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Danse

"Forces de la Nature" Oublier l'Anthropocène… échanges humains en haute attitude

Notre espèce, qui doit à son hyper-technologie d'être promue au rang de principale force de transformation de notre vieille planète, apparaît bien démunie face au défi que lui offre la haute montagne… "Forces de la Nature" - titre à double entrée "naturelle", écologique et humaine - est là pour ouvrir sur d'autres horizons. Comme une brèche salutaire pourfendant le nouvel âge géologique, cette performance théâtrale chorégraphiée ramène aux sources. L'Homme ne redeviendrait-il fréquentable qu'en acceptant d'être "en lien" avec ses semblables, dans une Nature qui, en le dépassant, le ramène à de plus justes considérations ?



© Alix Boillot.
© Alix Boillot.
De réalisation en réalisation, Ivana Müller, artiste d'origine croate, chorégraphe, plasticienne, performeuse et auteure, creuse le même sillon ; un sillon de nature à nous projeter dans les arcanes de notre monde pour le mieux donner à voir… Après ses "Conversations déplacées" (présentées au Carré-Colonnes en 2017) et leur gigantesque plante verte autour de laquelle quatre randonneurs laissaient surgir avec grand naturel leurs réflexions, est venu le temps de "Forces de la Nature" où cinq autres évadés de la civilisation vont, encordés solidement les uns aux autres, être confrontés à un parcours escarpé semé d'échos philosophiques.

Avant que tout ne commence, dans une obscurité totale - résonance d'une boîte noire contenant les désirs enfouis - des voix trouent le silence régnant sur le plateau. Et ce qu'elles disent ces voix éclatantes de vie, c'est la nostalgie du toucher perdu, celle du contact physique à fleur de peau, ou encore l'impétueux désir de renouer avec des sensations libres de toute empreinte… Quand la lumière se fait, apparaît un homme aux pas hésitants, suivi bientôt par deux femmes et deux hommes, tous encordés, comme si ce lien tangible - qui les réunit dans le même espace-temps semé de difficultés à affronter - était la métaphore de ce que devrait être la traversée de l'existence terrestre, un parcours vécu solidairement.

© Alix Boillot.
© Alix Boillot.
Sortis d'un sac d'alpiniste, les cordes et cordages multicolores se dévident à l'envi, tissent leur toile avec la même application que le feraient des araignées expertes. Et comme Pénélope tissant et retentissant sa toile dans l'attente d'Ulysse, l'ouvrage collectif est assorti de libres pensées l'accompagnant… L'une raconte le point zéro, ce point imaginaire où le monde commence, un point perdu quelque part dans le Golfe de Guinée, point qui, pour être atteint, a mobilisé pas moins de deux années de sa jeune existence. Situation cocasse qui fera dire à l'un de ses partenaires, amusé : "Faire tout ce qui est possible pour aller dans un endroit qui n'existe pas…". Telle apparaît la quête humaine, s'élancer délibérément vers un point final… où l'on sait ne plus être.

Toujours en correspondance, chacun doté de ses singularités, mais faisant corps avec les autres, les épreuves seront affrontées dans une insouciance planante. Du haut des escarpements, ils pourront ainsi contempler, toujours arrimés à leur mousqueton, l'immensité du vide s'étendant sous eux. Comme une attirance pleine de promesses, tel Ulysse résistant au chant des Sirènes, ils devront déjouer ce vide en le peuplant de leur seul imaginaire. Et si deux d'entre eux viennent un instant à perdre pied, l'interdépendance unissant chacun au groupe, leur fera reprendre pied dans une réalité à découvrir sans qu'elle les ensevelisse.

© Alix Boillot.
© Alix Boillot.
Ce mouvement, comme gage de la permanence du vivant, ils l'expérimenteront corps et biens. De même de l'humour comme antidote à l'absurdité existentielle. Ainsi de la fourmi décapitée qui continue d'avancer, sa tête n'ayant pas eu le temps d'informer ses pattes… Un dernier acte de liberté pure, le mouvement pour le mouvement, quand bien même serait-il parfaitement dépourvu de sens à lui donner.

Et pendant que les saillies jaillissent, parcourant les trajectoires de clowns qui tombent et se relèvent une infinité de fois, ou encore faisant cas de l'expérience de la gravité selon Thomas Pesquet et du risque sidéral de pisser ses os en manque de calcium, ils progressent candidement, connectés les uns aux autres et à leurs rêves "délirant" le réel.

Chemin faisant, à l'instar des Amérindiens qui, les yeux fermés, prennent conscience de leur position géostationnaire, ils éprouvent dans leur chair l'adage prônant que, pour trouver son chemin, il faut d'abord se perdre. Hissant le filet tissé au sol, la montagne apparaît les éclairant de sa splendeur aveuglante. Perdus dès lors dans un labyrinthe dont les parois leur envoient facétieusement l'écho de leur voix, ils surmontent à quatre pattes l'épreuve. Grâce à la force du collectif, ils sont ainsi venus au bout de cette "histoire bien ficelée"… mais pas à bout de leurs épreuves, la chute en réservant d'autres encore.

