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Festivals

Festival Trente Trente 2024 Épisode 3 "Courts-métrages", "O Futuro É Ancestral", "Rapunzel"

Empruntant autant aux performances en tous genres qu'au cinéma leurs marges ardentes, les propositions se démultiplient pour révéler des formes elles-mêmes hybrides, tramées par la même urgence : un désir inextinguible de liberté. La surprise, créatrice du dessillement des regards, se solde (presque) immanquablement par des avis "partagés", prolongeant ainsi le bouillonnement à l'œuvre.



"Maurice's Bar" © Tzor Edery.
"Maurice's Bar" © Tzor Edery.
"Courts-métrages", carte blanche donnée à l'Avant-poste pour dévoiler quatre "pellicules" alternant fictions et documentaires d'artistes en résistance.

Dans "Maurice's Bar", Tzor Edery et Tom Prezman retracent l'histoire vraie d'un certain Moïse connu sous le prénom de Maurice… Juif algérien homosexuel, il fut au cœur d'une "histoire scandaleuse", celle du propriétaire du deuxième bar queer du début des années 1900 à Paris. Selon la police de l'époque, "un petit théâtre de non-moralité" où des femmes au poitrail découvert s'embrassent à pleine bouche et où des créatures de tous genres s'enlacent. Accusé de corrompre la jeunesse, son établissement fut fermé (bruit de bottes de la maréchaussée et crocs de loups carnassiers à l'écran). Sa destinée sera évoquée par bribes – comme une mémoire qui se recompose dans un film d'animation aux vignettes expressives – jusqu'à son arrestation en 1942 et son transport dans l'un des sinistres convois des trains de la mort. Avec, pour voix off, celle d'une ancienne drag-queen qui se souvient.

"O Futuro E Ancestral" © Pierre Planchenault.
"O Futuro E Ancestral" © Pierre Planchenault.
"Boléro", de Nans Laborde-Jourdàa, découvre un homme (joué par François Chaignaud), le buste nu et vêtu d'un jupon bouffant coloré. Sous le prétexte de rendre visite à sa mère dans son village natal, il va de rencontre en rencontre (dont l'une de ses anciens profs de collège) pour aboutir dans des toilettes qui bientôt vont rassembler le village entier… Transcendé par les claquements soutenus par le Boléro de Ravel revisité, chacun et chacune s'échauffent au rythme cadencé des notes, du staccato des pieds, du ralenti des bras et du torse, jusqu'à, pressés contre la porte desdites toilettes derrière laquelle tout se joue, atteindre une sorte d'orgasme collectif… Savoureux, "en-joué" à l'envi, magnifiquement interprété pour questionner la fascination créée par "la femme qui se lève en l'homme".

"Kubra", de Mélanie Trugeon, donne à voir, dans un documentaire nourri de scènes tournées sur le vif, la performeuse afghane Kubra Khademi ayant élu domicile à Paris dès 2015, afin d'échapper au diktat d'un ordre religieux ultraconservateur dont l'emprise sur le corps des femmes a encore empiré depuis le retour au pouvoir des talibans en 2021. Cette peintre et plasticienne féministe – à laquelle on doit les six femmes nues stylisées de l'affiche du Festival d'Avignon 2022 – est montrée se promenant dans les rues de Kaboul revêtue d'une armure métallique renforçant les formes de sa poitrine et de ses fesses, une cuirasse "anti-attouchements" dénonçant le harcèlement banalisé. Ou encore la voit-on proposer, aux chalands d'un marché parisien, des compositions légumières et fruitières des plus suggestives (un concombre accompagné à sa base de deux melons, un couple de deux grenades juteuses) tournant en dérision le registre sexiste des hommes. Une bouffée d'air pur en terres hostiles.

Dans "L'esquisse", Tomas Cali raconte sa rencontre dans un atelier d'artiste parisien de Linda DeMorrir, une superbe modèle vivante, femme trans brésilienne refugiée politique… Ils partagent l'un et l'autre le fait d'être étrangers à la langue française et d'être tous les deux transgenres. En dessinant avec grande attention et passionnément son modèle, Tomas Cali apprend à se distancier des commentaires peu amènes suscités par son changement de genre. S'appropriant ainsi son corps trans au travers de celui qu'il dessine, il acquière un nouveau langage en s'affranchissant du regard du commun. Une très belle rencontre, esthétique, sensuelle… et humaine.

"O Futuro E Ancestral" © Pierre Planchenault.
"O Futuro E Ancestral" © Pierre Planchenault.
"O Futuro É Ancestral", de la Cie Sine Qua Non Art, offre d'emblée à notre imaginaire – excité par l'esthétique de ces trois corps recouverts d'une seconde peau de fins tissus de perles multicolores – un "objet déambulant non identifié"… Avec une extrême lenteur, celle propre aux rêves éveillés, ces êtres d'un autre temps (passé ? futur ?) se déplacent pour explorer l'espace qui s'offre à eux, un territoire dont nous faisant partie intégrante, nous public immergé à notre insu dans ce monde d'avant ou d'après les frontières. À leurs pieds, des agglos arrimés rendent sonores les déplacements de ces athlètes aux pieds empêchés.

Se lovant devant nous, nous découvrant avec un certain étonnement, nous tendant sans crainte la main, nous ressentons face à ces corps inconnus une étrangeté bienveillante propre à nous laisser embarquer à leur suite. Aussi, lorsqu'ils déroulent un tapis leur servant d'aire de déambulations protéiformes, nous ne perdons rien de leurs figures chorégraphiées, trouant la banalité des heures et des jours, des saisons et des époques. Les agglos qu'ils portent aux pieds et ceux qu'ils n'ont de cesse de transporter à bout de bras afin de dessiner les contours de monuments mystérieux (tombeaux ? palais ?), les associent à des Sysiphes rendant un culte au mouvement perpétuel de la nature éternelle.

