La Revue du Spectacle, le magazine des arts de la scène et du spectacle vivant. Infos théâtre, chanson, café-théâtre, cirque, arts de la rue, agenda, CD, etc.



Augmenter la taille du texte
Diminuer la taille du texte
Partager
Théâtre

"Dieu ne fait rien pour les faibles" Il faut bombarder Auschwitz, phrase choc de deux évadées du camp

La scène se déroule en avril 1944, dans une petite ville de Slovaquie, Zilina. Deux jeunes femmes, Marthe et Elsa, s'adressent au conseil juif de la ville pour demander de l'aide, mais surtout demander à être entendues. Elles semblent fatiguées, sont vêtues de hardes et n'ont aucun bagage. Elles disent s'être évadées d'un camp de prisonniers. Un camp en Pologne, dont la frontière n'est qu'à quelques dizaines de kilomètres. Un camp dont aucun des membres du conseil n'a entendu parler à cette époque : le camp d'Auschwitz.



© Olivier Hamel.
© Olivier Hamel.
En cette interminable période de guerre, la méfiance règne dans la communauté juive. Les plus folles rumeurs circulent un peu partout sur les exactions nazies. On se méfie des espionnages, toujours possibles. Le conseil décide alors de désigner deux personnages pour interroger les deux fugitives : un notable de la ville chez qui vont loger les deux jeunes femmes et un rabbin de Bratislava expressément appelé pour s'occuper de cette affaire.

Tout le fil dramatique de la pièce sera tendu dans une suite d'entretiens, d'interrogatoires aux allures bienveillantes, de révélations dont l'horreur aura toutes les peines du monde à être prise pour vérité tant elle semble inimaginable pour ceux dont la solution finale n'était pas encore connue. Par petites touches, par aveux successifs, par heurts plus ou moins violents, l'histoire se dévoile et les mises en doutes des deux enquêteurs, au début agressives, s'atténuent.

C'est passionnant de voir peu à peu, au fil des entretiens et des différentes révélations faites par les deux femmes, l'incrédulité des deux représentants de la communauté juive se fissurer, se fragiliser pour, à la toute fin, laisser place à l'effarement le plus total. Passionnant également de pouvoir assister alternativement aux deux points de vue : celui des deux hommes, leur méfiance vis-à-vis des deux jeunes femmes et de leur histoire, et celui des deux femmes, blessées par cette défiance, elles qui portent déjà blessures et honte des humiliations du camp.

© Olivier Hamel.
© Olivier Hamel.
Comment témoigner d'une chose affreuse que l'on a subie ? Voici une des questions sous-jacentes qui viennent à l'esprit en assistant à cette pièce. On assiste ainsi au dépouillement pudique de deux jeunes femmes devant deux vieux hommes méfiants ; et c'est à la fois beau et terrible. Car outre la question centrale de la révélation de la Shoah qui est le centre de toute la pièce, la question de la liberté féminine dans un monde régi par les hommes ne cesse de surgir.

Loin de ne jamais tomber dans le pathos, la mise en scène d'Olivier Hamel et sa direction d'acteur donnent la distance nécessaire pour être touché sans être meurtri. La présence d'un guitariste (Thomas Griffaut, tout en délicatesse), qui ponctue la totalité du spectacle, apporte de belles respirations qui permettent au spectacle de rejoindre parfois l'esprit du conte. Une lumière chaude apporte de l'humanité à la dureté de certains échanges et des passages de la vie courante, joués avec légèreté, contrebalancent également le côté glacial de l'histoire.

© Olivier Hamel.
© Olivier Hamel.
Le jeu des comédiens et surtout celui des deux comédiennes qui interprètent les deux rescapées, Chloé Gigandon et Léonie Perriard, est suffisamment bien distancié pour faire sonner le ténébreux sans y sombrer, principalement lors de monologues aux descriptions terribles. Les cinq personnages aux caractères bien définis donnent une belle vie à cette pièce tirée d'une histoire vraie, dont s'est inspiré l'auteur, Alain Girodet, également interprète du rabbin. Un rabbin plutôt sévère face à un notable doux, mais faible (une très convaincante création de personnage d'Erik Chantry) dont la femme (d'une fausse légèreté d'apparence donnée par Ava Cohen) finit par s'émanciper.

