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Festivals

Festival Trente Trente "Heartbreaker(s)" et "Sola Gratia", deux performances bouleversantes où l'on voit "l'auto-fiction" transcender le réel pour en faire matière

Pour clore le parcours du samedi 22 janvier axé autour des identités "à découvrir", L'Atelier des Marches de Jean-Luc Terrade et l'ancienne fabrique de chaussures de La Manufacture CDCN accueillent deux performances théâtrales à couper le souffle… Trempant leur plume dans l'intime, elles font matière artistique de blessures à jamais à vif. Non pour faire pleurer Margot - ce n'est pas le genre - mais pour créer, dans les traces de Serge Doubrovsky, une œuvre auto-fictive transcendant le réel afin de le mieux donner à entendre.



"Heartbreaker(s)" © Pierre Planchenault.
"Heartbreaker(s)" © Pierre Planchenault.
"Heartbreaker(s)", conçu et interprété par Nicolas Meusnier, s'inscrit dans le droit fil du premier "épisode", "Sitcom", créé en 2019 et repris dans cette même programmation. D'abord dire qu'à l'époque, ce fut pour nous un vrai choc de découvrir chez ce jeune homme autant d'engagement personnel et artistique au service d'une œuvre qui ne faisait alors que débuter. "Heartbreaker(s)" allait confirmer le bienfondé de nos premières impressions…

Si l'artiste avait préalablement élu la table de la cuisine de son enfance comme nœud névralgique du dispositif retenu de dissection des névroses familiales dont il avait hérité, ici on se retrouve projeté dans une salle anonyme où des adultes se regroupent pour parler ensemble de leur mal de vivre. Les spectateurs, inclus dans le demi-cercle de chaises s'ouvrant sur les travées, deviennent là encore témoins de ce qui va se rejouer de "l'autre scène", celle où vont surgir les avatars d'une histoire marquée par les violences de l'abandon.

"Heartbreaker(s)" © Pierre Planchenault.
"Heartbreaker(s)" © Pierre Planchenault.
Toujours muni d'une liasse de feuillets en main, se rongeant les ongles, le performeur déchiffre dans un état d'émotions difficiles à contenir les mots jetés sur le papier. "Ses" mots, ceux de "son" histoire mise à distance, déroulant l'itinéraire chaotique d'un jeune adulte ayant subi - souhaité - des relations avec des hommes dont il a eu ensuite à souffrir l'abandon. Amours violentes autant que passionnées qui, chaque fois avec une sidérante répétition du même, le laissent en perdition, comme si "éprouver" à satiété l'abandon était devenu pour lui une nécessité vitale, une addiction irrépressible visant à conjurer d'anciens démons lovés au plus profond de son être.

Dès le "lever de rideau" (on est au théâtre) qui le découvre ravalant ses larmes, marmonnant un "je préfère que quelqu'un meure, plutôt qu'il ne m'abandonne", tout est dit de l'axe dramatique tramant la performance trouée de ruptures qu'il enchaîne et qui l'enchaînent sur sa chaise dont il ne se lèvera que pour chanter au micro des tubes à haute valeur roborative. Véronique Sanson, Barbara, Céline Dion, Françoise Hardy, "interprètes" aux voix vibrantes d'émotions, se feront ainsi l'écho de ses émois amoureux, de ses blessures béantes.

"Heartbreaker(s)" © Pierre Planchenault.
"Heartbreaker(s)" © Pierre Planchenault.
Avec un langage d'une vérité crue, n'épargnant aucun détail physique, si violent puisse-t-il apparaître, il raconte ses aventures amoureuses avec des hommes plus âgés que lui, se raconte au fil des mots vibrant d'espoirs déçus. Les siens mots, mais aussi ceux d'une poésie à fleur de peau, à l'image de ceux de Barbara dans "Septembre". "Il faut se quitter, pourtant l'on s'aimait bien… quel joli temps pour jouer ses vingt ans sur la fumée des cigarettes… l'amour s'en va, mon cœur s'arrête", les paroles d'une autre, en accord avec sa sensibilité exacerbée. Les chansons, c'est sa manière à lui de dire aussi je t'aime à quelqu'un qui pourrait avoir envie de lui, lui qui est prêt à tout pour être aimé, prêt à offrir son corps enchaîné aux désirs des autres. Et lorsque l'émotion semble le submerger, il s'absente en fond de plateau pour y trouver refuge blotti dans son blouson, comme un enfant au creux de sa mère.

Jusqu'au dévoilement final, l'amour fou qu'il réclame à cor et à cri, à corps perdu, résonne jusqu'à nous comme un appel déchirant l'épaisseur des convenances… Mais que l'on ne s'y trompe pas, si l'homme est tout entier dans le récit (qui par nature est de l'ordre de la fiction) de ses amours violentes et ruptures désespérées, c'est l'acteur qui les représente avec force et talent, les reproduisant de représentation en représentation pour "acter" son geste artistique.

