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Avignon 2019

•In 2019• Architecture, chronique d'une mort annoncée ou déconstruction en séries

Choisir ce lieu mythique, ce mur de façades imposantes porteuses de la mémoire du Théâtre "inventé" par Jean Vilar, pour faire entendre les errements d'une intelligentsia familiale murée dans ses névroses et dont l'édifice apparemment inébranlable (à l'image de son paterfamilias, incarné par la "stature du commandeur" Jacques Weber) va se fissurer, se déliter, disparaître corps et biens, tel est le monumental défi que se propose Pascal Rambert accompagné de l'élite de comédiennes et comédiens "élus".



© Christophe Raynaud De Lage/Festival d'Avignon.
© Christophe Raynaud De Lage/Festival d'Avignon.
Inviter à partager de manière elliptique la saga européenne de gens bien nés - père architecte de renom, fils, filles, compagnes et compagnons poète, philosophe, écrivain, musicien, psychiatre, éthologue - de l'avant-première guerre mondiale (1911) au début de l'anschluss (1938), représente en soi une gageure quand on sait que le texte très dense de Pascal Rambert s'étire sur plus de trois heures trente. Et pourtant malgré le défi réel - pour les comédiens mais aussi pour les spectateurs captifs d'un texte marathonien - l'émotion est là, palpable, avec des moments de bravoure éclipsant les quelques longueurs ressenties parfois.

Dans son éditorial "Désarmer les solitudes", Olivier Py, très inspiré par le climat actuel, écrivait : "Être ensemble, ce n'est pas faire foule ou vibrer d'affects refoulés, c'est accepter une inquiétude commune et espérer le retour des mythes fondateurs". Le moins que l'on puisse dire, c'est que cette kyrielle d'intellectuels rompus à la manipulation des langages (Stan, le fils rebelle, en est le fleuron), n'a pas acquis la capacité de s'extraire de ses rigidités construites pour s'ouvrir à la commune inquiétude donnant accès aux mythes porteurs d'un "à-venir" plus humain.

© Christophe Raynaud De Lage/Festival d'Avignon.
© Christophe Raynaud De Lage/Festival d'Avignon.
Lorsque la voix de stentor de Jacques Weber, résonnant entre les murs du vénérable édifice papal, ouvre le drame dans un long monologue où il déverse un flux ininterrompu de mots humiliants à l'adresse de Stan, le fils indigne qui a osé pousser des cris de bête lors du discours de remise de la rosette au vénérable impétrant, tout est dit des antagonismes qui opposent le tenant d'un ordre excluant toute contestation à celui qui ose ainsi le défier par l'irruption d'un langage déconstruit… Ce qui en soi relève d'une provocation sans nom pour le maître ex cathedra de l'architecture, un crime parfait de lèse-majesté.

"Comme ta mère, tu veux faire éclater le monde par la langue", place Pascal Rambert dans la bouche du patriarche, mettant d'emblée sur l'avant-scène ses thèmes de prédilection pour la langue à valeur performative et pour les liens familiaux nécrosés sous l'effet de névroses activées en permanence. Les couples formés par ses filles mariées "sans jouissance" avec des êtres aussi droits dans leurs bottes qu'impuissants à vivre, et son fils musicien ayant inscrit dans sa chair sous la forme d'un bégaiement ravageur les stupeurs et tremblements hérités d'un père outrageusement castrateur, en couple, lui, avec une musicienne traversée par des accès hystériques (ces deux-là s'aiment), "explosent" dans la scène mémorable du bal, réplique d'autres scènes de bals mythiques.

© Christophe Raynaud De Lage/Festival d'Avignon.
© Christophe Raynaud De Lage/Festival d'Avignon.
Quant à la nouvelle, jeune et belle, femme prise par le Patriarche, alors que son épouse se mourait d'un cancer du sein - "le sein gauche, celui du côté du cœur" -, poétesse érotique honnie par les fils et filles qui voient, en celle dont ils partagent l'âge, la figure de la meurtrière de leur "mère chérie", elle porte en elle la source de vigueur du patriarche et le venin de la marâtre. Nœuds névrotiques en chaîne qui trament l'œuvre du metteur en scène écrivain.

