La Revue du Spectacle, le magazine des arts de la scène et du spectacle vivant. Infos théâtre, chanson, café-théâtre, cirque, arts de la rue, agenda, CD, etc.



Augmenter la taille du texte
Diminuer la taille du texte
Partager
Avignon 2022

•Off 2022• "Et me voici soudain roi d'un pays quelconque" Les mille et une vies du voyage immobile d'un clochard céleste

Si Arthur Rimbaud a révélé les frontières mouvantes entre identité et altérité dans son fulgurant "Je est un autre", l'écrivain intranquille Fernando Pessoa, voyageur immobile de Lisbonne, s'est lui inventé des hétéronymes. Au travers de ses autres lui-même, chacun étant le porte-parole d'une part secrète lovée en lui, il a pu transcender une existence jugée trop étriquée pour son imaginaire débordant… Ce soir, devant nous, une comédienne ressentant d'étranges correspondances avec le poète lisboète va offrir un royaume à ses sujets réunis.



© Emmanuel Viverge.
© Emmanuel Viverge.
Qu'ils se nomment Alberto Caeiro, Ricardo Reis, Alvaro de Campos ou encore Bernardo Soares, le narrateur du "Livre de l'Intranquillité", ils ont tous à voir avec l'esprit vagabond de Fernando Pessoa qui les a engendrés de toutes pièces, comme des répliques de lui-même se disputant tour à tour l'avant-scène.

Si "je est un autre", le poète peut alors être incarné sans détours par une jeune femme, aussi fantasque que lui apparaît sérieux dans son pardessus austère du Café Brasileira de Lisbonne. D'ailleurs ne prendrait-il pas plaisir à contredire ses avatars, ses expansions de lui-même ? Seul comme pas un, il n'avait eu de cesse de peupler d'amis son espace mental… ou alors est-ce lui qui n'existait pas, eux prenant corps et vie à sa place ? Quoi qu'il en soit, ils sont là bien vivants devant nous et ce sont eux qui vont supplanter son hystéro-mélancolie légendaire pour organiquement donner de la voix.

© Emmanuel Viverge.
© Emmanuel Viverge.
S'appuyant sur des modules mobiles immaculés sur lesquels les figures des rêves de l'homme intranquille vont se détacher, la comédienne joue de son vêtement évolutif pour incarner les différents états du même. Dire d'abord l'extase ressentie un certain jour de mars 1914 où une trentaine de poèmes jaillirent de lui sans qu'il ait le sentiment d'en être l'auteur, comme si un autre lui-même avait parlé à son insu. Cet autre, il le nommera Alberto Caeiro, auquel il inventera une biographie avant qu'il ne meure de tuberculose pulmonaire. La comédienne se mouchant à l'excès ne peut que constater le destin malheureux de cet avatar qui connut pourtant ses heures de célébrité. Ainsi va la vie qu'à la fin on meurt, même dans le monde des avatars.

Retirant sa perruque, l'artiste fait son coming out identitaire en avouant publiquement qu'elle n'est pas Fernando Pessoa comme elle s'était présentée, mais Aurélia, l'actrice ayant usurpé son identité pour s'adresser directement à nous. De toute façon, elle a toute liberté pour créer le spectacle qu'elle veut, lui étant bel et bien mort qui pourrait trouver à redire ? Elle endosse alors son immense pardessus, chausse des lunettes et se coiffe d'un chapeau avant de voguer sur des images mentales, l'amenant très loin d'elle-même. "Je suis les faubourgs d'une ville qui n'existe pas, le personnage d'un roman qui reste à écrire. Je tombe sans fin dans une chute sans direction. Mon âme est un maelström noir".

Devenant le centre de rien avec le rien tout autour, elle s'adresse directement à son géniteur : "Tu m'entends Fernando ? Moi, je te saluerai éternellement. Je sais que tu m'as aimé aussi" ; et prenant par la main son mentor, elle s'adresse à lui pour lui dire qu'elle appartient à son orgie. Revêtue alors d'une combinaison de lumières, elle se lance dans un trip faisant voler en éclats le monde normé. "Je suis celle qui est toi. Je suis un univers vivant pour te saluer Fernando !". Éructant, à quatre pattes, elle se lance dans une diatribe libertaire l'amenant très haut dans les airs, loin de la pesanteur de la cité terrestre.

