La Revue du Spectacle, le magazine des arts de la scène et du spectacle vivant. Infos théâtre, chanson, café-théâtre, cirque, arts de la rue, agenda, CD, etc.



Augmenter la taille du texte
Diminuer la taille du texte
Partager
Théâtre

"Un sacre" Une histoire des tendresses et violences des chagrins ravalés

Porter au plateau les chagrins des départs confiés comme des terreaux de souffrances à déminer, telle est la mission que s'assigne la metteure en scène, conceptrice du projet, entourée de ses compagnons, acteurs et actrices. Unis dans la même énergie d'offrir un théâtre total, un théâtre "à l'abandon" - au propre comme au figuré -, ils transcendent les chagrins "mortels" en une épiphanie ô combien vivifiante. Quant au texte et à la chorégraphie, ils constituent l'écrin de ce chef-d'œuvre vibrant d'humanité mise à nu.



© Christophe Raynaud de Lage.
© Christophe Raynaud de Lage.
Comment faire spectacle de deuils impossibles où le passé, telle une litanie obsédante, ne cesse de passer en boucle avec les effets délétères qui lui sont associés ? Comment, sans tomber dans le pathos et sans les dénaturer pour autant, les extraire d'un quotidien où ils s'enlisent afin de les projeter avec force sur l'avant-scène ? Comment faire matière artistique résiliente, joyeuse et violente à la fois, d'un magma de souffrances inépuisables ? Telles sont les questions, moteurs d'une prodigieuse machinerie enchaînant les tableaux, tous uniques en eux-mêmes. Neuf confidences soigneusement recueillies et "retravaillées" de fond en comble - comme on parlerait d'un travail du deuil revisité - pour les faire entendre éclairés sous la rampe des projecteurs de théâtre.

Revêtant le costume de pleureuse hérité de sa grand-mère balagne, l'acteur "corseté" et voile noir recouvrant la tête, lance une adresse au public : "Si je verse suffisamment de larmes, est-ce que les gens auront moins à pleurer ?". La mort - occultée par la société contemporaine qui l'aseptise en la transférant aux mains d'entreprises de pompes funèbres riches de leur publicité - redevient matière humaine, matière vivante donnant lieu à une saisissante chorégraphie où, porté par ses proches, le corps de la défunte est brandi fièrement à bout de bras. Un sacre à caractère païen pour célébrer l'humaine condition jusque dans sa fin.

© Christophe Raynaud de Lage.
© Christophe Raynaud de Lage.
Il y aura Kali (trouvant son nom dans celui de la déesse hindoue de la préservation) qui n'arrête pas de pleurer sa belle et très jeune amie morte d'un cancer généralisé. "Remember", se souvenir en anglais, et par glissement euphonique, remembrer en français… Rassembler des fragments épars autour de sa cornée fantasmée - le seul organe ayant pu être prélevé sur ce corps rongé par la maladie - pour lui redonner corps et âme en trouvant ensemble les mots d'amour à adresser à l'amie disparue… dont elle était folle amoureuse.

Il y aura Georges, 62 ans, souffrant d'un Alzheimer précoce et luttant lui aussi contre les mots venant à lui manquer. En parfait écho à son énergie fabuleuse, ses funérailles seront organisées sur le plateau par les danseurs en procession. Il y aura aussi le chagrin de cette fille, éperdue de tendresse et de douleur de n'avoir pu rendre visite à son père dans l'Ehpad où elle était décrétée persona non grata. Pour cause de Covid, elle n'a pu lui tenir la main et est restée seule face à un chagrin envahissant à déminer grâce à cette "représentation enjouée".

Il y aura Thomas, ce jeune homme submergé par la douleur pour avoir causé - bien involontairement - la mort de celui qui était venu le sauver des courants contraires. À cet homme dont le cœur a lâché sous l'effet du trop grand effort, il doit sa survie. Accompagné désormais d'une interrogation lancinante l'habitant en continu, comme une dette impossible à acquitter, il s'en réfère à la médiation artistique pour échapper à sa culpabilité morbide. La question à multiples entrées est ainsi posée au public : "Comment fait-on pour sauver quelqu'un ?".