Fuir vers une punition collective - "Face au silence, nous allons mourir et nous ne le savons pas encore" - semble le destin commun de ces êtres isolés en eux-mêmes. Dès lors, la mécanique implacable est en ordre de marche et, comme la chronique d'une mort annoncée, le plateau va résonner des cris et déchirements d'un monde qui, réplique sismique des "désaccords" de cette famille nantie, va se précipiter tout droit vers le chaos généralisé.

Vienne, Budapest, Belgrade, Sarajevo, Skopje… les femmes qui hurlent, la citadelle enflammée, la parenthèse du rêve de Delphes et de son omphalos, nombril du monde, la mort de l'Archiduc rejouée de manière emphatique sur scène - théâtre dans le théâtre cher au metteur en scène -, tout n'est que maelstrom aboutissant à la traque des Juifs sur fond de discours populiste à relents très actuels laissant délibérément transpirer jusqu'à nous la théorie nauséabonde du grand remplacement de Renaud Camus, chantre de l'extrême droite décomplexée. Ainsi se déconstruit un monde, pourtant sûr de la pérennité de ses structures, mais courant à sa perte par faute de vigilance salvatrice.

© Christophe Raynaud De Lage/Festival d'Avignon.
© Christophe Raynaud De Lage/Festival d'Avignon.
"Il croit défendre ses valeurs et défend ses névroses", lancera le père à la figure de Stan qui, dans une scène qui fera date - étonnant Stanislas Nordey, égal en furieuses envolées aux bégaiements traumatiques de Denis Podalydès -, déroule une tirade d'une force irrépressible. Déboulonnant la "stature" du commandeur scandaleux, il lui envoie à la figure ses turpitudes et ignominies passées. Tout y passe, des maltraitances physiques et morales subies, à son homosexualité qu'il lui révèle dans un ultime sursaut avant de s'effondrer de douleur.

La mort du musicien, cavalier exilé qui pleure son amour perdu à jamais, seul au milieu d'un champ dévasté par les horreurs guerrières, et s'inscrivant dans un cycle de déplorations en chaîne, annonce à son tour la disparition programmée des autres protagonistes victimes d'un monde fascisant dont ils n'ont pas su décrypter le langage avant-coureur.

Ce qui produit le malheur, la déchirure, autant des peuples que des êtres, c'est le manque à aimer. Et la haine arrive dans les mots, tout est désarticulé quand les mots partent à la dérive. Mais si l'on peut mourir de mots viciés, ou de mots frappés du sceau du silence et qui n'ont jamais pu être prononcés, ils ont en revanche, les mots, le pouvoir de faire jouir dans la tête même lorsque le corps est frappé d'obsolescence.

Fable noire aux vertus de lanceuse d'alertes, "Architecture" déconstruit à l'envi les processus structurels à l'œuvre d'un présent pris dans une compulsion de répétition propre à questionner. Certes, le temps de l'action n'est pas le nôtre mais les correspondances sont si éclatantes qu'il serait difficile d'être "épargné" par ce monument artistique porté par une troupe structurée autour d'un même dessein.

"Architecture"

© Christophe Raynaud De Lage/Festival d'Avignon.
© Christophe Raynaud De Lage/Festival d'Avignon.
Texte, mise en scène et installation : Pascal Rambert.
Avec : Emmanuelle Béart, Audrey Bonnet, Anne Brochet, Marie-Sophie Ferdane, Arthur Nauzyciel, Stanislas Nordey, Denis Podalydès (sociétaire de la Comédie-Française) et Pascal Rénéric (en alternance), Laurent Poitrenaux, Jacques Weber et Bérénice Vanvincq.
Collaboration artistique : Pauline Roussille.
Lumière : Yves Godin.
Costumes : Anaïs Romand.
Musique : Alexandre Meyer.
Chorégraphie : Thierry Thieû Niang.
Chant : Francine Acolas.
Conseil mobilier : Harold Mollet.