Une histoire vraie dont le récit finit par parvenir aux alliés, avec une terrible question posée sur la table : faut-il bombarder Auschwitz ? Et tuer des dizaines de milliers de prisonniers pour peut-être sauver des dizaines de milliers, voire des centaines de milliers d'autres ?

L'histoire est belle, le traitement intelligent, les scènes jouées avec sincérité et implication, voilà une pièce que l'on reçoit avec douceur et d'où l'on ressort avec une bribe de notre histoire en plus ; un peu plus riche, en quelque sorte.
◙ Bruno Fougniès

"Dieu ne fait rien pour les faibles"

© Olivier Hamel.
© Olivier Hamel.
Texte : Alain Girodet.
Mise en scène, scénographie, lumière et régie : Olivier Hamel.
Avec : Erik Chantry, Ava Cohen, Chloé Gigandon, Alain Girodet, Léonie Perriard et Thomas Griffaut (guitare).
Musique : Thomas Griffaut.
Costumes et accessoires : Marie Javelaud.
Production : Compagnie Être Ange et Art.
À partir de 10 ans.
Durée : 1 h 45.

Du 12 au 29 septembre 2024.
Du jeudi au samedi à 21 h, samedi et dimanche à 16 h 30.
Théâtre de l'Épée de Bois, Salle Studio, Cartoucherie de Vincennes, Paris 12ᵉ, 01 48 08 39 74.
>> epeedebois.com

Bruno Fougniès
Mercredi 18 Septembre 2024

Nouveau commentaire :

Théâtre | Danse | Concerts & Lyrique | À l'affiche | À l'affiche bis | Cirque & Rue | Humour | Festivals | Pitchouns | Paroles & Musique | Avignon 2017 | Avignon 2018 | Avignon 2019 | CédéDévédé | Trib'Une | RV du Jour | Pièce du boucher | Coulisses & Cie | Coin de l’œil | Archives | Avignon 2021 | Avignon 2022 | Avignon 2023 | Avignon 2024 | À l'affiche ter | Avignon 2025







À Découvrir

"Lilou et Lino Le Voyage vers les étoiles" Petit à petit, les chats deviennent l'âme de la maison*

Qu'il est bon de se retrouver dans une salle de spectacle !
Qu'il est agréable de quitter la jungle urbaine pour un moment de calme…
Qu'il est hallucinant de risquer encore plus sa vie à vélo sur une piste cyclable !
Je ne pensais pas dire cela en pénétrant une salle bondée d'enfants, mais au bruit du dehors, très souvent infernal, j'ai vraiment apprécié l'instant et le brouhaha des petits, âgés, de 3 à 8 ans.

© Delphine Royer.
Sur scène du Théâtre Essaïon, un décor représente une chambre d'enfant, celle d'une petite fille exactement. Cette petite fille est interprétée par la vive et solaire Vanessa Luna Nahoum, tiens ! "Luna" dans son prénom, ça tombe si bien. Car c'est sur la lune que nous allons voyager avec elle. Et les enfants, sages comme des images, puisque, non seulement, Vanessa a le don d'adoucir les plus dissipés qui, très vite, sont totalement captés par la douceur des mots employés, mais aussi parce que Vanessa apporte sa voix suave et apaisée à l'enfant qu'elle incarne parfaitement. Un modèle pour les parents présents dans la salle et un régal pour tous ses "mini" yeux rivés sur la scène. Face à la comédienne.

Vanessa Luna Nahoum est Lilou et son chat – Lino – n'est plus là. Ses parents lui racontent qu'il s'est envolé dans les étoiles pour y pêcher. Quelle étrange idée ! Mais la vie sans son chat, si belle âme, à la fois réconfortante, câline et surprenante, elle ne s'y résout pas comme ça. Elle l'adore "trop" son animal de compagnie et qui, pour ne pas comprendre cela ? Personne ce matin en tout cas. Au contraire, les réactions fusent, le verbe est bien choisi. Les enfants sont entraînés dans cette folie douce que propose Lilou : construire une fusée et aller rendre visite à son gros minet.

Isabelle Lauriou
15/05/2025
Spectacle à la Une

"Un Chapeau de paille d'Italie" Une version singulière et explosive interrogeant nos libertés individuelles face aux normalisations sociétales et idéologiques

Si l'art de générer des productions enthousiastes et inventives est incontestablement dans l'ADN de la compagnie L'Éternel Été, l'engagement citoyen fait aussi partie de la démarche créative de ses membres. La présente proposition ne déroge pas à la règle. Ainsi, Emmanuel Besnault et Benoît Gruel nous offrent une version décoiffante, vive, presque juvénile, mais diablement ancrée dans les problématiques actuelles, du "Chapeau de paille d'Italie"… pièce d'Eugène Labiche, véritable référence du vaudeville.

