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Théâtre

"Lacrima" Des larmes et du sang… Des petites mains d'exception et de grands drames ordinaires

Caroline Nguyen excelle dans l'art de faire vivre sous nos yeux un lieu (cf. le fabuleux restaurant vietnamien de "Saïgon", présenté en 2017) pour donner à voir et à entendre le vécu de ses occupants ordinaires. Dans sa nouvelle création, la metteuse en scène nous plonge dans un atelier de haute couture à Paris, un atelier de broderie exceptionnelle à Mumbaï, en Inde et nous ouvre les portes de l'atelier confidentiel des dentellières du musée d'Alençon. Trois ateliers réunis dans le même espace scénique et mobilisés autour du même projet : créer la robe qu'une anonyme Princesse d'Angleterre portera à son prochain mariage…



© Jean-Louis Fernandez
© Jean-Louis Fernandez
Dans ce dispositif intégrant des visioconférences élargissant le champ du décor à vue, la metteuse en scène tisse avec grande humanité et précision d'entomologiste les heurs et malheurs de ces couturières, brodeuses, dentellières, prêtes à s'oublier jusqu'à en perdre la vue, la vie, pour que voie le jour leur œuvre. Ainsi Immergés de plain-pied dans l'univers de la confection et de ses règles frappées au sceau du plus grand secret (rien ne doit fuiter), nous percevons "de l'intérieur" autant la genèse du bel ouvrage que l'assujettissement qui en résulte, source de petits et grands drames humains.

Comme dans un roman noir, la pièce débute par la scène de fin. Marion, la première d'atelier de la Maison Beliana à Paris, haut lieu de la haute couture, en relation directe avec le directeur artistique Alexander Schaaf (en vidéo depuis Londres), s'écroule au sol. Victime d'une inquiétante perte de connaissance, une unité de pompiers s'affaire pour tenter de la secourir… Retour huit mois plus tôt. La Maison Beliana vient, dans l'euphorie partagée, d'être choisie pour réaliser la robe de mariée de la Princesse d'Angleterre. Une nouvelle heureuse portant dans ses plis l'histoire de la confection de ce modèle unique (entre autres, des milliers de perles à coudre à la main), des promesses d'exaltations… et des raisons de tensions.

© Christophe Raynaud de Lage.
© Christophe Raynaud de Lage.
Sans que jamais l'intérêt ne faiblisse, durant les trois heures de la représentation, on va suivre, comme dans une série haletante, l'envers de la création et ses revers. En effet, si chacun(e) a à cœur de produire un travail d'orfèvre, le cahier des charges de la confection ne laisse aucun répit, imposant un rythme de travail ne laissant aucune place pour le repos du corps et de l'esprit. D'autre part, la charte occidentale du règlement international du travail crée des contraintes peu compatibles avec la culture d'entreprise artisanale en Inde (conditions de travail, horaires, visites médicales, etc.). Viennent se greffer à ces conditions générales, les problèmes personnels de couple ou d'histoires familiales, explosant comme des grenades à fragmentation pour percuter violemment la réalisation du projet mirifique.

"Nous avons eu de l'or blanc entre nos mains, nous avons participé à la beauté du monde"… Cette phrase, léguée en langue des signes par une ancienne couturière (le silence étant de mise dans les ateliers, les muettes étaient prisées) dans une vidéo adressée à sa fille, couturière, elle aussi, cristallise à elle seule la joie extatique de l'extraordinaire implication de ces petites mains attachées à leur ouvrage jusqu'à disparaître en lui. Car "la beauté du monde" – pas leur monde à elles, mais celui de l'altesse royale qui, pour son entrée dans l'abbaye de Westminster, portera vingt-sept minutes exactement, la robe ayant exigé, elle, des milliers d'heures de labeur minutieux – a un coût. Un très lourd coût qui ne sera révélé que passé le délai des quatre-vingt-dix-neuf ans exigés pour l'ouverture des archives.

© Christophe Raynaud de Lage.
© Christophe Raynaud de Lage.
D'abord, à Paris, il y aura les conflits intra-personnels, exacerbés par le stress qui les fera flamber. Ceux paroxystiques du couple formé par Marion et Julien, son mari crevant de jalousie maladive et placé sous l'autorité bienveillante de son épouse "première d'atelier" (une affaire de famille les ateliers de couture, la mère de Julien y est aussi employée) ; elle-même soumise aux exigences du styliste énervé qui, de Londres, supervise la confection de la robe. Ceux créés par les problèmes psychologiques de Camille, leur fille instable, faisant bruyamment effraction dans le monde clos de l'atelier.

Ensuite, les problèmes de santé concernant Rosalie, la petite fille de l'une des plus anciennes brodeuses d'Alençon chargée de restaurer le voile conservé au Victoria and Albert Museum ; problèmes qui viennent – à distance – s'inviter dans le présent sous la forme de l'éruption d'un secret de famille, l'étrange maladie dont souffrait la sœur de Thérèse, Rose, brodeuse elle aussi. Enfin, à Mumbaï, le glaucome d'Abdul, le brodeur exceptionnel, héritier du savoir-faire de l'artisanat persan ; dégénérescence visuelle héritée elle des milliers d'heures de travail intensif passées à broder la traine de la Princesse.

