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Théâtre

"Un jour je reviendrai", juste (avant) la fin du monde… un voyage immobile entre deux rives…

… Et entre deux récits - "L'Apprentissage" et "Le Voyage à La Haye" - extraits des derniers Cahiers de Jean-Luc Lagarce, rédigés juste avant que le sida n'ait raison de son corps "mis en pièces". Se saisissant, comme on enfile un gant de soi(e), de la langue à nulle autre pareille de l'auteur, le comédien Vincent Dissez déroule une interprétation hypnotique, captant notre attention jusqu'à ce que nous nous confondions à notre tour avec celui qui se fait l'écho d'une œuvre à jamais vivante.



© Christophe Raynaud de Lage.
© Christophe Raynaud de Lage.
Dans le décor minimaliste d'un plateau nu animé par des jeux d'éclairage sculptant l'espace, la mise en jeu tout en subtilité de Sylvain Maurice efface ce qui pourrait distraire de l'essentiel : l'acteur, médiateur des textes enchâssés l'un dans l'autre. Ainsi "mis en lumière", le comédien - Vincent Dissez, exceptionnel de sobriété efficiente - s'empare à bras le corps de cette prose sans objet autre que celui de maintenir hors de l'eau une existence qui se délite. Creuser le langage pour dire l'inaccessible du sens se dérobant au fur et à mesure qu'on l'énonce, comme si les paroles en boucles étaient autant de bouées lancées devant soi pour, avec une ironie aiguisée, faire la nique à la Camarde tapie dans l'ombre.

"L'Apprentissage" nous plonge dans le huis clos d'une chambre d'hôpital où un homme - celui qui dit, je, l'auteur - émerge confusément d'un long coma sans pour autant distinguer l'intérieur, son imaginaire, de l'extérieur, le réel d'un monde vu au travers d'un prisme aux facettes embuées… Le buste nu éclairé par un halo de lumière le détachant du noir du plateau comme s'il flottait délibérément entre vie et trépas, l'interprète - au sens plein du terme - nous confie ses moindres hésitations sur ce qui lui revient de cette traversée en eau profonde.

© Christophe Raynaud de Lage.
© Christophe Raynaud de Lage.
Menus événements racontés avec la précision d'un entomologiste obsessionnel, comme si la vie entière était contenue dans ces bulles venant crever à la surface de sables mouvants risquant de l'ensevelir… "Le sac" - lui - relié à des tuyaux que l'on charrie et se repasse de mains en mains en continuant à se raconter sa vie à soi, les soins de nursing appliqués mécaniquement sur un corps - le sien - réduit à un tas de chair à hygiéniser. La colère qui le gagne, l'emportant ulcéré par le refus de lui qu'avaient ses parents… Et ce n'est pas Vincent Dissez, devant nous, qui se fait le porte-parole de ses fulgurantes humeurs, c'est Jean-Luc Lagarce désincarné et réincarné par le truchement de l'illusion théâtrale qui pour fonctionner a besoin de la puissance mentale de son interprète. Corps à corps juste avant la fin du monde.

"Le Voyage à La Haye" nous propulse dans l'ultime tournée théâtrale de Jean-Luc Lagarce, juste avant qu'il ne se retire irrévérencieusement. Le voile nuageux qui obstrue de plus en plus son regard le rend sujet à des accès irascibles perturbant la troupe. Encore plus troublant, c'est qu'il n'en ait pas conscience, sa mémoire ne gardant aucune trace de ses éclats d'humeur. À moins que ce ne soient là les effets délétères des troubles mentaux qui "parlent" à sa place, lui, désormais, confronté à une solitude récurrente.

