La Revue du Spectacle, le magazine des arts de la scène et du spectacle vivant. Infos théâtre, chanson, café-théâtre, cirque, arts de la rue, agenda, CD, etc.



Augmenter la taille du texte
Diminuer la taille du texte
Partager
Avignon 2021

•In 2021• Misericordia Trois femmes pour un enfant, l'amour à l'état brut

Il y a là, alignées sur leur chaise faisant face au public, trois femmes sans âge mais pas sans caractère. On les dirait sorties d'un tableau de Brueghel l'Ancien. Elles tricotent, les femmes, de longues écharpes de couleurs vives, peut-être destinées à ce grand enfant "pas comme les autres" se balançant avec la régularité d'un métronome, d'avant en arrière, inlassablement, sur sa chaise placée entre elles. Le cliquetis des aiguilles à tricoter enfle pour devenir assourdissant, accélérant le rythme des balancements et suscitant les apartés chuchotés des femmes qui, pour se voir, doivent désormais composer avec les mouvements pendulaires de l'enfant autiste.



© Christophe Raynaud de Lage/Festival d'Avignon.
© Christophe Raynaud de Lage/Festival d'Avignon.
Burlesque et drame réunis dans le tableau d'ouverture augurent de la suite… Emma Dante poursuit de spectacle en spectacle la même obsession. Faire de son théâtre le lieu de "représentations" du monde des petites gens (ainsi pour s'en démarquer, les nomment les grandes gens et leur pointe de mépris), des handicapés, des vieux et autres exclus sociaux, de ceux et celles qui n'ont pas droit de cité dans les pages glacées des magazines, ceux et celles que l'on cache parce qu'ils font tache dans un paysage de winners aux dents blanches rehaussées par un sourire éclatant.

On pourrait dire de la metteuse en scène de Palerme, si elle n'était athée, que sa profession de foi est de documenter les marges et la misère pour en faire objet de questionnement. Non pas un manifeste politique de plus visant à enfoncer des portes ouvertes, mais donner à voir un tableau éminemment sensible où l'humanité à fleur de peau transpire de tous ses pores pour "faire sens". L'amour, pas celui qu'il est de bon ton d'étaler pour se donner une respectabilité que l'on n'a pas, l'amour brut pour l'humain dans ses déclinaisons les plus modestes est source de son inspiration artistique.

© Christophe Raynaud de Lage/Festival d'Avignon.
© Christophe Raynaud de Lage/Festival d'Avignon.
Et si ces trois femmes, partageant la faim réservée aux démunis et les réflexes de survie qui y sont attachés, peuvent apparaître à certains moments cruelles entre elles (deux se liguent contre la troisième accusée de leur voler la nourriture dans le frigo collectif), se crêpant le chignon pour ce qui peut apparaître des broutilles aux yeux de ceux qui ne manquent de rien (l'une fait les poubelles des autres pour y extraire mégots et autres résidus), c'est l'existence en soi qui est violence monstrueuse… Violence mon(s)trée non de manière misérabiliste, mais par le détour d'un burlesque irradiant, déclenchant un rire libérateur rebattant les cartes. Ainsi de la séquence où on les voit danser hilares et à moitié nues dans un bordel où le soir venu elles vendent leur corps fatigué par la misère ; une passe pour quelques quignons de pain.

Leur tendresse sans fond, mais non sans fondements pour Arturo - l'enfant habillé de la robe de l'une, usée, jetée et récupérée, repassée par l'autre -, explose littéralement lorsqu'elles réinventent les moments heureux de sa venue au monde. Dans une danse débordante de frénésie, soutenues par une musique électrique, elles exultent, lançant en l'air jouets et layette de l'univers enfantin, le sol se trouvant vite recouvert de peluches, doudous, cheval à bascule, ballon, petites moufles et mignon tablier, témoins d'une innocence rêvée. Mais la réalité, qui toujours insiste, cogne à la porte de la mémoire douloureuse de l'une d'elles mettant frein d'arrêt à cette mascarade inventée de toutes pièces…