© Christophe Raynaud de Lage.
© Christophe Raynaud de Lage.
Ensuite, il y aura le conflit entre deux cultures différentes, l'indienne et l'occidentale. Le directeur artistique de l'atelier de Mumbaï, Manoj, contraint à signer une charte d'une hypocrisie totale de la part du monde nanti fermant ouvertement les yeux sur la réalité indienne, explose en visioconférence. "Vous voulez les plus belles réalisations au prix les plus bas, et l'éthique en plus… Vous vous dites garants de la santé des employés, sans que l'exigence d'éthique ne vous coûte un centime …". Tenir des délais extraordinairement courts, travailler à prix bradés, imposer les conditions de travail et les visites médicales de l'occident, autant de diktats ingérables… Pourtant, Manoj devra s'exécuter au prix du renvoi de son fidèle brodeur expert, au risque de perdre le marché, ainsi en va-t-il du libéralisme triomphant se drapant dans sa bonne conscience pour mieux exploiter le "Sous-continent".

Et, cerise sur le gâteau des catastrophes se profilant en escadrilles, la lourdeur des perles de pure nacre risquant déformer irrémédiablement la traine de la Princesse… Mais comment pouvoir accepter qu'un tel rêve ne meure ? Fuite en avant désespérée de Marion, obsédée par la réussite coûte que coûte de la tenue princière, au risque de s'y perdre bel et bien… Retour à la scène initiale.

Caroline Nguyen, dans le droit fil de ses créations précédentes, signe ici l'une de ses plus belles œuvres où la beauté plastique du ballet incessant des actrices et acteurs, exhalant toutes et tous une humanité sensible, le dispute à la profondeur du récit proposé. Une envoûtante narration fictive qui fait résonner en nous "le tragique quotidien" cher à Maeterlinck. Une perle rare…
◙ Yves Kafka

Vu le dimanche 7 juillet au Gymnase du Lycée Aubanel, à Avignon.

"Lacrima"

© Christophe Raynaud de Lage.
© Christophe Raynaud de Lage.
Texte et mise en scène : Caroline Guiela Nguyen.
Assistante à la mise en scène : Iris Baldoureaux-Fredon.
Assistants à la dramaturgie : Louison Ryser, Tristan Schinz, Hugo Soubise.
Avec : Dan Artus, Dinah Bellity, Natasha Cashman, Michèle Goddet, Charles Vinoth Irudhayaraj, Anaele Jan Kerguistel, Maud Le Grevellec, Liliane Lipau, Nanii, Rajarajeswari Parisot, Vasanth Selvam.
Et en vidéo : Nadia Bourgeois, Charles Schera, Fleur Sulmont.
Avec les voix de : Louise Marcia Blévins, Béatrice Dedieu, David Geselson, Kathy Packianathan, Jessica Savage-Hanford.
Traductions : Nadia Bourgeois, Carl Holland, Rajarajeswari Parisot (langue des signes française, anglais, tamoul).
Collaboration artistique : Paola Secret.
Scénographie : Alice Duchange.
Costumes et pièces couture : Benjamin Moreau.
Habillage : Bénédicte Foki.
Musiques originales : Jean-Baptiste Cognet, Teddy Gauliat-Pitois, Antoine Richard.
Son : Antoine Richard, en collaboration avec Thibaut Farineau.
Lumière : Mathilde Chamoux, Jérémie Papin.
Vidéo : Jérémie Scheidler.
Motion Design : Marina Masquelier.
Coiffures, postiches et maquillage : Émilie Vuez.
Casting : Lola Diane.
Consultation artistique : Juliette Alexandre, Noémie de Lapparent.
Musiques enregistrées : Quatuor Adastra - quatuor à cordes.
Traduction pour le surtitrage : Panthea (anglais).
Durée : 2 h 55.

"Lacrima" de Caroline Guiela Nguyen est publié aux Éditions Actes Sud (juin 2024).

Du 9 janvier 2025 au 6 février 2025.
Du mardi au samedi à 20 h, dimanche à 15 h.
Relâche : dimanches 12 et 26 janvier.
Odéon Théâtre de l'Europe, Grande salle des Ateliers Berthier, Paris 17e, 01 44 85 40 40.
>> theatre-odeon.eu
Rencontre avec Caroline Guiela Nguyen et l'équipe artistique, le dimanche 2 février à l'issue de la représentation.

Tournée
Du 13 au 21 février 2025 : Théâtre Les Célestins, Lyon 69.
Du 26 au 28 février 2025 : Théâtre national de Bretagne, Rennes (35).
14 et 15 mars 2025 : Les Théâtres de la Ville de Luxembourg.
20 et 21 mars 2025 : Théâtre de Liège, Liège (Belgique).
Du 28 au 30 mars 2025 : Centro Dramático Nacional, Madrid (Espagne).

© Jean-Louis Fernandez
© Jean-Louis Fernandez

Yves Kafka
Lundi 30 Décembre 2024

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