La Haye via Amsterdam… "La vie est un théâtre où chacun joue un rôle" et la sienne d'existence plus qu'aucune autre en témoigne. Surgissent par effraction des scènes-phares, répliques des flashs nuageux trouant sa vision. Ainsi de la backroom d'Amsterdam où, au milieu des corps désirant, il revoit son corps à lui déserté par le désir. Ainsi de la réception culturelle de La Haye, clôturant la dernière représentation de sa pièce, où il s'entend ironiser facétieusement sur la bêtise confondante des officiels, satisfaits d'eux-mêmes, égrenant cérémonieusement des chapelets de banalités.

Dans cet univers sans horizon d'attente autre que la tragédie annoncée - que l'on finirait bizarrement par oublier - surviennent des épiphanies, toujours liées à des émotions exacerbées. Même si, lorsqu'il s'agit du regard porté sur de beaux hommes, ce ne peut être là que résurgences d'images erratiques d'un passé privé désormais d'avenir.

Les éclairages fantasmagoriques de cet itinéraire entre deux rives - parcours tourmenté bien qu'étonnamment serein - font résonner jusqu'à nous les variations d'une langue divinatoire. Entre désirs à vif et pertes de(s) sens, Vincent Dissez "endosse" le rôle comme une seconde peau pour exprimer, avec finesse, intelligence et maîtrise, la contingence d'être né dans un corps désirant. Celui de Jean-Luc Lagarce, auteur et metteur en scène de sa propre vie, ayant refusé jusqu'au terme de sa traversée la pitié pitoyable.

"Un jour je reviendrai" composé de "L'Apprentissage" et "Le Voyage à La Haye"

© Christophe Raynaud de Lage.
© Christophe Raynaud de Lage.
Texte : Jean-Luc Lagarce (publiés aux Solitaires Intempestifs).
Mise en scène : Sylvain Maurice.
Assistanat à la mise en scène : Béatrice Vincent.
Avec : Vincent Dissez.
Scénographie : Sylvain Maurice en collaboration avec André Neri.
Costumes : Marie la Rocca.
Lumière : Rodolphe Martin.
Son et régie : Cyrille Lebourgeois.
Régie générale : André Neri.
Régie lumière : Sylvain Brunat.
Régie principale et plateau : Laurent Miché.
À partir de 13 ans.
Durée : 1 h 30.

Vu le jeudi 7 octobre 2021 à 20 h au TnBA - Salle Vauthier, Bordeaux.
"Un jour je reviendrai" a été représenté du mardi 5 au samedi 9 octobre 2021.

Du 19 au 29 janvier 2022.
Mardi, mercredi et vendredi à 20 h, jeudi à 19 h et samedi à 16 h.
Représentation scolaire le jeudi 27 janvier à 14 h 30.
Au Théâtre 14, Paris 14e, 01 45 45 49 77.
>> theatre14.fr

© Christophe Raynaud de Lage.
© Christophe Raynaud de Lage.

Yves Kafka
Vendredi 15 Octobre 2021

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"L'Effet Papillon" Se laisser emporter au fil d'un simple vol de papillon pour une fascinante expérience

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© Pics.
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Par extension, l'expression sous-entend que les moindres petits événements peuvent déterminer des phénomènes qui paraissent imprévisibles et incontrôlables ou qu'une infime modification des conditions initiales peut engendrer rapidement des effets importants. Ainsi, les battements d'ailes d'un papillon au Brésil peuvent engendrer une tornade au Mexique ou au Texas !

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La comédie musicale rock de Broadway enfin en France ! Récompensée quatre fois aux Tony Awards, Hedwig, la chanteuse transsexuelle germano-américaine, est-allemande, dont la carrière n'a jamais démarré, est accompagnée de son mari croate,Yithak, qui est aussi son assistant et choriste, mais avec lequel elle entretient des relations malsaines, et de son groupe, the Angry Inch. Tout cela pour retracer son parcours de vie pour le moins chaotique : Berlin Est, son adolescence de mauvais garçon, son besoin de liberté, sa passion pour le rock, sa transformation en Hedwig après une opération bâclée qui lui permet de quitter l'Allemagne en épouse d'un GI américain, ce, grâce au soutien sans failles de sa mère…

© Grégory Juppin.
Hedwig bouscule les codes de la bienséance et va jusqu'au bout de ses rêves.
Ni femme, ni homme, entre humour queer et confidences trash, il/elle raconte surtout l'histoire de son premier amour devenu l'une des plus grandes stars du rock, Tommy Gnosis, qui ne cessera de le/la hanter et de le/la poursuivre à sa manière.