© Christophe Raynaud de Lage/Festival d'Avignon.
© Christophe Raynaud de Lage/Festival d'Avignon.
Une autre scène surgit alors, détricotant le rêve. Que la fête finisse et surgissent en rangs pressés les visions du passé jaillissant comme des remords. Pourquoi n'avoir pas dénoncé ce père violent, rouant de coups sa compagne (la quatrième occupante de la masure), allant jusqu'à viser le ventre rebondi pour tuer dans l'œuf l'enfant à venir… Enfant venu le soir même, grand prématuré, cassé au-dehors comme au-dedans. Et la gifle donnée, la tête de la femme cognée au sol, elle, traînée par les cheveux, le sang qui coule… La comédienne abandonne le rôle du bourreau pour prendre dans ses bras Arturo, le bercer tendrement, cet enfant qui leur fut confié par sa mère agonisante. Sur chants de détresse et colère mêlées, Arturo qui pendant toute la scène n'a pas paru réagir, se fend d'un grand sourire lumineux.

La vie, toujours, elle, rebondira. Arturo quittera sa défroque informe pour, sous les yeux amourachés des trois femmes, revêtir les vêtements soigneusement repassés qui l'attendent… Dans un numéro époustouflant de grâce acrobatique - fabuleux le danseur Simone Zambelli nous ayant auparavant gratifié des stupéfiantes évolutions désarticulées de l'enfant brisé -, on le verra enfiler chaussettes, bermuda, souliers, avant de tomber dans les bras de celles qui l'étreignent à l'en étouffer de leur amour mis à vif. Arturo est prêt maintenant, regard brillant et valise recelant trésors de son enfance posée à ses côtés, il attend la fanfare qui va l'emmener vers d'autres horizons, ici étant décidément sans avenir pour un garçon de cet âge.

© Christophe Raynaud de Lage/Festival d'Avignon.
© Christophe Raynaud de Lage/Festival d'Avignon.
Les trois actrices et l'acteur sont criants d'une vérité qui tonitrue à chacun de leurs gestes, de leurs mimiques, de leurs silences. Les mots (le seul que prononcera Arturo en clôture résonne comme un cri du cœur nous transperçant de part en part) empruntant aux dialectes de Sicile et des Pouilles leurs accents gorgés de soleil, mais peut-être plus encore ces corps énergiques, lourds d'une existence dont ils s'affranchissent, ou ce corps léger comme l'air, virevoltant, se désarticulant de ce qui l'a fait naître, sont reçus comme les témoins sensibles d'une humanité résonnant dans les plis secrets de chacun.

Vu le vendredi 23 juillet 2021 à 15 h, au Gymnase du Lycée Mistralà Avignon.

"Misericordia"

© Christophe Raynaud de Lage/Festival d'Avignon.
© Christophe Raynaud de Lage/Festival d'Avignon.
Créé le 14 janvier 2020 au Piccolo Teatro Grassi (Milan, Italie)
Première en France au Festival d'Avignon 2021.
Spectacle en dialectes de Sicile et des Pouilles, surtitré en français.
Texte et mise en scène : Emma Dante.
Avec : Italia Carroccio, Manuela Lo Sicco, Leonarda Saffi, Simone Zambelli.
Lumière : Cristian Zucaro.
Surtitrage : Franco Vena.
Traduction en français pour le surtitrag : Juliane Regler.
Durée : 1 h.

•Avignon In 2021•
A été représenté du 16 au 23 juillet 2021.
À 15 h, relâche le 20 juillet.
Gymnase du Lycée Mistral, Avignon (84).
>> festival-avignon.com
Réservations : 04 90 14 14 14.