© Christophe Raynaud de Lage.
© Christophe Raynaud de Lage.
Il y aura aussi Mattias qui chez Emmaüs est tombé raide amoureux d'une Brigitte Bardot flanquée d'un petit chien et pour lequel les artistes vont s'employer séance tenante à construire un joli petit autel égayé de fleurs destinées à faire revenir la sublime créature… Et d'autres encore, les histoires confiées se tissent les unes aux autres pour offrir un patchwork coloré où souffrances et éclats de rire s'entremêlent dans un exutoire propre à réhabiliter les morts en nous, morts à vivre non comme des fantômes pesants, mais comme des présences apaisées.

Une histoire encore sur la mort qui rassure, en contrepoint de la cinquième symphonie de Mahler, celle où le même Georges "délire" sa vie en rêvant de traverser les murs. Lui rendant hommage, l'acteur au plateau accomplit en direct son vœu prémonitoire, redonnant sens avec éclats au désir du disparu… si insensé fut-il. Des funérailles luxuriantes lui sont offertes sur fond des paroles iconiques du Grand Jacques.

Beaucoup plus sombre, mais ô combien saisissante de vérité humaine, sera l'histoire de Zahia, jeune femme crachant sa saine haine d'un père toxique, redoublé par un mari du même tonneau, ayant confié à la comédienne – "criante", elle, de vérité interprétative - le soin de la venger sur scène. Tant il est vrai que l'on ne peut pas tout pardonner, et encore moins à ceux qui ne demandent pas à l'être, elle se livre corps et âme mis à nu pour se délivrer des bourreaux qu'elle conchie allègrement, fussent-ils morts. Une bouffée d'oxygène pur dans le monde vicié des coachs en développement personnel à tout va visant insidieusement la paix sociale, le maintien de l'ordre sociétal, au détriment des colères authentiques des victimes. Ayant recouvré sa liberté non négociable de femme, elle lance un shakespearien "Ma chatte pour un cheval !", joignant avec fierté la dérision outrancière à l'affirmation de son existence.

© Christophe Raynaud de Lage.
© Christophe Raynaud de Lage.
Trouver les mots pour le dire, les mots pour les dire, trouver les corps pour les représenter, trouver la communauté d'artistes tendus vers le même horizon de création, tel était le défi lancé par ces personnes ordinaires, prénommées une à une, qui, par la grâce de l'incarnation sans concession d'actrices et acteurs, se sont mis à (re)vivre intensément devant nous.

Le tableau final, flamboyant avec son crescendo montant en puissance chorégraphiée et sonore, sorte d'apothéose cérémoniale accompagnée des paroles envoûtantes de Jacques Brel faisant résonner - à distance poétique - l'indicible douleur de la séparation, est de nature à lui seul à déclencher la standing ovation accordée ce soir-là par un public sous le charme. Conquis, nous le sommes tout autant.

Vu le mercredi 15 mars, Grande Salle Vitez du TnBA à Bordeaux.

"Un sacre"

© Christophe Raynaud de Lage.
© Christophe Raynaud de Lage.
Texte : Guillaume Poix, en collaboration avec Lorraine de Sagazan.
Conception et mise en scène : Lorraine de Sagazan.
Assistante à la mise en scène : Thylda Barès.
Stagiaire mise en scène : Elina Martinez.
Chorégraphie : Sylvère Lamotte.
Avec : Elsa Guedj (Kali), Jeanne Favre (Zahia), Majida Ghomari (Asma), Nama Keita (Mattias), Antonin Meyer-Esquerré (Georges), Louise Orry Diquero (Léa), Mathieu Perotto (L10-3), Benjamin Tholozan (Renata), Éric Verdin (Thomas).
Lumières et pyrotechnie : Claire Gondrexonc.
Création sonore : Lucas Lelièvre.
Scénographie : Anouk Maugein.
Création costumes : Suzanne Devaux.
Dramaturgie : Agathe Charnet.
Régie générale : Vassili Bertrand.
Régie plateau et réalisation accessoires : Kourou.
Régie lumière : Paul Robin.
Régie son : Camille Vitté et Théo Cardoso.
Construction du décor : Ateliers de la MC93.
Réalisation coiffe L10-3 : Salomé Romano.
Production La Brèche.
Durée : 2 h 40.

