La Revue du Spectacle, le magazine des arts de la scène et du spectacle vivant. Infos théâtre, chanson, café-théâtre, cirque, arts de la rue, agenda, CD, etc.



Augmenter la taille du texte
Diminuer la taille du texte
Partager
Théâtre

L'intemporalité salvatrice d'un esthète de l'ironie féroce et de l'irrévérence... conjuguée au féminin

"Chroniques d'une haine ordinaire", La Pépinière Théâtre, Paris

L'une des principales qualités d'une œuvre est son intemporalité. Celle de Pierre Desproges en fait partie et a cela de presque angoissant que ses flèches empoisonnées, contextualisées à une époque, n'ont cruellement pas perdu une once de leur actualité. C'est l'une des principales forces du spectacle "Chroniques d'une haine ordinaire" mise en scène, avec une élégance "Desprogienne", par Michel Didym.



Christine Murillo et Dominique Valadie © Mirco Magliocca.
Christine Murillo et Dominique Valadie © Mirco Magliocca.
Pourtant, que ferions de cette écriture irrévérencieuse aujourd'hui... où l'ordre moral a, de nouveau, posé sa sombre cape sur un pays pourtant tant épris de liberté, censurant notamment des humoristes de l'antenne d'une radio nationale. Quel place aurait Pierre Desproges dans la France Sarkozienne, lui qui lançait en 1986 au Théâtre Grévin : "On me dit que des juifs se sont glissés dans la salle" ou "Les rues de Paris ne sont plus sûres. Dans certains quartiers de la capitale, les Arabes n'osent plus sortir tout seuls le soir", ou encore "… Dieu fond dans la bouche, pas dans la main..."

Dès la aujourd'hui classique annonce "Éteignez vos portables", le ton est donné, celle-ci étant dans la droite lignée du célèbre "… veuillez avoir l'amabilité de fermez vos gueules, merci" qui introduisait le spectacle au Grévin... À l'époque les portables n’existaient pas ! La suite n'est que du bonheur... Celui de retrouver l'écriture de Pierre Desproges donnée par deux comédiennes, Christine Murillo et Dominique Valadié (cette dernière participa à "La minute nécessaire de Monsieur Cyclopède"), qui portent haut le verbe "Desprogien". Et cela grâce à l'idée géniale de Michel Didym de nous offrir une nouvelle fois, après "Les animaux ne savent pas qu'ils vont mourir", l'humour décapant, politiquement incorrect, mais empreint d'humanité, de Pierre Desproges.

Dominique Valadié et Christine Murillo © Mirco Magliocca.
Dominique Valadié et Christine Murillo © Mirco Magliocca.
Christine Murillo et Dominique Valadié ont su parfaitement retranscrire, "ré-exprimer" le sens inimitable de l'image qu'avait Desproges et qui lui avait permis, à la télé comme à la scène, de faire passer ses textes, pourtant en équilibre permanent entre nonsense et irrévérence. Entre clown blanc et Auguste, Christine Murillo et Dominique Valadié se partage la piste du cirque où sont convoqués les vérités innocentes de l'enfance et les constats plein de gravité insolente de l'adulte lucide : entre plaisir et mal de vivre, entre jonglage de mots et jeux de maux, entre accords de cancer et désaccords de concerts, pour mieux penser (panser) les plaies de l'humanité.

En cela les deux comédiennes ont retrouvé cette capacité qu'il avait de combiner l'art des mots à ceux du corps et de la voix. Et leurs postures clownesques, jouant sur les nuances, l'intelligence et les subtilités de son écriture, permettent de retrouver ce rire cousu main, cette dérision à façon qui était la marque de fabrique de ce performer étonnant, provocateur et imprévisible, de cet esthète de l'ironie féroce et du sarcasme tissé au millimètre près. Et quelle meilleure pirouette, pour rendre hommage à celui qui flirta parfois avec la misogynie que de faire déclarer sa flamme caustique, la donner à ouïr par un duo féminin !