© Ivana Müller.
© Ivana Müller.
Entremêlant l'humour d'un parcours réintroduisant à haute altitude l'insoupçonnable légèreté de l'être affranchi de toute gravité (sauf la gravité terrestre) et des réflexions existentielles de haut vol, mêlant théâtre et chorégraphie, "Forces de la Nature" s'inscrit dans la pure veine des fables écologiques et philosophiques qu'Ivana Müller se plaît à nous conter avec une gourmandise contagieuse. De création en création, son art de plus en plus aiguisé nous offre un moment "extra-ordinaire" d'utopies vivifiantes à partager sans réserve.

Vu le mardi 21 mars 2023 ((jour unique de représentation) aux Colonnes - Scène Nationale Carré-Colonnes, Blanquefort (33).

"Forces de la Nature"

© Ivana Müller.
© Ivana Müller.
Concept, texte et chorégraphie : Ivana Müller.
En collaboration avec les interprètes : Julien Gallée-Ferré en alternance avec Sylvain Riéjou, Daphné Koutsafti en alternance avec Anne Lenglet, Julien Lacroix, Irina Solano en alternance avec Bahar Temiz, Vincent Weber.
Scénographie : en collaboration avec Alix Boillot.
Création lumières, régie générale : Fanny Lacour.
Costumes : Suzanne Veiga Gomes, assistée de François Maurisse.
Création du paysage sonore : Cornelia Friederike Müller, Nils De Coster.
Collaboration artistique : Anne Lenglet, Jonas Rutgeerts.
Collaboration à la traduction française : Julien Lacroix, François Maurisse.
Production : I'm Company/Orla (François Maurisse, Gerco de Vroeg).
Durée : 1 h 15.

© Ivana Müller.
© Ivana Müller.

Yves Kafka
Lundi 3 Avril 2023

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"Le Chef-d'œuvre Inconnu" Histoire fascinante transcendée par le théâtre et le génie d'une comédienne

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© Jean-François Delon.
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Pour peu que l'on foule de temps en temps les planches des théâtres en tant que comédiens(nes) amateurs(es), on saura doublement jauger à quel point jouer est un métier hors du commun !
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06/03/2024
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Vous pensez que vos choix sont libres ? Que vos pensées sont bien gardées dans votre esprit ? Que vous êtes éventuellement imprévisibles ? Et si ce n'était pas le cas ? Et si tout partait de vous… Ouvrez bien grands les yeux et vivez pleinement l'expérience de l'Effet Papillon !

© Pics.
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C'est à partir de cette théorie que le mentaliste Taha Mansour nous invite à nouveau, en cette rentrée, à effectuer un voyage hors du commun. Son spectacle a reçu un succès notoire au Sham's Théâtre lors du Festival d'Avignon cet été dernier.

Impossible que quiconque sorte "indemne" de cette phénoménale prestation, ni que nos certitudes sur "le monde comme il va", et surtout sur nous-mêmes, ne soient bousculées, chamboulées, contrariées.

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© Christel Billault.
Ordonné, pratique, méthodique, il organise l'extermination des marginaux et des Juifs comme un gestionnaire. Point. Il aurait été, comme son sous-fifre Adolf Eichmann, le type même décrit par Hannah Arendt comme étant la "banalité du mal". Mais Himmler échappa à son procès en se donnant la mort. Parfois, rien n'est plus monstrueux que la banalité, l'ordre, la médiocrité.

Malgré la pâleur de leur personnalité, les noms de ces âmes de fonctionnaires sont gravés dans notre mémoire collective comme l'incarnation du Mal et de l'inimaginable, quand d'autres noms - dont les actes furent éblouissants d'humanité - restent dans l'ombre. Parmi eux, Oskar Schindler et sa liste ont été sauvés de l'oubli grâce au film de Steven Spielberg, mais également par la distinction qui lui a été faite d'être reconnu "Juste parmi les nations". D'autres n'ont eu aucune de ces deux chances. Ainsi, le héros de cette pièce, Félix Kersten, oublié.

Joseph Kessel lui consacra pourtant un livre, "Les Mains du miracle", et, aujourd'hui, Antoine Nouel, l'auteur de la pièce, l'incarne dans la pièce qu'il a également mise en scène. C'est un investissement total que ce comédien a mis dans ce projet pour sortir des nimbes le visage étonnant de ce personnage de l'Histoire qui, par son action, a fait libérer près de 100 000 victimes du régime nazi. Des chiffres qui font tourner la tête, mais il est le résultat d'une volonté patiente qui, durant des années, négocia la vie contre le don.

Bruno Fougniès
15/10/2023