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Théâtre

"Nora, Nora, Nora ! De l'influence des épouses sur les chefs-d'œuvre"… sous les yeux grands ouverts d'Elsa Granat

Dans cette maison bourgeoise semblable à tant d'autres, avec deux hommes, un grand salon et un ami constant qui vient faire des visites régulières, la femme est une simple poupée aux côtés de ses trois enfants. Elle n'est que ça ! Pourtant, elle sauve son mari, à son insu, d'un mal pulmonaire en payant en secret un voyage à Naples pour son rétablissement. Pour réunir cet argent, elle travaille jusqu'au désespoir, la nuit, en cachette, et elle fait un faux en écriture auprès d'un huissier.



© Christophe Raynaud de Lage.
© Christophe Raynaud de Lage.
Le prêteur menace de révéler ceci à son mari, mais il finit par l'apprendre et craint pour sa réputation. Effondrée par sa réaction mesquine, elle décide de tout quitter. Les hommes sont des pantins, veules et pleutres, à part peut-être le docteur Rank. Sans doute Nora incarne-t-elle une sorte de moment auroral du féminisme.

Une question nous a taraudée d'emblée à l'occasion de l'annonce d'une nouvelle adaptation de "La Maison de poupée", célèbre pièce d'Ibsen, inscrite au registre international de la mémoire du monde de l'Unesco : pourquoi revisiter encore ce qui, a priori, a sans doute déjà été dit au fil des siècles ? Il est certain que l'œuvre d'art doit être aux prises avec le monde d'aujourd'hui et en refléter la nouveauté et la variété. Y baliser de nouvelles pistes d'interprétation est tout à fait légitime…

Gaston Bachelard n'a-t-il pas dit que "le passé de la culture a pour véritable fonction de lui préparer un avenir".

© Christophe Raynaud de Lage.
© Christophe Raynaud de Lage.
De plus, cette nouvelle proposition soulevait aussi, pour nous, un double questionnement émaillé d'appréhensions tangibles : encore une pièce sur le féminisme. Beaucoup d'interrogations, donc… De plus, cette pièce, nous la connaissions pour l'avoir vue quelques fois déjà, car à nos yeux, il s'agit là d'une pièce essentielle sur le thème du mensonge, de la morale féminine opposée à la morale masculine, mais surtout du désir d'être soi et de s'accomplir coûte que coûte hors des conventions, de la société, du travail ou encore de la famille.

Mais convaincue que le théâtre est souvent capable du meilleur, nous avons malgré tout décidé de voir cette nouvelle version mise en scène par Elsa Granat.

Dans son adaptation toute personnelle de la pièce écrite en 1879, la metteuse en scène a choisi un angle tout particulier pour le moins subtil : celui de donner la parole aux enfants que Nora a abandonnés sans donner d'explication. Elle s'en justifie ainsi : "réécrire des fictions en leur rajoutant des compléments circonstanciels, c'est un moyen de permettre à ces histoires de devenir réparatrices".

Et c'est là un véritable trait de génie qu'a eu l'autrice et metteuse en scène, à la tête de sa compagnie "Tout Un Ciel" depuis 2015. Assistée de Laura Grisinger à la dramaturgie, Elsa Granat nous fait découvrir quatorze comédiens et comédiennes en alternance, tout droit sortis(es) de l'ESAD (École supérieure d'Art Dramatique de Paris), et deux comédiennes amatrices de 70 ans incarnant Nora et Mme Linde âgées, Gisèle Antheaume et Victoria Chabran. L'énergie au plateau de tout ce petit monde est jubilatoire, virevoltant, remarquablement interprété et d'une grande justesse.

Elsa Granat, contrairement à Nora, ne fuit pas le patriarcat… Loin de là. Elle l'affronte de plein fouet, bille en tête, via la jeunesse et la fougue de son interprétation, et revisite la pièce d'Ibsen avec brio et grande originalité.