"Sola Gratia" © Pierre Planchenault.
"Sola Gratia" © Pierre Planchenault.
"Sola Gratia", porté par Yacine Sif El Islam et ses complices Benjamin Yousfi et Benjamin Ducroq, plonge dans les arcanes d'une histoire de la violence vécue… pour en faire œuvre symptomatique d'un monde gangréné par de crétins anonymes à la vue "limitée", ceux dont parlait naguère Georges Brassens dans sa "Ballade des gens qui sont nés quelque part" (Les imbéciles heureux qui sont nés quelque part/Maudits soient ces enfants de leur mère-patrie/Empalés une fois pour toutes sur leur clocher…).

Un homme, dos nu - Benjamin Yousfi - fait face à un tableau. Pendant toute la performance, il s'appliquera de son fil à broder à inscrire en lettres de feu une date, la date. Celle de ce début septembre 2020 où, dans le quartier Saint-Jean de Bordeaux où il réside avec son ami Yacine Sif El Islam, un jeune homme (ironie de l'histoire, il portait lui aussi le prénom de Yacine) après les avoir gratifiés de "sales PD", a entaillé méchamment de sa lame l'épaule de l'un et la joue de l'autre. L'application qu'est la sienne, dans ce geste de brodeur répété avec minutie, renvoie à celui du chirurgien tentant de suturer les deux lèvres d'une plaie béante.

"Sola Gratia" © Pierre Planchenault.
"Sola Gratia" © Pierre Planchenault.
Son compagnon - Yacine Sif El Islam à qui l'on doit l'écriture de ce texte -, assis au premier plan, s'apprête à se saisir du micro pour explorer le cataclysme déclenché en lui par cette agression sauvage ayant fait figure de détonateur. Remontant alors méthodiquement le parcours qui fut le sien, il cheminera à rebours l'itinéraire reliant entre eux les évènements marqueurs d'une existence mise très tôt à l'épreuve de la violence. À l'autre bout de la diagonale de cette folie recensée, un autre Benjamin - Benjamin Ducroq -, debout derrière ses manettes, soutiendra de ses musiques savamment distillées les respirations d'un texte fleuve.

Remonte alors à sa mémoire en fusion, les injures ordinaires proférées par des hommes ordinaires, de toutes origines, se croyant irrésistibles de ricaner sur le passage de ces "deux bicots PD", qu'ils se tiennent ou non par la main. Pire, le sentiment écœurant que les agresseurs et les tenants de l'ordre se retrouvent pour les avilir, les humilier, eux, Arabes et homosexuels. Et pire encore, ces policiers investis d'un rôle de missionnaire face à la horde des indigènes sauvages à civiliser, ces tenants d'un ordre républicain dévoyé s'adonnant à des "plaisanteries" scabreuses lors de leur dépôt de plainte au commissariat de Bordeaux.

"Sola Gratia" © Pierre Planchenault.
"Sola Gratia" © Pierre Planchenault.
Suivront, comme les battements d'un métronome égrenant les minutes d'une existence placée sous le sceau des brutalités vécues, d'autres dates. Mars 2017, Bordeaux… Juin 2016, Madrid… Juillet 2006, Montpellier… Autant de lieux datés libérant leur histoire de violence ordinaire où le sexe, la vie et la mort mêlant inextricablement leurs rhizomes, aériens et souterrains, se confondent dans le même substrat. Avant que, touche finale ouvrant sur un avenir désiré, ne soit évoqué le paradis de l'enfance insouciante.

Ce qui est remarquable, c'est que loin d'adopter un point de vue victimaire, l'homme-acteur s'interroge. Si, lui qui se reconnaît volontiers "musulman par son père, catholique par sa mère, juif par amour et athée par conviction", réalisait en un seul la synthèse d'un être traversé par des pulsions, apparemment contradictoires, poussant le désir d'aimer jusqu'à celui de s'exposer à la fureur de vivre, quand bien même devrait-il en payer le prix fort ?

Si ce n'était la longue estafilade barrant le visage qui nous fait face, on pourrait se demander - tant la voix distillant la colère contenue trouve la bonne distance pour ne pas "écraser" de son impact le spectateur - s'il ne s'agirait pas là d'une écriture théâtrale portée à son incandescence par un acteur extérieur aux faits… L'acteur - c'est une "représentation" - transcende ainsi l'homme pour, sans le trahir aucunement, faire résonner "extra-ordinairement" sa voix sur une scène. Et cette voix "haut parlée" est d'autant plus audible qu'elle est en permanence amplifiée par la petite musique aérienne, et la performance silencieuse, de ses deux complices au plateau. Un grand texte, superbement interprété.

Ces deux spectacles ont été vus dans le cadre du Festival Trente Trente de Bordeaux-Métropole-Boulazac le samedi 22 janvier. Le premier à 18 h 45, à L'Atelier des Marches, le deuxième à 20 h 30, à La Manufacture CDCN.

"Heartbreaker(s)" © Pierre Planchenault.
"Heartbreaker(s)" © Pierre Planchenault.
"Heartbreaker(s)"
Création - Performance - Nouvelle-Aquitaine (Bordeaux).
Conception et interprétation : Nicolas Meusnier.
À partir de 15 ans.
Durée : 30 minutes.

