La Revue du Spectacle, le magazine des arts de la scène et du spectacle vivant. Infos théâtre, chanson, café-théâtre, cirque, arts de la rue, agenda, CD, etc.



Augmenter la taille du texte
Diminuer la taille du texte
Partager
Lyrique

Un splendide "Don Giovanni" à l'Opéra national de Paris

Une nouvelle production du chef-d'œuvre de Mozart, "Don Giovanni", a été confiée à Ivo van Hove pour la scène de Garnier. Une proposition, qui déshabille le Grand Seigneur méchant homme de ses oripeaux romantiques, défendue par une belle équipe de jeunes chanteurs et un orchestre au sommet de son art sous la baguette du grand Philippe Jordan.



© Charles Duprat/OnP.
© Charles Duprat/OnP.
Comment relire aujourd'hui l'opéra des opéras, créé à Prague en 1787, un des plus populaires et des plus joués sur les scènes du monde entier ? Peut-on encore nous révéler quelque chose sur ce "Don Giovanni" qui n'ait pas déjà été dit ? Le dramma giocoso, un des opus de la trilogie conçue par Mozart avec son librettiste Lorenzo da Ponte, peut-il résonner avec les préoccupations de notre époque ? Ivo von Hove, clinicien doué dans l'auscultation des âmes et des corps de pouvoir, répond à ces questions avec sa finesse habituelle.

Opposant au faste impérial rouge et or de l'Opéra Garnier un plateau d'une austérité grise et puissante où se découpent les lignes des étages, galeries et escaliers de labyrinthiques bâtisses évoquant d'anciens palais décolorés et vides, le metteur en scène belge dénude jusqu'à l'os le mythique ouvrage - sans pour autant éluder son vertige métaphysique.

On aurait tort de penser pourtant que cette radicalité vise l'impertinence, alors que pour le public le dispositif se découvre en s'installant. La place de cette petite ville anonyme sera le terrain de chasse (et de fuite) du plus cruel des fauves (Don Giovanni). Avant sa chute finale dans l'amas des corps souffrants d'une nouvelle Porte des Enfers évoquant autant Rodin que le "Jugement dernier" de Michel-Ange (belle vidéo de Christopher Ash) ; une disparition qui permet in fine la renaissance de la vie et des couleurs sur le plateau. L'opéra y trouve une voix moyenne, ni tout à fait seria ni totalement buffa, dans un geste contemporain.

© Charles Duprat/OnP.
© Charles Duprat/OnP.
Transposée dans un présent sans attaches ni repères (costumes actuels des hommes, robes un peu vintage des femmes, tous gris dus à An D'Huys - le scélérat et son valet Leporello ayant droit aussi au noir et au blanc), l'intrigue se trouve ici resserrée sur les personnages et leurs conflits. Dans leur volonté d'ignorer tout pittoresque et de retrouver l'essence d'un personnage monstrueux, Ivo von Hove et son dramaturge Jan Vandenhouwe dépouillent le séducteur de sa légende dorée largement augmentée par de brillantes générations d'artistes.

Résonnant avec notre époque, ce Don Juan est ici un cynique sans état d'âme qui abuse de son pouvoir sexuel et de sa position sociale. Les autres protagonistes - femmes trompées, paysans maltraités, gêneurs éliminés - gagnent tous dans cette proposition la dignité d'adversaires déterminés pour le mettre hors d'état de nuire. Exit la fascination pour le grand seigneur et son hubris baroque ou romantique.

Ce spectacle irradie aussi la jeunesse et l'énergie vitale - celles de chanteurs formant un plateau d'une belle homogénéité. Nicole Car (Donna Elvira) et Jacquelyn Wagner (Donna Anna) donnent à leur rôle de femme abusée grâce et élégance. Irradiantes de tendresse, elles évitent les chausse-trappes d'une vocalité souvent marquée par la véhémence en vraies tragédiennes.

© Charles Duprat/OnP.
© Charles Duprat/OnP.
La mezzo Elsa Dreisig est une Zerlina mutine et maligne ("Batti, batti, O bel Masetto"), résistant aux attaques du brutal séducteur avec un beau panache. Mikhail Timoshenko est un Masetto politique ("Ho capito, signor si !"), fier paysan qui saura fédérer une internationale communiste pour punir l'aristocrate honni. Le baryton existe sans peine dans ces ensembles si cruciaux chez Mozart où s'expriment des passions souvent contradictoires.

