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Théâtre

"Drag" Le dur désir d'être soi… un corps à corps sans merci

"Nous vivons dans l'oubli de nos métamorphoses" écrivait le poète Paul Éluard, le même à qui l'on doit le retentissant "Liberté, j'écris ton nom". Jérôme Batteux, comédien et auteur de "Drag" - dont il est le sujet - entend bien ce soir commettre un acte de liberté, revendiqué comme un viatique salvateur, en écrivant en lettres de feu son nom. Sous le regard de spectateurs conviés à ses mues, sa "création" n'a d'autre cible que de "se montrer à nu", tel quel, tel qu'il, telle qu'elle, selon ses pures fantaisies. Dévoiler résolument ses identités parées de la complexité du vivant, refuser d'emprunter d'autres rôles que les siens propres, être à sa place et non à celle assignée par les diktats séculaires.



© Gilles Avrine.
© Gilles Avrine.
Une créature, drapée dans une tenue d'apparat somptueuse et coiffée d'une parure non moins extravagante composée de plumes de paon, émerge de l'obscurité. Elle chante en playback sur une musique pop retentissante, dos au public, en agitant lascivement les bras. Lorsqu'elle se retourne, on découvre un visage lisse aux lèvres ourlées de rouge et aux sourcils impeccablement soulignés. Des pans de son vêtement échancré jusqu'à la ceinture s'échappent, dans un mouvement cadencé du bassin, deux longues jambes chaussées d'escarpins… "Ce fut comme une apparition", apparition "travestie" d'un fantasme réincarné, celui de l'auteur adolescent chantant à tue-tête sur des tubes enregistrés du sex-symbol Kylie Minogue, dont il épousait déjà la féminité exacerbée.

"Drag Queen" renvoyait jadis aux hommes qui se travestissaient en laissant traîner ("to drag") leurs longues jupes derrière eux. À moins que l'étymologie de l'expression soit à chercher du côté du théâtre lorsque les rôles de femmes, interdites de plateau, étaient joués par des hommes "dressed like a girl". Quoi qu'il en fût, la culture Drag contemporaine a retenu de ses origines le goût immodéré du travestissement célébré à des fins de divertissement. Sauf que, présentement, on perçoit au trouble qui nous gagne que se joue sous nos yeux complices tout autre chose… un horizon d'attentes sans rapport avec le cabaret : l'enjeu du travestissement dépasse à l'évidence les attendus du jeu théâtral.

© Julien Lemonnier.
© Julien Lemonnier.
Afficher une identité parée des stéréotypes du genre féminin ne relève pas, pour l'acteur au plateau, d'un art consommé de la scène, mais plonge ses rhizomes dans "l'autre scène", celle de l'intime enfoui en lui. Aller à la rencontre de soi au travers de poses empruntées au "deuxième sexe" n'est en rien une entreprise innocente mais engage dans un corps-à-corps sans concessions. Ainsi aux accents de vérité qui pointent sous le travestissement festif, on palpe le dur désir d'être soi en tombant les masques exhibés jusqu'ici pour dire, sans le dire à la première personne, le goût de l'autre du même sexe.

Quand advient le temps des adresses directes au public, pris comme confident, le "travestissement" aura fait long feu… La crête de paon retirée, c'est tête nue qu'il nous parle, ses yeux soulignés de noir captant les nôtres : "Je fais ce qui me semble bon, sans trop savoir ce qui me pousse. Je veux être libre. Est-ce que quelqu'un le peut, être exactement ce qu'il est ? En suis-je capable ? En moi, il n'y a pas des personnalités antithétiques ? La cohérence ça ne se peut pas…". Et suit l'énoncé des fantasmes assumés… Lui habillé par Jean-Pierre Gaultier, entouré de danseurs hyper sexy. Lui devenu Madonna et épousant sa carrière de star de la pop.

© Gilles Avrine.
© Gilles Avrine.
Mais l'euphorie transgressive est vite trouée par le souvenir des humiliations subies au collège de la part de ses pairs, peu enclins à admettre l'autre, différent. Et même si au passage il les gratifie rétrospectivement - et non sans humour - d'un discret doigt d'honneur, il leur reconnaît le pouvoir de lui avoir permis de devenir ce qu'il est… et puis l'un d'eux n'avait-il pas un petit cul tentant… Quant à la place de sa mère, avatar de Nicole Croisille/Olympia 76, elle règne omniprésente, Dieu tout-puissant à qui il n'a pu résister.