Traversée par la parole vivante du poète, elle s'écrie, exaltée : "Qu'est-ce que faire des vers sinon confesser que la vie ne suffit pas ? Mais à quoi sert l'art qui n'est pas la vie ? Mourons, n'écrivons rien. Aimons, mais n'écrivons rien". Liberdade, Democracia, écrits en lettres de feu sur une pancarte brandie fièrement, crèvent l'espace de leur liberté affichée alors que tombe des cintres la couronne la/le sacrant roi de ce pays quelconque peuplé de tous ses sujets inventés…

© Emmanuel Viverge.
© Emmanuel Viverge.
"Pessoa", poète énigmatique s'il en est, portait dans son patronyme une inquiétante étrangeté ne finissant pas de nous fasciner. En effet, son nom peut être traduit indifféremment par "personne" ou par "la personne". Lui qui s'inventa pour tenter de survivre plus de soixante-dix hétéronymes, a-t-il été l'homme démultiplié génialement en tous ses avatars ou l'homme sans qualités qui peinait à exister en dehors d'eux ? Ce qui est sûr, c'est que ce soir, sa doublure théâtrale a fait (re)vivre superbement devant nos yeux "assujettis", les fabuleux prolongements de cet être "extra-ordinaire" qu'était - et que continue à être - Fernando Pessoa.

Vu le jeudi 28 juillet au Théâtre 11 – Avignon.

"Et me voici soudain roi d'un pays quelconque"

© Emmanuel Viverge.
© Emmanuel Viverge.
Textes : Fernando Pessoa.
Conception et montage de textes : Aurélia Arto et Guillaume Clayssen.
Mise en scène : Guillaume Clayssen.
Assistante mise en scène : Claire Marx.
Avec : Aurélia Arto.
Création son : Cédric Colin.
Costumes : Séverine Thiébault.
Scénographie : Delphine Brouard.
Création lumière : Julien Crépin.
Regard chorégraphique : Ingrid Estarque.
Par Production La Compagnie des Attentifs.
À partir de 14 ans.
Durée : 1 h 10.

•Avignon Off 2022•
Du 7 au 29 juillet 2022.
Tous les jours à 20 h 40, relâche le mardi.
Théâtre Le 11, Salle 2, 11, boulevard Raspail, Avignon.
Tél. : 04 84 51 20 10.
>> 11avignon.com

© Emmanuel Viverge.
© Emmanuel Viverge.

Yves Kafka
Lundi 1 Août 2022

Nouveau commentaire :

Théâtre | Danse | Concerts & Lyrique | À l'affiche | À l'affiche bis | Cirque & Rue | Humour | Festivals | Pitchouns | Paroles & Musique | Avignon 2017 | Avignon 2018 | Avignon 2019 | CédéDévédé | Trib'Une | RV du Jour | Pièce du boucher | Coulisses & Cie | Coin de l’œil | Archives | Avignon 2021 | Avignon 2022 | Avignon 2023 | Avignon 2024 | À l'affiche ter





Numéros Papier

Anciens Numéros de La Revue du Spectacle (10)

Vente des numéros "Collectors" de La Revue du Spectacle.
10 euros l'exemplaire, frais de port compris.






À découvrir

"Rimbaud Cavalcades !" Voyage cycliste au cœur du poétique pays d'Arthur

"Je m'en allais, les poings dans mes poches crevées…", Arthur Rimbaud.
Quel plaisir de boucler une année 2022 en voyageant au XIXe siècle ! Après Albert Einstein, je me retrouve face à Arthur Rimbaud. Qu'il était beau ! Le comédien qui lui colle à la peau s'appelle Romain Puyuelo et le moins que je puisse écrire, c'est qu'il a réchauffé corps et cœur au théâtre de l'Essaïon pour mon plus grand bonheur !

© François Vila.
Rimbaud ! Je me souviens encore de ses poèmes, en particulier "Ma bohème" dont l'intro est citée plus haut, que nous apprenions à l'école et que j'avais déclamé en chantant (et tirant sur mon pull) devant la classe et le maître d'école.