"O Futuro E Ancestral" © Pierre Planchenault.
"O Futuro E Ancestral" © Pierre Planchenault.
Et même lorsque leurs pieds entravés par des cordes rendent encore plus aléatoires leurs déplacements, ils trouvent en eux et "en lien" avec leurs semblables l'énergie les poussant contre vents et marées à accomplir leur traversée vers un inconnu… leur ouvrant grand les portes de la Halle des Chartrons, avant de disparaître dans la nuit des temps à venir… Une fable chorégraphiée à fortes résonances poétiques et symboliques, un temps hors du temps.

"Rapunzel" © Pierre Planchenault.
"Rapunzel" © Pierre Planchenault.
"Rapunzel", de Mélissa Guez, prend le contrepied (chorégraphié) du conte des frères Grimm dont elle tord l'argument jusqu'à le fléchir dans son contraire. Là, il ne sera en effet plus question de Prince charmant venu délivrer de sa haute tour, où elle était tenue prisonnière par une méchante sorcière, la fragile et belle jeune fille aux longs cheveux blonds servant à hisser jusqu'à elle son bienaimé sauveur… Mais d'une créature aux allures de punk, exhibant un crâne rasé passé au blanc de clown recouvrant un visage où lèvres et paupières délibérément soulignées d'un rouge écarlate explosent. Ainsi du look vestimentaire composé d'un short informe et d'un haut couleur chair dissimulant des seins écrasés.

Pataugeant dans un bassin circulaire où stagne une eau saumâtre surplombée par une sorte de cylindre figurant la tour, la performeuse adepte ici d'un trash assumé se lance dans des incantations muettes proférées par des rictus déformant son visage. Aux antipodes de la grâce féminine conchiée sciemment, la provocation est de mise pour affirmer le refus des stéréotypes attachés au sexe dit faible ne devant son salut qu'à un mâle salvateur. Musiques idoines et lumières rouges mettant le feu au show débridé.

"Rapunzel" © Pierre Planchenault.
"Rapunzel" © Pierre Planchenault.
Quant à l'effet produit, il n'est pas "visiblement" à la hauteur des efforts transgressifs déployés… En effet, vouloir dénoncer les stéréotypes genrés, sur lesquels reposent les fondements de contes porteurs d'une idéologie rétrograde, est sans l'ombre d'un doute œuvre salutaire. Mais si la radicalité punk trouve ses raisons d'être dans la vraie vie afin d'ébranler les soubassements d'un patriarcat crispé sur les prérogatives qu'il s'octroie, elle perd de sa force représentée sur scène… Trop d'effusions démonstratives – et c'est là le comble – elles-mêmes très stéréotypées tuent les intentions libertaires affichées avec ostentation.


Spectacles vus les mercredi 24 et vendredi 26 janvier dans le cadre du Festival Trente Trente de Bordeaux Métropole – Boulazac.

"Courts-métrages"
"Maurice's Bar", film d'animation de Tzor Edery et Tom Prezman (15 min) ; "Boléro", fiction de Nans Laborde-Jourdàa (16 min) ; "Kubra", documentaire de Mélanie Trugeon (11 min) ; "L'esquisse", documentaire (vost) de Tomas Cali (9 min).
Présentés le mercredi 24 janvier au Théâtre La Lucarne à Bordeaux.

"O Futuro E Ancestral" © Pierre Planchenault.
"O Futuro E Ancestral" © Pierre Planchenault.
"O Futuro É Ancestral"
Performance, danse, art visuel.
Par la Cie Sine Qua Non Art.
Concept : Christophe Béranger et Jonathan Pranlas-Descours.
Collaboration Art Visuel : Fabio Motta.
Performance : Christophe Béranger, Jonathan Pranlas-Descours, Felipe Vian, Fabio Motta.
Création Musicale : Julia Suero.
Dramaturgie : Georgina Kakoudaki.
Durée : 40 minutes.
Présenté les 26 et 27 janvier à la Halle des Chartrons à Bordeaux.

"Rapunzel" © Pierre Planchenault.
"Rapunzel" © Pierre Planchenault.
"Rapunzel", vu
Danse, performance.
Concept, chorégraphie, interprétation : Mélissa Guex
Création sonore : Charlotte Vuissoz
Création lumière : Justine Bouillet
Scénographie et costume : Lucie Meyer
Accompagnement dramaturgique : Selina Beghetto
Durée : 45 minutes
A été joué le 26 janvier au Glob Théâtre à Bordeaux

Du 16 janvier au 2 février 2024.
Festival Trente Trente
XXIe Rencontres de la Forme Courte dans le Spectacle Vivant
Bordeaux Métropole - Boulazac.
>> trentetrente.com

Yves Kafka
Jeudi 1 Février 2024

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•Off 2024• "Mon Petit Grand Frère" Récit salvateur d'un enfant traumatisé au bénéfice du devenir apaisé de l'adulte qu'il est devenu

Comment dire l'indicible, comment formuler les vagues souvenirs, les incertaines sensations qui furent captés, partiellement mémorisés à la petite enfance. Accoucher de cette résurgence voilée, diffuse, d'un drame familial ayant eu lieu à l'âge de deux ans est le parcours théâtral, étonnamment réussie, que nous offre Miguel-Ange Sarmiento avec "Mon petit grand frère". Ce qui aurait pu paraître une psychanalyse impudique devient alors une parole salvatrice porteuse d'un écho libératoire pour nos propres histoires douloureuses.

© Ève Pinel.
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14/06/2024
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© Betül Balkan.
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© Philippe Hanula.
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