© Christophe Raynaud de Lage/Festival d'Avignon.
© Christophe Raynaud de Lage/Festival d'Avignon.
Tournée
3 août 2021 : Operaestate Festival Veneto, Bassano del Grappa 'Italie).
31 août au 10 septembre 2021 : Teatro Argentina di Roma, Rome (Italie).
12 septembre 2021 : Città delle 100 scale Festival, Potenza (Italie).
25 au 26 septembre 2021 : Mitem Festival, Budapest (Hongrie).
2 au 3 octobre 2021 : NEST, Thionville (57).
20 octobre 2021 : Teatro Amilcare Ponchielli, Cremona (Italie).
22 au 23 octobre 2021 : Teatro Astra, Vicenza (Italie).
28 au 30 octobre 2021 : Teatro di Rifredi, Florence (Italie).
2 novembre 2021 : Teatro di Casalmaggiore, Casalmaggiore (Italie).
10 au 20 novembre 2021 : Théâtre National Populaire (TNP), Villeurbanne (69).
22 novembre 2021 : Teatro Municipale, Plaisance (Italie).
27 au 28 novembre 2021 : Teatro San Materno, Ascone (Italie).
30 novembre 2021 : Teatro Sociale, Trente (Italie).
4 décembre 2021 : Teatro di Ragazzola, Ragazzola (Italie).
7 au 10 décembre 2021 : Théâtre des 13 Vents, Montpellier (34).
12 au 13 janvier 2022 : LE ZEF - scène nationale, Marseille (13).
l20 janvier 2022 : Teatro Sociale, Bergame (Italie).
22 au 23 janvier 2022 : Teatro Galli, Rimini (Italie).
25 au 27 janvier 2022 : Teatro Toniolo, Mestre (Italie).
29 janvier 2022 : La Città del Teatro, Cascina (Italie).
2 au 3 février 2022 : CDN de Normandie, Rouen (76).
25 au 26 février 2022 : Festival de Liège, Liège (Belgique).
1er mars 2022 : MA scène nationale - Pays de Montbéliard, Montbéliard (25).
25 mars au 3 avril 2022 : Teatro Biondo Palermo, Palerme (Italie).

© Christophe Raynaud de Lage/Festival d'Avignon.
© Christophe Raynaud de Lage/Festival d'Avignon.

Yves Kafka
Mardi 27 Juillet 2021

Nouveau commentaire :

Théâtre | Danse | Concerts & Lyrique | À l'affiche | À l'affiche bis | Cirque & Rue | Humour | Festivals | Pitchouns | Paroles & Musique | Avignon 2017 | Avignon 2018 | Avignon 2019 | CédéDévédé | Trib'Une | RV du Jour | Pièce du boucher | Coulisses & Cie | Coin de l’œil | Archives | Avignon 2021 | Avignon 2022 | Avignon 2023 | Avignon 2024 | À l'affiche ter




Numéros Papier

Anciens Numéros de La Revue du Spectacle (10)

Vente des numéros "Collectors" de La Revue du Spectacle.
10 euros l'exemplaire, frais de port compris.






À Découvrir

•Off 2024• "Mon Petit Grand Frère" Récit salvateur d'un enfant traumatisé au bénéfice du devenir apaisé de l'adulte qu'il est devenu

Comment dire l'indicible, comment formuler les vagues souvenirs, les incertaines sensations qui furent captés, partiellement mémorisés à la petite enfance. Accoucher de cette résurgence voilée, diffuse, d'un drame familial ayant eu lieu à l'âge de deux ans est le parcours théâtral, étonnamment réussie, que nous offre Miguel-Ange Sarmiento avec "Mon petit grand frère". Ce qui aurait pu paraître une psychanalyse impudique devient alors une parole salvatrice porteuse d'un écho libératoire pour nos propres histoires douloureuses.

© Ève Pinel.
9 mars 1971, un petit bonhomme, dans les premiers pas de sa vie, goûte aux derniers instants du ravissement juvénile de voir sa maman souriante, heureuse. Mais, dans peu de temps, la fenêtre du bonheur va se refermer. Le drame n'est pas loin et le bonheur fait ses valises. À ce moment-là, personne ne le sait encore, mais les affres du destin se sont mis en marche, et plus rien ne sera comme avant.

En préambule du malheur à venir, le texte, traversant en permanence le pont entre narration réaliste et phrasé poétique, nous conduit à la découverte du quotidien plein de joie et de tendresse du pitchoun qu'est Miguel-Ange. Jeux d'enfants faits de marelle, de dinette, de billes, et de couchers sur la musique de Nounours et de "bonne nuit les petits". L'enfant est affectueux. "Je suis un garçon raisonnable. Je fais attention à ma maman. Je suis un bon garçon." Le bonheur est simple, mais joyeux et empli de tendresse.