© Christophe Raynaud De Lage/Festival d'Avignon.
© Christophe Raynaud De Lage/Festival d'Avignon.
•Avignon In 2019•
Du 4 au 6 et 8 au 13 juillet 2019.
À 21 h 30, 3 h 35 avec entracte.
Cour d'Honneur du Palais des Papes
Place du Palais.
Réservations : 04 90 14 14 14.
>> festival-avignon.com

Spectacle créé le 4 juillet 2019 au Festival d'avignon.

Yves Kafka
Samedi 6 Juillet 2019

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À Paris, près du quai des Grands-Augustins, au début du XVIIe siècle, trois peintres devisent sur leur art. L'un est un jeune inconnu promis à la gloire : Nicolas Poussin. Le deuxième, Franz Porbus, portraitiste du roi Henri IV, est dans la plénitude de son talent et au faîte de sa renommée. Le troisième, le vieux Maître Frenhofer, personnage imaginé par Balzac, a côtoyé les plus grands maîtres et assimilé leurs leçons. Il met la dernière main dans le plus grand secret à un mystérieux "chef-d'œuvre".

© Jean-François Delon.
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Pour peu que l'on foule de temps en temps les planches des théâtres en tant que comédiens(nes) amateurs(es), on saura doublement jauger à quel point jouer est un métier hors du commun !
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06/03/2024
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"L'Effet Papillon" Se laisser emporter au fil d'un simple vol de papillon pour une fascinante expérience

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© Pics.
Vous avez certainement entendu parler de "l'effet papillon", expression inventée par le mathématicien-météorologue Edward Lorenz, inventeur de la théorie du chaos, à partir d'un phénomène découvert en 1961. Ce phénomène insinue qu'il suffit de modifier de façon infime un paramètre dans un modèle météo pour que celui-ci s'amplifie progressivement et provoque, à long terme, des changements colossaux.

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C'est à partir de cette théorie que le mentaliste Taha Mansour nous invite à nouveau, en cette rentrée, à effectuer un voyage hors du commun. Son spectacle a reçu un succès notoire au Sham's Théâtre lors du Festival d'Avignon cet été dernier.

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Brigitte Corrigou
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© Christel Billault.
Ordonné, pratique, méthodique, il organise l'extermination des marginaux et des Juifs comme un gestionnaire. Point. Il aurait été, comme son sous-fifre Adolf Eichmann, le type même décrit par Hannah Arendt comme étant la "banalité du mal". Mais Himmler échappa à son procès en se donnant la mort. Parfois, rien n'est plus monstrueux que la banalité, l'ordre, la médiocrité.

Malgré la pâleur de leur personnalité, les noms de ces âmes de fonctionnaires sont gravés dans notre mémoire collective comme l'incarnation du Mal et de l'inimaginable, quand d'autres noms - dont les actes furent éblouissants d'humanité - restent dans l'ombre. Parmi eux, Oskar Schindler et sa liste ont été sauvés de l'oubli grâce au film de Steven Spielberg, mais également par la distinction qui lui a été faite d'être reconnu "Juste parmi les nations". D'autres n'ont eu aucune de ces deux chances. Ainsi, le héros de cette pièce, Félix Kersten, oublié.

Joseph Kessel lui consacra pourtant un livre, "Les Mains du miracle", et, aujourd'hui, Antoine Nouel, l'auteur de la pièce, l'incarne dans la pièce qu'il a également mise en scène. C'est un investissement total que ce comédien a mis dans ce projet pour sortir des nimbes le visage étonnant de ce personnage de l'Histoire qui, par son action, a fait libérer près de 100 000 victimes du régime nazi. Des chiffres qui font tourner la tête, mais il est le résultat d'une volonté patiente qui, durant des années, négocia la vie contre le don.

Bruno Fougniès
15/10/2023