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Théâtre

"Noire" Claudette Colvin, une adolescente ordinaire dans l'Amérique ségrégationniste

Ce nom oublié - les leaders noirs antiségrégationnistes, craintifs face au pouvoir blanc, ont préféré retenir celui de sa respectable aînée, Rosa Parks - fut pourtant à l'origine du séisme du 2 mars 1955, lorsque dans le bus de 14 h 30, à Montgomery, dans l'Alabama, cet État du Sud des États-Unis, Claudette Colvin refusa de céder sa place à un passager blanc. Elle avait alors 15 ans. Sur la scène, c'est le parcours de cette adolescente qui va être revécu, pas à pas, l'assemblée de spectateurs étant invitée à devenir elle-même "noire" pour s'approprier l'Histoire.



© Hélène Harder.
© Hélène Harder.
Aux heures tristes où des pyromanes faisant profession de politique instrumentalisent les couleurs de peau et/ou appartenances sociales ou religieuses pour remettre sur le feu les questions identitaires - brandies non comme un creuset du vivre ensemble mais comme l'injonction d'une assimilation à la loi suprême du dominant -, le retour à l'Histoire par le biais d'une histoire "ordinaire" apparaît une urgence. Et lorsqu'il prend pour support un dispositif ingénieux animé par deux comédiennes engagées dans leur art, on en est doublement comblés.

D'emblée l'adresse faite au public - "prenez une profonde inspiration et suivez-moi, soufflez et suivez ma voix, désormais, vous êtes noir, un noir de l'Alabama dans les années cinquante" - par Sophie Richelieu, ancienne élève de l'Estba elle-même noire, introduit à l'expérience d'un théâtre immersif propre à se projeter. Interprétant avec grande conviction les personnages de cette histoire de la violence faite aux noirs un siècle après l'abolition de l'esclavage, elle déborde d'énergie communicative et de créativité bouleversante tant dans le jeu que le chant.

© Hélène Harder.
© Hélène Harder.
Interprétant pêle-mêle les policiers chargés de faire respecter les lois iniques "Jim Crow" fixant arbitrairement la ligne de partage entre blancs et noirs dans les bus, les écoles, les hôpitaux, les salles de spectacle, les restaurants (bref sur l'étendue du territoire), le juge devant qui l'affaire sera portée, le maire blanc de Montgomery (enflure politicienne), et les autres femmes militantes, Jo Ann Gibson Robinson et Rosa Parks, par qui le boycott de bus par les Afro-Américains changera le cours des droits civiques, elle fait aussi entendre de sa voix chaude la musique des chants noirs porteurs d'une révolte vivifiante.

S'articulant à son jeu, sa complice blanche Charlotte Melly lui offre la scénographie en train de se construire comme un roman graphique. Debout derrière une table, "armée" de feutres, pinceaux et encres de chine, elle réifie avec brio les personnages et leur décor, mêlant les vues des champs cotonniers des exploitations sudistes ou celle de noirs pendus se faisant face. Une caméra filme et projette sur grand écran le décor en cours de réalisation, écran qui se prolonge au sol comme pour ménager une marche entre l'histoire racontée et le commentaire présent. L'effet de réel est bluffant : le temps aboli, la ségrégation fait irruption dans notre réalité.

© Hélène Harder.
© Hélène Harder.
Ainsi, lorsque l'actrice "écrit" rageusement avec son micro utilisé comme stylet les majuscules sonores de NOIRE - peintes par sa complice -, un choc vibratoire parcourt la salle pour inscrire dans les corps la négritude violentée. Les photos qui suivent, exhibant les multiples pancartes discriminatoires (Rest Rooms Colored/White ; We Serve White's Only No Spanish or Mexicans, etc.), accentuent l'immersion dans l'univers quotidien d'un noir de l'Alabama ségrégationniste, devenant nôtre, comme nous devenons "noirs de Montgomery".

"Séparés mais égaux", telle était l'exorbitante hypocrisie des blancs dominants pour faire accepter aux noirs l'impensable ségrégationniste. Mimant théâtralement les postures à adopter dans les bus pour se cantonner à la place qui leur était assignée (à l'arrière, et si seulement un blanc ne venait pas occuper l'un des sièges de la rangée), l'actrice se lance dans une suite épuisante de "assis debout assis debout assis debout". Jusqu'aux rêves des enfants noirs - se réveiller blancs - qui portaient la trace de l'infamie vécue dans la chair et l'âme.

Alors, lorsque au terme de cette histoire véridique d'une jeune fille anonyme et rebelle, jugée peu exemplaire aux yeux mêmes des mâles noirs (elle sera enceinte d'un homme marié, ce qui déplaît fort à la communauté noire religieuse, choquée dans ses convictions puritaines empruntées aux blancs), le mouvement de boycott des bus de la ville orchestré par des figures féminines (et un jeune pasteur inconnu répondant au nom de Martin Luther King) se traduira par les tracts manuscrits jetés à la volée, ouvrant la voie à la fin - officielle - de la ségrégation, on se dit que l'exemple de Claudette Colvin est présentement à méditer…

Question de couleurs… du noir au jaune, la désobéissance civile ouvreuse de droits, prônée dès 1849 par un certain Henry David Thoreau vent debout contre l'esclavage des noirs, serait-elle l'apanage d'héroïnes anonymes ?

"Noire"

© Hélène Harder.
© Hélène Harder.
D'après "Noire, la vie méconnue de Claudette Colvin" de Tania de Montaigne (Éditions Grasset, 2015, prix Simone Veil).
Adaptation : Lucie Nicolas et Charlotte Melly.
Mise en scène : Lucie Nicolas.
Collaboration artistique : collectif F71.
Avec : Sophie Richelieu (jeu et chant) et Charlotte Melly (dessin en direct et manipulation).
Scénographie et dispositif vidéo : Charlotte Melly.
Création lumière : Laurence Magnée.
Musique et son : Fred Costa.
Construction décors : Max Potiron.
Collaboration dispositif vidéo : Sébastien Sidaner.
Régie générale et lumière : Emeric Teste et Coralie Pacreau (en alternance).
Régie son : Clément Roussillat et Lucas Chasseré (en alternance).
Stagiaire en dramaturgie : Pauline Allier-Carolo.
Administration de production : Gwendoline Langlois.
Production : La Concordance des Temps/collectif F71.
Spectacle tout public à partir de 14 ans.
Durée : 1 h 30.

© Hélène Harder.
© Hélène Harder.
Du 5 au 16 novembre 2019.
Du mardi au vendredi à 20 h, samedi à 19 h.
TnBA - Studio de création, Bordeaux, 05 56 33 36 80.
>> tnba.org

Yves Kafka
Jeudi 14 Novembre 2019

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