Puis, entre dans la narration la disparition du grand frère de trois ans son aîné. La mort n'ayant, on le sait, aucune morale et aucun scrupule à commettre ses actes, antinaturelles lorsqu'il s'agit d'ôter la vie à un bambin. L'accident est acté et deux gamins dans le bassin sont décédés, ceux-ci n'ayant pu être ramenés à la vie. Là, se révèle l'avant et l'après. Le bonheur s'est enfui et rien ne sera plus comme avant.

Gil Chauveau
14/06/2024
Spectacle à la Une

•Off 2024• Lou Casa "Barbara & Brel" À nouveau un souffle singulier et virtuose passe sur l'œuvre de Barbara et de Brel

Ils sont peu nombreux ceux qui ont une réelle vision d'interprétation d'œuvres d'artistes "monuments" tels Brel, Barbara, Brassens, Piaf et bien d'autres. Lou Casa fait partie de ces rares virtuoses qui arrivent à imprimer leur signature sans effacer le filigrane du monstre sacré interprété. Après une relecture lumineuse en 2016 de quelques chansons de Barbara, voici le profond et solaire "Barbara & Brel".

© Betül Balkan.
Comme dans son précédent opus "À ce jour" (consacré à Barbara), Marc Casa est habité par ses choix, donnant un souffle original et unique à chaque titre choisi. Évitant musicalement l'écueil des orchestrations "datées" en optant systématiquement pour des sonorités contemporaines, chaque chanson est synonyme d'une grande richesse et variété instrumentales. Le timbre de la voix est prenant et fait montre à chaque fois d'une émouvante et artistique sincérité.

On retrouve dans cet album une réelle intensité pour chaque interprétation, une profondeur dans la tessiture, dans les tonalités exprimées dont on sent qu'elles puisent tant dans l'âme créatrice des illustres auteurs que dans les recoins intimes, les chemins de vie personnelle de Marc Casa, pour y mettre, dans une manière discrète et maîtrisée, emplie de sincérité, un peu de sa propre histoire.

"Nous mettons en écho des chansons de Barbara et Brel qui ont abordé les mêmes thèmes mais de manières différentes. L'idée est juste d'utiliser leur matière, leur art, tout en gardant une distance, en s'affranchissant de ce qu'ils sont, de ce qu'ils représentent aujourd'hui dans la culture populaire, dans la culture en général… qui est énorme !"

Gil Chauveau
19/06/2024
Spectacle à la Une

•Off 2024• "Un Chapeau de paille d'Italie" Une version singulière et explosive interrogeant nos libertés individuelles…

… face aux normalisations sociétales et idéologiques

Si l'art de générer des productions enthousiastes et inventives est incontestablement dans l'ADN de la compagnie L'Éternel Été, l'engagement citoyen fait aussi partie de la démarche créative de ses membres. La présente proposition ne déroge pas à la règle. Ainsi, Emmanuel Besnault et Benoît Gruel nous offrent une version décoiffante, vive, presque juvénile, mais diablement ancrée dans les problématiques actuelles, du "Chapeau de paille d'Italie"… pièce d'Eugène Labiche, véritable référence du vaudeville.

© Philippe Hanula.
L'argument, simple, n'en reste pas moins source de quiproquos, de riantes ficelles propres à la comédie et d'une bonne dose de situations grotesques, burlesques, voire absurdes. À l'aube d'un mariage des plus prometteurs avec la très florale Hélène – née sans doute dans les roses… ornant les pépinières parentales –, le fringant Fadinard se lance dans une quête effrénée pour récupérer un chapeau de paille d'Italie… Pour remplacer celui croqué – en guise de petit-déj ! – par un membre de la gent équestre, moteur exclusif de son hippomobile, ci-devant fiacre. À noter que le chapeau alimentaire appartenait à une belle – porteuse d'une alliance – en rendez-vous coupable avec un soldat, sans doute Apollon à ses heures perdues.

N'ayant pas vocation à pérenniser toute forme d'adaptation académique, nos deux metteurs en scène vont imaginer que cette histoire absurde est un songe, le songe d'une nuit… niché au creux du voyage ensommeillé de l'aimable Fadinard. Accrochez-vous à votre oreiller ! La pièce la plus célèbre de Labiche se transforme en une nouvelle comédie explosive, électro-onirique ! Comme un rêve habité de nounours dans un sommeil moelleux peuplé d'êtres extravagants en doudounes orange.

Gil Chauveau
26/03/2024