"J'ai vu une rencontre importante à tisser entre cette très ancienne Nora et ces très jeunes gens d'aujourd'hui. Et je voulais les questionner sur la manière dont ils pouvaient s'emparer du patrimoine de cette chose écrite par un homme du temps passé".

Bien lui en a pris ! Le public entend haut et fort les choix de Nora, cette femme qui est parvenue à se dire qu'elle aussi a des devoirs envers elle-même et que, pour cela, sans doute, il faut fuir, loin du patriarcat. Ses trois enfants n'ont pas l'intention de pardonner à leur mère, pourtant devenue vieille, mais ils vont tout de même prendre le temps de la visiter dans l'Ehpad où elle se trouve, de l'écouter, de l'entendre. Quand bien même, elle ne parvient pas véritablement à leur donner d'explications parce qu'elle est sénile.

© Christophe Raynaud de Lage.
© Christophe Raynaud de Lage.
Les seize comédiens et comédiennes, en ce moment sur le plateau de La Tempête, sous la houlette d'Elsa Granat et de Laure Grinsinger, ont bien des choses à dire dans la lignée du hashtag Metoo, mais le vent qui mugit dans ce célèbre théâtre de la Cartoucherie n'emporte pourtant pas leurs paroles. Notamment celle de la jeune comédienne interprétant Nora ce vendredi 15 mars, tout comme celle d'une de ses deux filles au début de la pièce !

"Je vois une pièce bourgeoise et révolutionnaire où je pourrais coller au mur cette femme et la faire parler pour qu'elle dise enfin ce qu'elle peut pour nous aujourd'hui, dans notre couple bouleversé par ceux qui paternent, bouleversé par celles qui parlent trop vite pour dire tout ce qu'elles ont tu pendant des années".

Elsa Granat a bien fait de se projeter ainsi, ses yeux grands ouverts sur la pièce datée d'Ibsen et en a fait un véritable bijou autour de l'héritage du passé.

La dramaturgie est finement agencée, laissant une grande place aux interrogations viscérales des trois enfants de Nora, remarquablement transposées par le jeu et la maturité des jeunes comédiens et comédiennes. Les propos des personnages s'enchevêtrent entre le XIXe siècle révolu et le XXe siècle, parfois en double voix, en sollicitant doublement le public dans les intentions.

Courez au théâtre de la Tempête avant le 31 mars pour assister à un spectacle d'une remarquable facture et ne négligez pas de considérer aussi le sous-titre, car il y a beaucoup de choses à y découvrir.

"Nora, Nora, Nora ! - De l'influence des épouses sur les chefs-d'œuvre"

© Christophe Raynaud de Lage.
© Christophe Raynaud de Lage.
D'après "Une Maison de poupée" d'Henrik Ibsen.
Texte et mise en scène : Elsa Granat.
Assistante mise en scène : Zelda Bourquin.
Avec, en alternance : Maëlys Certenais , Antoine Chicaud, Hélène Clech, Victor Hugo Dos Santos Pereira, Niels Herzhaft, Chloé Hollandre, Juliette Launay , Anna Longvixay, Clémence Pillaud, Luc Roca, Lucile Roche, Clément-Amadou-Sall, Juliette Smadja et deux actrices amatrices Gisèle Antheaume, Victoria Chabran.
Scénographie : Suzanne Barbaud.
Lumières : Véra Martin.
Son : Mathieu Barché.
Collaboration à la dramaturgie : Laure Grisinger.
Régie générale et plateau : Quentin Maudet.
Régie plateau et habillage : Sabrina Durbano
Approche chorégraphique de la tarentelle : Tullia Conte, Mattia Doto.
Compagnie Tout Un Ciel.
Durée estiméee : 2 h.

Du 1er mars au 31 mars 2024.
Du mardi au samedi à 20 h 30, dimanche à 16 h 30.
Théâtre de la Tempête, Salle Copi, Cartoucherie, Paris 12e, 01 43 28 36 36.
>> la-tempete.fr

© Christophe Raynaud de Lage.
© Christophe Raynaud de Lage.

Brigitte Corrigou
Lundi 18 Mars 2024

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