Ain Anger est un Commandeur magnifique ; chacune de ses interventions fait passer grâce à une prestance naturelle, et aux riches graves d'une voix de basse large le souffle et l'effroi de l'au-delà. Stanislas de Barbeyrac est le superbe Don Ottavio que toutes les scènes s'arrachent désormais. Longueur du souffle, technique raffinée, vocalité d'un lyrisme bouleversant, le ténor bordelais réussit tout, faisant de ses arias ("Dalla sua pace la mia dipende", "Il mio tesoro intanto") autant d'épiphanies.

Échangeant leur rôle habituel, Étienne Dupuis (Don Giovanni) et Philippe Sly (Leporello) forment un couple irrésistible. Avec sa faconde le premier, baryton agile à la sonorité ronde, parvient malgré lui à rendre sympathique un personnage qu'ici tout accable (tout à fait odieux, il est vrai, dans la scène finale du repas). Il brise dans son entêtement ultime face au Commandeur le cadre qu'impose la dramaturgie ; le rôle du grand seigneur méchant homme ne pouvant totalement échapper à son mystère.

© Charles Duprat/OnP.
© Charles Duprat/OnP.
Le baryton-basse canadien Philippe Sly (Leporello) vole souvent, quant à lui, la vedette à son maître avec sa voix des plus luxueuses aux riches harmoniques - plus élégante peut-être que bouffe. Mais le spectacle ne se regarde pas seulement sur le plateau, la fosse offre elle aussi le sien. Au clavecin pour les récitatifs, se levant pour diriger l'orchestre afin d'accompagner les élans fortissimo de la partition ou s'effaçant pour obtenir telle nuance ou tel changement dynamique, le directeur musical de l'Opéra de Paris ne s'économise pas. Il offre un "Don Giovanni" aux tempi parfaits, aux couleurs vives, soit un discours piquant, caressant ou terrible usant de son geste large, de ses yeux, de son souffle et de tout le corps.

D'une élégance toute apollinienne ou soudain déchaîné et criant, le chef se montre admirable dans un engagement qui ne se dément jamais - obtenant la fidélité et l'ardeur de musiciens au sommet (cordes, vents et cuivres tous parfaits) au service du vrai théâtre. Philippe Jordan, merveilleux mozartien, récoltera à juste titre les honneurs de cette phalange complice l'applaudissant debout.

Spectacle vu le 16 juin 2019.

Du 11 juin au 13 juillet 2019.
Opéra national de Paris (Site Garnier),
Place de l'Opéra, Paris 9e.
Tél. : 08 92 89 90 90.
>> operadeparis.fr

Au cinéma et sur le site de Culturebox le 21 juin 2019 à 19 h 30 (Saison "Viva l'Opéra !" de Fra Cinéma).

Christine Ducq
Jeudi 20 Juin 2019

Nouveau commentaire :

Concerts | Lyrique












À Découvrir

"La Chute" Une adaptation réussie portée par un jeu d'une force organique hors du commun

Dans un bar à matelots d'Amsterdam, le Mexico-City, un homme interpelle un autre homme.
Une longue conversation s'initie entre eux. Jean-Baptiste Clamence, le narrateur, exerçant dans ce bar l'intriguant métier de juge-pénitent, fait lui-même les questions et les réponses face à son interlocuteur muet.

© Philippe Hanula.
Il commence alors à lever le voile sur son passé glorieux et sa vie d'avocat parisien. Une vie réussie et brillante, jusqu'au jour où il croise une jeune femme sur le pont Royal à Paris, et qu'elle se jette dans la Seine juste après son passage. Il ne fera rien pour tenter de la sauver. Dès lors, Clamence commence sa "chute" et finit par se remémorer les événements noirs de son passé.

Il en est ainsi à chaque fois que nous prévoyons d'assister à une adaptation d'une œuvre d'Albert Camus : un frémissement d'incertitude et la crainte bien tangible d'être déçue nous titillent systématiquement. Car nous portons l'auteur en question au pinacle, tout comme Jacques Galaud, l'enseignant-initiateur bien inspiré auprès du comédien auquel, il a proposé, un jour, cette adaptation.

Pas de raison particulière pour que, cette fois-ci, il en eût été autrement… D'autant plus qu'à nos yeux, ce roman de Camus recèle en lui bien des considérations qui nous sont propres depuis toujours : le moi, la conscience, le sens de la vie, l'absurdité de cette dernière, la solitude, la culpabilité. Entre autres.