"Sola Gratia" © Pierre Planchenault.
"Sola Gratia" © Pierre Planchenault.
"Sola Gratia"
Création - Théâtre, performance - Nouvelle-Aquitaine (Bordeaux).
Porté par Yacine Sif El Islam.
Texte : Yacine Sif El Islam.
Avec : Yacine Sif El Islam, Benjamin Ducroq et Benjamin Yousfi.
Création costume, conseil et performance : Benjamin Yousfi.
Création sonore : Benjamin Ducroq.
Production : Groupe Apache.
Durée : 40 minutes.

Festival Trente Trente,
19e Rencontres de la forme courte dans les arts vivants.

Du 18 janvier au 10 février 2022.
Billetterie : 05 56 17 03 83 et info@trentetrente.com.
>> trentetrente.com

Yves Kafka
Dimanche 6 Février 2022

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© Jean-Louis Fernandez.
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Yves Kafka
03/03/2023
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"Le Chef-d'œuvre Inconnu" Histoire fascinante transcendée par le théâtre et le génie d'une comédienne

À Paris, près du quai des Grands-Augustins, au début du XVIIe siècle, trois peintres devisent sur leur art. L'un est un jeune inconnu promis à la gloire : Nicolas Poussin. Le deuxième, Franz Porbus, portraitiste du roi Henri IV, est dans la plénitude de son talent et au faîte de sa renommée. Le troisième, le vieux Maître Frenhofer, personnage imaginé par Balzac, a côtoyé les plus grands maîtres et assimilé leurs leçons. Il met la dernière main dans le plus grand secret à un mystérieux "chef-d'œuvre".

© Jean-François Delon.
Il faudra que Gilette, la compagne de Poussin, en qui Frenhofer espère trouver le modèle idéal, soit admise dans l'atelier du peintre, pour que Porbus et Poussin découvrent le tableau dont Frenhofer gardait jalousement le secret et sur lequel il travaille depuis 10 ans. Cette découverte les plongera dans la stupéfaction !

Quelle autre salle de spectacle aurait pu accueillir avec autant de justesse cette adaptation théâtrale de la célèbre nouvelle de Balzac ? Une petite salle grande comme un mouchoir de poche, chaleureuse et hospitalière malgré ses murs tout en pierres, bien connue des férus(es) de théâtre et nichée au cœur du Marais ?

Cela dit, personne ne nous avait dit qu'à l'Essaïon, on pouvait aussi assister à des séances de cinéma ! Car c'est pratiquement à cela que nous avons assisté lors de la générale de presse lundi 27 mars dernier tant le talent de Catherine Aymerie, la comédienne seule en scène, nous a emportés(es) et transportés(es) dans l'univers de Balzac. La force des images transmises par son jeu hors du commun nous a fait vire une heure d'une brillante intensité visuelle.

Pour peu que l'on foule de temps en temps les planches des théâtres en tant que comédiens(nes) amateurs(es), on saura doublement jauger à quel point jouer est un métier hors du commun !
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Brigitte Corrigou
07/04/2023
Spectacle à la Une

Dans "Nos jardins Histoire(s) de France #2", la parole elle aussi pousse, bourgeonne et donne des fruits

"Nos Jardins", ce sont les jardins ouvriers, ces petits lopins de terre que certaines communes ont commencé à mettre à disposition des administrés à la fin du XIXe siècle. Le but était de fournir ainsi aux concitoyens les plus pauvres un petit bout de terre où cultiver légumes, tubercules et fruits de manière à soulager les finances de ces ménages, mais aussi de profiter des joies de la nature. "Nos Jardins", ce sont également les jardins d'agrément que les nobles, les rois puis les bourgeois firent construire autour de leurs châteaux par des jardiniers dont certains, comme André Le Nôtre, devinrent extrêmement réputés. Ce spectacle englobe ces deux visions de la terre pour développer un débat militant, social et historique.

Photo de répétition © Cie du Double.
L'argument de la pièce raconte la prochaine destruction d'un jardin ouvrier pour implanter à sa place un centre commercial. On est ici en prise directe avec l'actualité. Il y a un an, la destruction d'une partie des jardins ouvriers d'Aubervilliers pour construire des infrastructures accueillant les JO 2024 avait soulevé la colère d'une partie des habitants et l'action de défenseurs des jardins. Le jugement de relaxe de ces derniers ne date que de quelques semaines. Un sujet brûlant donc, à l'heure où chaque mètre carré de béton à la surface du globe le prive d'une goutte de vie.

Trois personnages sont impliqués dans cette tragédie sociale : deux lycéennes et un lycéen. Les deux premières forment le noyau dur de cette résistance à la destruction, le dernier est tout dévoué au modernisme, féru de mode et sans doute de fast-food, il se moque bien des légumes qui poussent sans aucune beauté à ses yeux. L'auteur Amine Adjina met ainsi en place les germes d'un débat qui va opposer les deux camps.

Bruno Fougniès
23/12/2022