Christine Murillo et Dominique Valadié © Mirco Magliocca.
Christine Murillo et Dominique Valadié © Mirco Magliocca.
Aujourd'hui, la force et la pertinence de la prose de Desproges - comme le prouve avec énergie et charisme Christine Murillo et Dominique Valadié - n'ont pas trouvé d'équivalent, la plupart des comiques actuels continuant à préférer se mettre une plume dans le cul plutôt que de la tremper dans un encrier et nous amuser par leur seul esprit.

"Chroniques d'une haine ordinaire" est un exercice de style réussi, nous donnant à entendre des textes qui appellent bien sûr le rire mais surtout sollicitent notre intelligence, notre réflexion sur des sujets qui n'ont malheureusement pas quitté l'actualité. Rien que pour ça, en ces temps de crise, ce spectacle a une vertu salvatrice.

"L'intelligence, c'est le seul outil qui permet à l'homme de mesurer l'étendue de son malheur. L'intelligence, c'est comme les parachutes. Quand on n'en a pas, on s'écrase" (P. D.).

"Chroniques d'une haine ordinaire"

Textes : Pierre Desproges.
Mise en scène : Michel Didym.
Scénographie : Laurent Peduzzi.
Lumières : Joël Hourbeigt.
Costumes : Christine Brottes.
Collaboration artistique : Éric Lehembre.
Avec : Christine Murillo et Dominique Valadié.

Spectacle du 28 septembre au 17 décembre 2011.
Du mardi au samedi à 21 h, matinée le samedi à 16 h.
La Pépinière Théâtre, Paris 2e, 01 42 61 44 16.
>> www.theatrelapepiniere.com

Gil Chauveau
Dimanche 30 Octobre 2011

Nouveau commentaire :

Théâtre | Danse | Concerts & Lyrique | À l'affiche | À l'affiche bis | Cirque & Rue | Humour | Festivals | Pitchouns | Paroles & Musique | Avignon 2017 | Avignon 2018 | Avignon 2019 | CédéDévédé | Trib'Une | RV du Jour | Pièce du boucher | Coulisses & Cie | Coin de l’œil | Archives | Avignon 2021 | Avignon 2022 | Avignon 2023 | Avignon 2024 | À l'affiche ter | Avignon 2025












À Découvrir

"La Chute" Une adaptation réussie portée par un jeu d'une force organique hors du commun

Dans un bar à matelots d'Amsterdam, le Mexico-City, un homme interpelle un autre homme.
Une longue conversation s'initie entre eux. Jean-Baptiste Clamence, le narrateur, exerçant dans ce bar l'intriguant métier de juge-pénitent, fait lui-même les questions et les réponses face à son interlocuteur muet.

© Philippe Hanula.
Il commence alors à lever le voile sur son passé glorieux et sa vie d'avocat parisien. Une vie réussie et brillante, jusqu'au jour où il croise une jeune femme sur le pont Royal à Paris, et qu'elle se jette dans la Seine juste après son passage. Il ne fera rien pour tenter de la sauver. Dès lors, Clamence commence sa "chute" et finit par se remémorer les événements noirs de son passé.

Il en est ainsi à chaque fois que nous prévoyons d'assister à une adaptation d'une œuvre d'Albert Camus : un frémissement d'incertitude et la crainte bien tangible d'être déçue nous titillent systématiquement. Car nous portons l'auteur en question au pinacle, tout comme Jacques Galaud, l'enseignant-initiateur bien inspiré auprès du comédien auquel, il a proposé, un jour, cette adaptation.

Pas de raison particulière pour que, cette fois-ci, il en eût été autrement… D'autant plus qu'à nos yeux, ce roman de Camus recèle en lui bien des considérations qui nous sont propres depuis toujours : le moi, la conscience, le sens de la vie, l'absurdité de cette dernière, la solitude, la culpabilité. Entre autres.

Brigitte Corrigou
09/10/2024
Spectacle à la Une

"Very Math Trip" Comment se réconcilier avec les maths

"Very Math Trip" est un "one-math-show" qui pourra réconcilier les "traumatisés(es)" de cette matière que sont les maths. Mais il faudra vous accrocher, car le cours est assuré par un professeur vraiment pas comme les autres !