Beauté ! Comment imaginer qu'un jeune homme de 17 ans à peine puisse écrire de si sublimes poèmes ? Relire Rimbaud, se plonger dans sa bio et venir découvrir ce seul en scène. Voilà qui fera un très beau de cadeau de Noël !

C'est de saison et ça se passe donc à l'Essaïon. Le comédien prend corps et nous invite au voyage pendant plus d'une heure. "Il s'en va, seul, les poings sur son guidon à défaut de ne pas avoir de cheval …". Et il raconte l'histoire d'un homme "brûlé" par un métier qui ne le passionne plus et qui, soudain, décide de tout quitter. Appart, boulot, pour suivre les traces de ce poète incroyablement doué que fut Arthur Rimbaud.

Isabelle Lauriou
25/03/2024
Spectacle à la Une

"Le consentement" Monologue intense pour une tentative de récit libératoire

Le livre avait défrayé la chronique à sa sortie en levant le voile sur les relations pédophiles subies par Vanessa Springora, couvertes par un milieu culturel et par une époque permissive où ce délit n'était pas considéré comme tel, même quand celui-ci était connu, car déclaré publiquement par son agresseur sexuel, un écrivain connu. Sébastien Davis nous en montre les ressorts autant intimes qu'extimes où, sous les traits de Ludivine Sagnier, la protagoniste nous en fait le récit.

© Christophe Raynaud de Lage.
Côté cour, Ludivine Sagnier attend à côté de Pierre Belleville le démarrage du spectacle, avant qu'elle n'investisse le plateau. Puis, pleine lumière où V. (Ludivine Sagnier) apparaît habillée en bas de jogging et des baskets avec un haut-le-corps. Elle commence son récit avec le visage fatigué et les traits tirés. En arrière-scène, un voile translucide ferme le plateau où parfois V. plante ses mains en étirant son corps après chaque séquence. Dans ces instants, c'est presque une ombre que l'on devine avec une voix, continuant sa narration, un peu en écho, comme à la fois proche, par le volume sonore, et distante par la modification de timbre qui en est effectuée.

Dans cet entre-deux où le spectacle n'a pas encore débuté, c'est autant la comédienne que l'on voit qu'une inconnue, puisqu'en dehors du plateau et se tenant à l'ombre, comme mise de côté sur une scène pourtant déjà éclairée avec un public pas très attentif de ce qui se passe.

Safidin Alouache
21/03/2024
Spectacle à la Une

"Un prince"… Seul en scène riche et pluriel !

Dans une mise en scène de Marie-Christine Orry et un texte d'Émilie Frèche, Sami Bouajila incarne, dans un monologue, avec superbe et talent, un personnage dont on ignore à peu près tout, dans un prisme qui brasse différents espaces-temps.

© Olivier Werner.
Lumière sur un monticule qui recouvre en grande partie le plateau, puis le protagoniste du spectacle apparaît fébrilement, titubant un peu et en dépliant maladroitement, à dessein, son petit tabouret de camping. Le corps est chancelant, presque fragile, puis sa voix se fait entendre pour commencer un monologue qui a autant des allures de récit que de narration.

Dans ce monologue dans lequel alternent passé et présent, souvenirs et réalité, Sami Bouajila déploie une gamme d'émotions très étendue allant d'une voix tâtonnante, hésitante pour ensuite se retrouver dans un beau costume, dans une autre scène, sous un autre éclairage, le buste droit, les jambes bien plantées au sol, avec un volume sonore fort et bien dosé. La voix et le corps sont les deux piliers qui donnent tout le volume théâtral au caractère. L'évidence même pour tout comédien, sauf qu'avec Sami Bouajila, cette évidence est poussée à la perfection.

Toute la puissance créative du comédien déborde de sincérité et de vérité avec ces deux éléments. Nul besoin d'une couronne ou d'un crucifix pour interpréter un roi ou Jésus, il nous le montre en utilisant un large spectre vocal et corporel pour incarner son propre personnage. Son rapport à l'espace est dans un périmètre de jeu réduit sur toute la longueur de l'avant-scène.

Safidin Alouache
12/03/2024