A été représenté du 15 au 18 mars 2023 dans la Grande Salle Vitez du TnBA à Bordeaux.

Tournée
24 mars 2023 : L'Estive, Foix (09).
30 et 31 mars 2023 : Théâtre Gérard Philipe - TGP, Saint-Denis (93).
Du 1er au 3 avril 2023 : Théâtre Gérard Philipe - TGP, Saint-Denis (93).
Du 5 au 9 avril 2023 : Théâtre Gérard Philipe - TGP, Saint-Denis (93).

© Christophe Raynaud de Lage.
© Christophe Raynaud de Lage.

Yves Kafka
Jeudi 23 Mars 2023

Nouveau commentaire :

Théâtre | Danse | Concerts & Lyrique | À l'affiche | À l'affiche bis | Cirque & Rue | Humour | Festivals | Pitchouns | Paroles & Musique | Avignon 2017 | Avignon 2018 | Avignon 2019 | CédéDévédé | Trib'Une | RV du Jour | Pièce du boucher | Coulisses & Cie | Coin de l’œil | Archives | Avignon 2021 | Avignon 2022 | Avignon 2023 | Avignon 2024 | À l'affiche ter | Avignon 2025












À Découvrir

"La Chute" Une adaptation réussie portée par un jeu d'une force organique hors du commun

Dans un bar à matelots d'Amsterdam, le Mexico-City, un homme interpelle un autre homme.
Une longue conversation s'initie entre eux. Jean-Baptiste Clamence, le narrateur, exerçant dans ce bar l'intriguant métier de juge-pénitent, fait lui-même les questions et les réponses face à son interlocuteur muet.

© Philippe Hanula.
Il commence alors à lever le voile sur son passé glorieux et sa vie d'avocat parisien. Une vie réussie et brillante, jusqu'au jour où il croise une jeune femme sur le pont Royal à Paris, et qu'elle se jette dans la Seine juste après son passage. Il ne fera rien pour tenter de la sauver. Dès lors, Clamence commence sa "chute" et finit par se remémorer les événements noirs de son passé.

Il en est ainsi à chaque fois que nous prévoyons d'assister à une adaptation d'une œuvre d'Albert Camus : un frémissement d'incertitude et la crainte bien tangible d'être déçue nous titillent systématiquement. Car nous portons l'auteur en question au pinacle, tout comme Jacques Galaud, l'enseignant-initiateur bien inspiré auprès du comédien auquel, il a proposé, un jour, cette adaptation.

Pas de raison particulière pour que, cette fois-ci, il en eût été autrement… D'autant plus qu'à nos yeux, ce roman de Camus recèle en lui bien des considérations qui nous sont propres depuis toujours : le moi, la conscience, le sens de la vie, l'absurdité de cette dernière, la solitude, la culpabilité. Entre autres.

Brigitte Corrigou
09/10/2024
Spectacle à la Une

"Very Math Trip" Comment se réconcilier avec les maths

"Very Math Trip" est un "one-math-show" qui pourra réconcilier les "traumatisés(es)" de cette matière que sont les maths. Mais il faudra vous accrocher, car le cours est assuré par un professeur vraiment pas comme les autres !