© Philippe Hanula.
L'argument, simple, n'en reste pas moins source de quiproquos, de riantes ficelles propres à la comédie et d'une bonne dose de situations grotesques, burlesques, voire absurdes. À l'aube d'un mariage des plus prometteurs avec la très florale Hélène – née sans doute dans les roses… ornant les pépinières parentales –, le fringant Fadinard se lance dans une quête effrénée pour récupérer un chapeau de paille d'Italie… Pour remplacer celui croqué – en guise de petit-déj ! – par un membre de la gent équestre, moteur exclusif de son hippomobile, ci-devant fiacre. À noter que le chapeau alimentaire appartenait à une belle – porteuse d'une alliance – en rendez-vous coupable avec un soldat, sans doute Apollon à ses heures perdues.

N'ayant pas vocation à pérenniser toute forme d'adaptation académique, nos deux metteurs en scène vont imaginer que cette histoire absurde est un songe, le songe d'une nuit… niché au creux du voyage ensommeillé de l'aimable Fadinard. Accrochez-vous à votre oreiller ! La pièce la plus célèbre de Labiche se transforme en une nouvelle comédie explosive, électro-onirique ! Comme un rêve habité de nounours dans un sommeil moelleux peuplé d'êtres extravagants en doudounes orange.

Gil Chauveau
11/03/2024
Spectacle à la Une

"La vie secrète des vieux" Aimer même trop, même mal… Aimer jusqu'à la déchirure

"Telle est ma quête", ainsi parlait l'Homme de la Mancha de Jacques Brel au Théâtre des Champs-Élysées en 1968… Une quête qu'ont fait leur cette troupe de vieux messieurs et vieilles dames "indignes" (cf. "La vieille dame indigne" de René Allio, 1965, véritable ode à la liberté) avides de vivre "jusqu'au bout" (ouaf… la crudité revendiquée de leur langue émancipée y autorise) ce qui constitue, n'en déplaise aux catholiques conservateurs, le sel de l'existence. Autour de leur metteur en scène, Mohamed El Khatib, ils vont bousculer les règles de la bienséance apprise pour dire sereinement l'amour chevillé au corps des vieux.

© Christophe Raynaud de Lage.
Votre ticket n'est plus valable. Prenez vos pilules, jouez au Monopoly, au Scrabble, regardez la télé… des jeux de votre âge quoi ! Et surtout, ayez la dignité d'attendre la mort en silence, on ne veut pas entendre vos jérémiades et – encore moins ! – vos chuchotements de plaisir et vos cris d'amour… Mohamed El Khatib, fin observateur des us et coutumes de nos sociétés occidentales, a documenté son projet théâtral par une série d'entretiens pris sur le vif en Ehpad au moment de la Covid, des mouroirs avec eau et électricité à tous les étages. Autour de lui et d'une aide-soignante, artiste professionnelle pétillante de malice, vont exister pleinement huit vieux et vieilles revendiquant avec une belle tranquillité leur droit au sexe et à l'amour (ce sont, aussi, des sentimentaux, pas que des addicts de la baise).

Un fauteuil roulant poussé par un vieux très guilleret fait son entrée… On nous avertit alors qu'en fonction du grand âge des participant(e)s au plateau, et malgré les deux défibrillateurs à disposition, certain(e)s sont susceptibles de mourir sur scène, ce qui – on l'admettra aisément – est un meilleur destin que mourir en Ehpad… Humour noir et vieilles dentelles, le ton est donné. De son fauteuil, la doyenne de la troupe, 91 ans, Belge et ancienne présentatrice du journal TV, va ar-ti-cu-ler son texte, elle qui a renoncé à son abonnement à la Comédie-Française car "ils" ne savent plus scander, un vrai scandale ! Confiant plus sérieusement que, ce qui lui manque aujourd'hui – elle qui a eu la chance d'avoir beaucoup d'hommes –, c'est d'embrasser quelqu'un sur la bouche et de manquer à quelqu'un.

Yves Kafka
30/08/2024