"Hedwig and the Angry inch" a vu le jour pour la première fois en 1998, au Off Broadway, dans les caves, sous la direction de John Cameron Mitchell. C'est d'ailleurs lui-même qui l'adaptera au cinéma en 2001. C'est la version de 2014, avec Neil Patrick Harris dans le rôle-titre, qui remporte les quatre Tony Awards, dont celui de la meilleure reprise de comédie musicale.

Ce soir-là, c'était la première fois que nous assistions à un spectacle au Théâtre du Rouge Gorge, alors que nous venons pourtant au Festival depuis de nombreuses années ! Situé au pied du Palais des Papes, du centre historique et du non moins connu hôtel de la Mirande, il s'agit là d'un lieu de la ville close pour le moins pittoresque et exceptionnel.

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"Zoo Story" Dans un océan d'inhumanités, retrouver le vivre ensemble

Central Park, à l'heure de la pause déjeuner. Un homme seul profite de sa quotidienne séquence de répit, sur un banc, symbole de ce minuscule territoire devenu son havre de paix. Dans ce moment voulu comme une trêve face à la folie du monde et aux contraintes de la société laborieuse, un homme surgit sans raison apparente, venant briser la solitude du travailleur au repos. Entrant dans la narration d'un pseudo-récit, il va bouleverser l'ordre des choses, inverser les pouvoirs et détruire les convictions, pour le simple jeu – absurde ? – de la mise en exergue de nos inhumanités et de nos dérives solitaires.

© Alejandro Guerrero.
Lui, Peter (Sylvain Katan), est le stéréotype du bourgeois, cadre dans une maison d'édition, "détenteur" patriarcal d'une femme, deux enfants, deux chats, deux perruches, le tout dans un appartement vraisemblablement luxueux d'un quartier chic et "bobo" de New York. L'autre, Jerry (Pierre Val), à l'opposé, est plutôt du côté de la pauvreté, celle pas trop grave, genre bohème, mais banale qui fait habiter dans une chambre de bonne, supporter les inconvénients de la promiscuité et rechercher ces petits riens, ces rares moments de défoulement ou d'impertinence qui donnent d'éphémères et fugaces instants de bonheur.

Les profils psychologiques des deux personnages sont subtilement élaborés, puis finement étudiés, analysés, au fil de la narration, avec une inversion, un basculement "dominant - dominé", s'inscrivant en douceur dans le déroulement de la pièce. La confrontation, involontaire au début, Peter se laissant tout d'abord porter par le récit de Jerry, devient plus prégnante, incisive, ce dernier portant ses propos plus sur des questionnements existentiels sur la vie, sur les injonctions à la normalité de la société et la réalité pitoyable – selon lui – de l'existence de Peter… cela sous prétexte d'une prise de pouvoir de son espace vital de repos qu'est le banc que celui-ci utilise pour sa pause déjeuner.

La rencontre fortuite entre ces deux humains est en réalité un faux-semblant, tout comme la prétendue histoire du zoo qui ne viendra jamais, Edward Albee (1928-2016) proposant ici une réflexion sur les dérives de la société humaine qui, au fil des décennies, a construit toujours plus de barrières entre elle et le vivant, créant le terreau des détresses ordinaires et des grandes solitudes. Ce constat fait dans les années cinquante par l'auteur américain de "Qui a peur de Virginia Woolf ?" se révèle plus que jamais d'actualité avec l'évolution actuelle de notre monde dans lequel l'individualisme a pris le pas sur le collectif.

Gil Chauveau
15/09/2023