Les voix se mêlent, celles des injonctions à la "normalité", sans que l'on sache toujours s'il s'agit de la petite voix intérieure se faisant l'écho de l'ordre dominant ou celle de l'entourage. Peu importe, c'est par sa bouche à lui qu'elles s'articulent, ces invitations à être comme tout le monde. Sans exclure ce désir viscéral de voir son père lui porter un regard improbable avant qu'il ne meure. Être soi est un sport de combat…

Franchissant les limites de l'espace dédié à la représentation, il n'hésite pas à faire intrusion dans les travées de spectateurs, enjambant gaiement le quatrième mur afin d'"encrer" (sic) dans le réel le combat de toute une vie, lutte à jamais inachevée. En effet, malgré les avancées sur la pénalisation de l'homophobie et la reconnaissance des mêmes droits pour toutes et tous, la peur de se faire casser la gueule par les "gens bien intentionnés" ne noue-t-il pas toujours le ventre de celles et ceux qui échappent à la norme ?

Au terme de ce one-man-show échevelé, le comédien Jérôme Batteux a-t-il réussi à franchir le gué de la rampe pour "montrer à ses semblables un homme dans toute la vérité de la nature ; et cet homme, ce sera lui ?". "Sans fard", mais avec l'aide du travestissement, l'acteur se livre à une performance artistique de haut vol où l'art de la scène est subtilement convoqué pour délivrer l'intime. Une mise en je(u) créatrice qui, en nous rendant confidents de ses questionnements personnels, fait mordre la poussière aux sceptiques de tous genres.

"Drag"

© Julien Lemonnier.
© Julien Lemonnier.
Texte et mise en scène : Jérôme Batteux.
Direction d'acteur et scénographie : Flore Audebeau.
Avec : Jérôme Batteux.
Création chorégraphique : Bela Balsa.
Maquillages : Mara Sastre.
Costumes : Vincent Dupeyron.
Création lumières : Jean-Philippe Villaret.
Accompagnement drag : Andrea Liqueer.
Production (création 2021) : Cie des Petites Secousses.
Durée : 60 minutes.

Découvert le 28 Mai 2021 à l'Espace Simone Signoret de Cenon (33).

Tournée
14 octobre 2021 : La Fabrique Bellevue-Chantenay, Nantes (44).
15 octobre 2021 : Le Singe en Hiver, Nantes (44).
16 octobre 2021 : Le Café de la Loire, Paimboeuf (44).

Du 19 au 24 octobreb 2021 : Théâtre du Pont Tournant, Bordeaux (33).
Du 28 au 30 octobre 2021 : Halle des Chartrons, Bordeaux (33).
9 novembre 2021 : Halle des Douves, Bordeaux (33)*.
13 novembre 2021 : Iboat, Bordeaux (33)*.
21 janvier 2022 : Salle Le Royal, Pessac (33).
12 février 2022 : Salle Mendi Zolan, Hendaye (64).
26 mars 2022 : MJC, Chambery (73).
* Dans la programmation de la quinzaine de l'Égalité, de la Diversité et de la Citoyenneté.

>> petitessecousses.fr

Yves Kafka
Mercredi 29 Septembre 2021

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"L'Effet Papillon" Se laisser emporter au fil d'un simple vol de papillon pour une fascinante expérience

Vous pensez que vos choix sont libres ? Que vos pensées sont bien gardées dans votre esprit ? Que vous êtes éventuellement imprévisibles ? Et si ce n'était pas le cas ? Et si tout partait de vous… Ouvrez bien grands les yeux et vivez pleinement l'expérience de l'Effet Papillon !

© Pics.
Vous avez certainement entendu parler de "l'effet papillon", expression inventée par le mathématicien-météorologue Edward Lorenz, inventeur de la théorie du chaos, à partir d'un phénomène découvert en 1961. Ce phénomène insinue qu'il suffit de modifier de façon infime un paramètre dans un modèle météo pour que celui-ci s'amplifie progressivement et provoque, à long terme, des changements colossaux.

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C'est à partir de cette théorie que le mentaliste Taha Mansour nous invite à nouveau, en cette rentrée, à effectuer un voyage hors du commun. Son spectacle a reçu un succès notoire au Sham's Théâtre lors du Festival d'Avignon cet été dernier.