Brigitte Corrigou
09/10/2024
Spectacle à la Une

"Very Math Trip" Comment se réconcilier avec les maths

"Very Math Trip" est un "one-math-show" qui pourra réconcilier les "traumatisés(es)" de cette matière que sont les maths. Mais il faudra vous accrocher, car le cours est assuré par un professeur vraiment pas comme les autres !

© DR.
Ce spectacle, c'est avant tout un livre publié par les Éditions Flammarion en 2019 et qui a reçu en 2021 le 1er prix " La Science se livre". L'auteur en est Manu Houdart, professeur de mathématiques belge et personnage assez emblématique dans son pays. Manu Houdart vulgarise les mathématiques depuis plusieurs années et obtient le prix de " l'Innovation pédagogique" qui lui est décerné par la reine Paola en personne. Il crée aussi la maison des Maths, un lieu dédié à l'apprentissage des maths et du numérique par le jeu.

Chaque chapitre de cet ouvrage se clôt par un "Waooh" enthousiaste. Cet enthousiasme opère aussi chez les spectateurs à l'occasion de cet one-man-show exceptionnel. Un spectacle familial et réjouissant dirigé et mis en scène par Thomas Le Douarec, metteur en scène du célèbre spectacle "Les Hommes viennent de Mars et les femmes de Vénus".

N'est-ce pas un pari fou que de chercher à faire aimer les mathématiques ? Surtout en France, pays où l'inimitié pour cette matière est très notoire chez de nombreux élèves. Il suffit pour s'en faire une idée de consulter les résultats du rapport PISA 2022. Rapport édifiant : notre pays se situe à la dernière position des pays européens et avant-dernière des pays de l'OCDE.
Il faut urgemment reconsidérer les bases, Monsieur le ministre !

Brigitte Corrigou
12/04/2025
Spectacle à la Une

"La vie secrète des vieux" Aimer même trop, même mal… Aimer jusqu'à la déchirure

"Telle est ma quête", ainsi parlait l'Homme de la Mancha de Jacques Brel au Théâtre des Champs-Élysées en 1968… Une quête qu'ont fait leur cette troupe de vieux messieurs et vieilles dames "indignes" (cf. "La vieille dame indigne" de René Allio, 1965, véritable ode à la liberté) avides de vivre "jusqu'au bout" (ouaf… la crudité revendiquée de leur langue émancipée y autorise) ce qui constitue, n'en déplaise aux catholiques conservateurs, le sel de l'existence. Autour de leur metteur en scène, Mohamed El Khatib, ils vont bousculer les règles de la bienséance apprise pour dire sereinement l'amour chevillé au corps des vieux.

© Christophe Raynaud de Lage.
Votre ticket n'est plus valable. Prenez vos pilules, jouez au Monopoly, au Scrabble, regardez la télé… des jeux de votre âge quoi ! Et surtout, ayez la dignité d'attendre la mort en silence, on ne veut pas entendre vos jérémiades et – encore moins ! – vos chuchotements de plaisir et vos cris d'amour… Mohamed El Khatib, fin observateur des us et coutumes de nos sociétés occidentales, a documenté son projet théâtral par une série d'entretiens pris sur le vif en Ehpad au moment de la Covid, des mouroirs avec eau et électricité à tous les étages. Autour de lui et d'une aide-soignante, artiste professionnelle pétillante de malice, vont exister pleinement huit vieux et vieilles revendiquant avec une belle tranquillité leur droit au sexe et à l'amour (ce sont, aussi, des sentimentaux, pas que des addicts de la baise).

Un fauteuil roulant poussé par un vieux très guilleret fait son entrée… On nous avertit alors qu'en fonction du grand âge des participant(e)s au plateau, et malgré les deux défibrillateurs à disposition, certain(e)s sont susceptibles de mourir sur scène, ce qui – on l'admettra aisément – est un meilleur destin que mourir en Ehpad… Humour noir et vieilles dentelles, le ton est donné. De son fauteuil, la doyenne de la troupe, 91 ans, Belge et ancienne présentatrice du journal TV, va ar-ti-cu-ler son texte, elle qui a renoncé à son abonnement à la Comédie-Française car "ils" ne savent plus scander, un vrai scandale ! Confiant plus sérieusement que, ce qui lui manque aujourd'hui – elle qui a eu la chance d'avoir beaucoup d'hommes –, c'est d'embrasser quelqu'un sur la bouche et de manquer à quelqu'un.

Yves Kafka
30/08/2024