© DR.
Ce spectacle, c'est avant tout un livre publié par les Éditions Flammarion en 2019 et qui a reçu en 2021 le 1er prix " La Science se livre". L'auteur en est Manu Houdart, professeur de mathématiques belge et personnage assez emblématique dans son pays. Manu Houdart vulgarise les mathématiques depuis plusieurs années et obtient le prix de " l'Innovation pédagogique" qui lui est décerné par la reine Paola en personne. Il crée aussi la maison des Maths, un lieu dédié à l'apprentissage des maths et du numérique par le jeu.

Chaque chapitre de cet ouvrage se clôt par un "Waooh" enthousiaste. Cet enthousiasme opère aussi chez les spectateurs à l'occasion de cet one-man-show exceptionnel. Un spectacle familial et réjouissant dirigé et mis en scène par Thomas Le Douarec, metteur en scène du célèbre spectacle "Les Hommes viennent de Mars et les femmes de Vénus".

N'est-ce pas un pari fou que de chercher à faire aimer les mathématiques ? Surtout en France, pays où l'inimitié pour cette matière est très notoire chez de nombreux élèves. Il suffit pour s'en faire une idée de consulter les résultats du rapport PISA 2022. Rapport édifiant : notre pays se situe à la dernière position des pays européens et avant-dernière des pays de l'OCDE.
Il faut urgemment reconsidérer les bases, Monsieur le ministre !

Brigitte Corrigou
12/04/2025
Spectacle à la Une

"La vie secrète des vieux" Aimer même trop, même mal… Aimer jusqu'à la déchirure

"Telle est ma quête", ainsi parlait l'Homme de la Mancha de Jacques Brel au Théâtre des Champs-Élysées en 1968… Une quête qu'ont fait leur cette troupe de vieux messieurs et vieilles dames "indignes" (cf. "La vieille dame indigne" de René Allio, 1965, véritable ode à la liberté) avides de vivre "jusqu'au bout" (ouaf… la crudité revendiquée de leur langue émancipée y autorise) ce qui constitue, n'en déplaise aux catholiques conservateurs, le sel de l'existence. Autour de leur metteur en scène, Mohamed El Khatib, ils vont bousculer les règles de la bienséance apprise pour dire sereinement l'amour chevillé au corps des vieux.

© Christophe Raynaud de Lage.
Votre ticket n'est plus valable. Prenez vos pilules, jouez au Monopoly, au Scrabble, regardez la télé… des jeux de votre âge quoi ! Et surtout, ayez la dignité d'attendre la mort en silence, on ne veut pas entendre vos jérémiades et – encore moins ! – vos chuchotements de plaisir et vos cris d'amour… Mohamed El Khatib, fin observateur des us et coutumes de nos sociétés occidentales, a documenté son projet théâtral par une série d'entretiens pris sur le vif en Ehpad au moment de la Covid, des mouroirs avec eau et électricité à tous les étages. Autour de lui et d'une aide-soignante, artiste professionnelle pétillante de malice, vont exister pleinement huit vieux et vieilles revendiquant avec une belle tranquillité leur droit au sexe et à l'amour (ce sont, aussi, des sentimentaux, pas que des addicts de la baise).

Un fauteuil roulant poussé par un vieux très guilleret fait son entrée… On nous avertit alors qu'en fonction du grand âge des participant(e)s au plateau, et malgré les deux défibrillateurs à disposition, certain(e)s sont susceptibles de mourir sur scène, ce qui – on l'admettra aisément – est un meilleur destin que mourir en Ehpad… Humour noir et vieilles dentelles, le ton est donné. De son fauteuil, la doyenne de la troupe, 91 ans, Belge et ancienne présentatrice du journal TV, va ar-ti-cu-ler son texte, elle qui a renoncé à son abonnement à la Comédie-Française car "ils" ne savent plus scander, un vrai scandale ! Confiant plus sérieusement que, ce qui lui manque aujourd'hui – elle qui a eu la chance d'avoir beaucoup d'hommes –, c'est d'embrasser quelqu'un sur la bouche et de manquer à quelqu'un.

Yves Kafka
30/08/2024