© DR.
Ce spectacle, c'est avant tout un livre publié par les Éditions Flammarion en 2019 et qui a reçu en 2021 le 1er prix " La Science se livre". L'auteur en est Manu Houdart, professeur de mathématiques belge et personnage assez emblématique dans son pays. Manu Houdart vulgarise les mathématiques depuis plusieurs années et obtient le prix de " l'Innovation pédagogique" qui lui est décerné par la reine Paola en personne. Il crée aussi la maison des Maths, un lieu dédié à l'apprentissage des maths et du numérique par le jeu.

Chaque chapitre de cet ouvrage se clôt par un "Waooh" enthousiaste. Cet enthousiasme opère aussi chez les spectateurs à l'occasion de cet one-man-show exceptionnel. Un spectacle familial et réjouissant dirigé et mis en scène par Thomas Le Douarec, metteur en scène du célèbre spectacle "Les Hommes viennent de Mars et les femmes de Vénus".

N'est-ce pas un pari fou que de chercher à faire aimer les mathématiques ? Surtout en France, pays où l'inimitié pour cette matière est très notoire chez de nombreux élèves. Il suffit pour s'en faire une idée de consulter les résultats du rapport PISA 2022. Rapport édifiant : notre pays se situe à la dernière position des pays européens et avant-dernière des pays de l'OCDE.
Il faut urgemment reconsidérer les bases, Monsieur le ministre !

Brigitte Corrigou
12/04/2025
Spectacle à la Une

"La vie secrète des vieux" Aimer même trop, même mal… Aimer jusqu'à la déchirure

"Telle est ma quête", ainsi parlait l'Homme de la Mancha de Jacques Brel au Théâtre des Champs-Élysées en 1968… Une quête qu'ont fait leur cette troupe de vieux messieurs et vieilles dames "indignes" (cf. "La vieille dame indigne" de René Allio, 1965, véritable ode à la liberté) avides de vivre "jusqu'au bout" (ouaf… la crudité revendiquée de leur langue émancipée y autorise) ce qui constitue, n'en déplaise aux catholiques conservateurs, le sel de l'existence. Autour de leur metteur en scène, Mohamed El Khatib, ils vont bousculer les règles de la bienséance apprise pour dire sereinement l'amour chevillé au corps des vieux.

© Christophe Raynaud de Lage.
Votre ticket n'est plus valable. Prenez vos pilules, jouez au Monopoly, au Scrabble, regardez la télé… des jeux de votre âge quoi ! Et surtout, ayez la dignité d'attendre la mort en silence, on ne veut pas entendre vos jérémiades et – encore moins ! – vos chuchotements de plaisir et vos cris d'amour… Mohamed El Khatib, fin observateur des us et coutumes de nos sociétés occidentales, a documenté son projet théâtral par une série d'entretiens pris sur le vif en Ehpad au moment de la Covid, des mouroirs avec eau et électricité à tous les étages. Autour de lui et d'une aide-soignante, artiste professionnelle pétillante de malice, vont exister pleinement huit vieux et vieilles revendiquant avec une belle tranquillité leur droit au sexe et à l'amour (ce sont, aussi, des sentimentaux, pas que des addicts de la baise).

Un fauteuil roulant poussé par un vieux très guilleret fait son entrée… On nous avertit alors qu'en fonction du grand âge des participant(e)s au plateau, et malgré les deux défibrillateurs à disposition, certain(e)s sont susceptibles de mourir sur scène, ce qui – on l'admettra aisément – est un meilleur destin que mourir en Ehpad… Humour noir et vieilles dentelles, le ton est donné. De son fauteuil, la doyenne de la troupe, 91 ans, Belge et ancienne présentatrice du journal TV, va ar-ti-cu-ler son texte, elle qui a renoncé à son abonnement à la Comédie-Française car "ils" ne savent plus scander, un vrai scandale ! Confiant plus sérieusement que, ce qui lui manque aujourd'hui – elle qui a eu la chance d'avoir beaucoup d'hommes –, c'est d'embrasser quelqu'un sur la bouche et de manquer à quelqu'un.

Yves Kafka
30/08/2024