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Brigitte Corrigou
08/09/2023
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La comédie musicale rock de Broadway enfin en France ! Récompensée quatre fois aux Tony Awards, Hedwig, la chanteuse transsexuelle germano-américaine, est-allemande, dont la carrière n'a jamais démarré, est accompagnée de son mari croate,Yithak, qui est aussi son assistant et choriste, mais avec lequel elle entretient des relations malsaines, et de son groupe, the Angry Inch. Tout cela pour retracer son parcours de vie pour le moins chaotique : Berlin Est, son adolescence de mauvais garçon, son besoin de liberté, sa passion pour le rock, sa transformation en Hedwig après une opération bâclée qui lui permet de quitter l'Allemagne en épouse d'un GI américain, ce, grâce au soutien sans failles de sa mère…

© Grégory Juppin.
Hedwig bouscule les codes de la bienséance et va jusqu'au bout de ses rêves.
Ni femme, ni homme, entre humour queer et confidences trash, il/elle raconte surtout l'histoire de son premier amour devenu l'une des plus grandes stars du rock, Tommy Gnosis, qui ne cessera de le/la hanter et de le/la poursuivre à sa manière.

"Hedwig and the Angry inch" a vu le jour pour la première fois en 1998, au Off Broadway, dans les caves, sous la direction de John Cameron Mitchell. C'est d'ailleurs lui-même qui l'adaptera au cinéma en 2001. C'est la version de 2014, avec Neil Patrick Harris dans le rôle-titre, qui remporte les quatre Tony Awards, dont celui de la meilleure reprise de comédie musicale.

Ce soir-là, c'était la première fois que nous assistions à un spectacle au Théâtre du Rouge Gorge, alors que nous venons pourtant au Festival depuis de nombreuses années ! Situé au pied du Palais des Papes, du centre historique et du non moins connu hôtel de la Mirande, il s'agit là d'un lieu de la ville close pour le moins pittoresque et exceptionnel.

Brigitte Corrigou
20/09/2023
Spectacle à la Une

"Zoo Story" Dans un océan d'inhumanités, retrouver le vivre ensemble

Central Park, à l'heure de la pause déjeuner. Un homme seul profite de sa quotidienne séquence de répit, sur un banc, symbole de ce minuscule territoire devenu son havre de paix. Dans ce moment voulu comme une trêve face à la folie du monde et aux contraintes de la société laborieuse, un homme surgit sans raison apparente, venant briser la solitude du travailleur au repos. Entrant dans la narration d'un pseudo-récit, il va bouleverser l'ordre des choses, inverser les pouvoirs et détruire les convictions, pour le simple jeu – absurde ? – de la mise en exergue de nos inhumanités et de nos dérives solitaires.

© Alejandro Guerrero.
Lui, Peter (Sylvain Katan), est le stéréotype du bourgeois, cadre dans une maison d'édition, "détenteur" patriarcal d'une femme, deux enfants, deux chats, deux perruches, le tout dans un appartement vraisemblablement luxueux d'un quartier chic et "bobo" de New York. L'autre, Jerry (Pierre Val), à l'opposé, est plutôt du côté de la pauvreté, celle pas trop grave, genre bohème, mais banale qui fait habiter dans une chambre de bonne, supporter les inconvénients de la promiscuité et rechercher ces petits riens, ces rares moments de défoulement ou d'impertinence qui donnent d'éphémères et fugaces instants de bonheur.

Les profils psychologiques des deux personnages sont subtilement élaborés, puis finement étudiés, analysés, au fil de la narration, avec une inversion, un basculement "dominant - dominé", s'inscrivant en douceur dans le déroulement de la pièce. La confrontation, involontaire au début, Peter se laissant tout d'abord porter par le récit de Jerry, devient plus prégnante, incisive, ce dernier portant ses propos plus sur des questionnements existentiels sur la vie, sur les injonctions à la normalité de la société et la réalité pitoyable – selon lui – de l'existence de Peter… cela sous prétexte d'une prise de pouvoir de son espace vital de repos qu'est le banc que celui-ci utilise pour sa pause déjeuner.

La rencontre fortuite entre ces deux humains est en réalité un faux-semblant, tout comme la prétendue histoire du zoo qui ne viendra jamais, Edward Albee (1928-2016) proposant ici une réflexion sur les dérives de la société humaine qui, au fil des décennies, a construit toujours plus de barrières entre elle et le vivant, créant le terreau des détresses ordinaires et des grandes solitudes. Ce constat fait dans les années cinquante par l'auteur américain de "Qui a peur de Virginia Woolf ?" se révèle plus que jamais d'actualité avec l'évolution actuelle de notre monde dans lequel l'individualisme a pris le pas sur le collectif.

Gil Chauveau
15/09/2023