu'ont fait leur cette troupe de vieux messieurs et vieilles dames "indignes" (cf. "La vieille dame indigne" de René Allio, 1965, véritable ode à la liberté) avides de vivre "jusqu'au bout" (ouaf… la crudité revendiquée de leur langue émancipée y autorise) ce qui constitue, n'en déplaise aux catholiques conservateurs, le sel de l'existence. Autour de leur metteur en scène, Mohamed El Khatib, ils vont bousculer les règles de la bienséance apprise pour dire sereinement l'amour chevillé au corps des vieux.

© Christophe Raynaud de Lage.
Votre ticket n'est plus valable. Prenez vos pilules, jouez au Monopoly, au Scrabble, regardez la télé… des jeux de votre âge quoi ! Et surtout, ayez la dignité d'attendre la mort en silence, on ne veut pas entendre vos jérémiades et – encore moins ! – vos chuchotements de plaisir et vos cris d'amour… Mohamed El Khatib, fin observateur des us et coutumes de nos sociétés occidentales, a documenté son projet théâtral par une série d'entretiens pris sur le vif en Ehpad au moment de la Covid, des mouroirs avec eau et électricité à tous les étages. Autour de lui et d'une aide-soignante, artiste professionnelle pétillante de malice, vont exister pleinement huit vieux et vieilles revendiquant avec une belle tranquillité leur droit au sexe et à l'amour (ce sont, aussi, des sentimentaux, pas que des addicts de la baise).

Un fauteuil roulant poussé par un vieux très guilleret fait son entrée… On nous avertit alors qu'en fonction du grand âge des participant(e)s au plateau, et malgré les deux défibrillateurs à disposition, certain(e)s sont susceptibles de mourir sur scène, ce qui – on l'admettra aisément – est un meilleur destin que mourir en Ehpad… Humour noir et vieilles dentelles, le ton est donné. De son fauteuil, la doyenne de la troupe, 91 ans, Belge et ancienne présentatrice du journal TV, va ar-ti-cu-ler son texte, elle qui a renoncé à son abonnement à la Comédie-Française car "ils" ne savent plus scander, un vrai scandale ! Confiant plus sérieusement que, ce qui lui manque aujourd'hui – elle qui a eu la chance d'avoir beaucoup d'hommes –, c'est d'embrasser quelqu'un sur la bouche et de manquer à quelqu'un.

Yves Kafka
30/08/2024