La Revue du Spectacle, le magazine des arts de la scène et du spectacle vivant. Infos théâtre, chanson, café-théâtre, cirque, arts de la rue, agenda, CD, etc.



Augmenter la taille du texte
Diminuer la taille du texte
Partager
Théâtre

"Das weite Land" d'Arthur Schnitzler à Vienne… Purgatoire collectif et laboratoire des âmes

"Le vaste pays", dans le titre de la pièce d'Arthur Schnitzler, se réfère aux âmes humaines. Barbara Frey saisit cette métaphore à la plénitude dans sa nouvelle mise en scène à l'Akademietheater de Vienne. Une disposition parfaite pour une distribution de premier rang où figure, entre autres, Michael Maertens (Friedrich Hofreiter), Katharina Lorenz (Génia), Itay Tiran (le docteur Mauer), Bibiana Beglau (Aigner) et l'acteur vétéran Branko Samarovsksi (le banquier Natter).



© Matthias Horn.
© Matthias Horn.
"Das weite Land" d'Arthur Schnitzler, parut en 1911, a été rapidement apprécié à Paris. Tombé sous le charme de la pièce, le feuilletoniste Henry Bidou a consacré un article pour louer "le talent incisif et net de l'auteur" et encourager une adaptation française. Un projet d'adaptation suivit en 1912, avec le titre traduit "Le Pays mystérieux", qui ne connut malheureusement aucune suite. Qualifiée de tragi-comédie, la pièce présente un portrait d'une société viennoise de la première moitié du XXe siècle qui se trouve dans l'entre-deux entre l'héritage du tournant de siècle et des nouveaux codes socio-culturels émergeant de la modernité.

Le drame se déroule autour du couple Hofreiter, l'industriel Friedrich et sa femme Génia, dont le mariage s'est depuis longtemps refroidi et est marqué par des infidélités mutuelles. Friedrich est récemment sorti d'une liaison avec Adèle, la femme de son banquier Natter et on suspecte Génia d'être la cause du suicide soudain du célèbre pianiste russe Korsakov, fou amoureux d'elle. Après une confrontation, Friedrich décide à l'improviste de rejoindre son ami, le docteur Mauer, dans son voyage.

© Andreas Pohlmann.
© Andreas Pohlmann.
Pendant leur séjour dans le Tyrol, Friedrich est approché par la jeune Erna qui lui confie son amour. Friedrich lui propose de l'épouser, mais Erna, qui ne se sent pas prête, refuse cette proposition et préfère être son amante. Dans un même temps, dans la villa Hofreiter, Génia commence une liaison avec le jeune élève-officier Otto von Aigner, fils du directeur von Aigner et son ex-femme la comédienne Anna Meinhold-Aigner. Lorsque Génia décide de révéler sa liaison à Friedrich, celui-ci le sait déjà. Friedrich défit Otto dans un duel américain, dans lequel il tire sur le jeune homme et le tue.

Conformément à la phrase décisive du drame "l'âme… est un vaste pays" "die Seele… ist ein weites Land", la nouvelle mise en scène de Barbara Frey à l'Akademietheater de Vienne met les personnages à nu. Comme des sujets d'expérimentation dans un laboratoire, ils sont examinés dans leurs intimités et leurs confrontations. Ce laboratoire, ce sont les décors de Martin Zehetgruber, minimalistes et dominés de noir, qui permet plusieurs niveaux d'interprétation. La scène est partagée entre l'avant et le lointain par un rideau noir semi-transparent.

© Andreas Pohlmann.
© Andreas Pohlmann.
Les personnages entrent et sortent de ce rideau, et ce qui se passe derrière celui-ci sont souvent des ellipses. Le rideau a en effet un rôle primordial dans l'ensemble de la représentation, pragmatiquement comme métaphoriquement : il isole des personnages dans leurs confrontations, et représente le partage entre le monde physique et le monde intérieur. Dans une telle simplicité scénique, éclairée poétiquement par Rainer Küng et ponctuée de temps à autre par des narrations propres à un film documentaire (sur les funérailles d'insectes, en début, et ensuite sur l'accouplement), les personnages deviennent des sujets de laboratoire.

Nous, spectateurs, les observons de tous les angles, émus, amusés et, de temps en temps, gênés vis-à-vis des expressions des intimités les plus profondes. Les confrontations et les contacts entre les personnages sont soulignées en couple, ce qui justifie les nombreuses coupures effectuées dans le texte originel et l'élimination des personnages secondaires.

Les confrontations entre Friedrich (Michael Maertens) et Génia (Katharina Lorenz) sont un plaisir à regarder. De manière organique et humaine, les deux soulignent avec habileté, réalisme et parfois ironie les traits déterminants de leurs personnages et le ressentiment mutuel dans un mariage mort. Combien d'amour reste entre eux ? Ou ce n'est que de la haine ? Cette ambiguïté irrésolue est justement le moteur principal du drame.

© Andreas Pohlmann.
© Andreas Pohlmann.
Dans les dynamiques du couple, Itay Tiran (le docteur Mauer) fournit un contrepoint considérable à celui-ci au moyen d'une combinaison parfois explosive des manières coincées de son personnage et de ses remarques piquantes. D'ailleurs, la diction allemande du comédien israélien est si impressionnante ; et n'omet jamais le naturel de l'expressivité. Dorothee Hartinger surprend par son interprétation du personnage de Mme Wahl, non pas comme une aspirante grande dame comme dans le texte originel, ici, elle est sèche, pragmatique et parle de façon syncopée. Contrairement à Génia, donc, elle a supprimé (au moins, c'est ce qu'elle fait paraître) ses hésitations et sa douceur.

Bibiana Beglau, incarnant le double rôle du docteur von Aigner et de son ex-femme Anna, est tout à fait dans son élément jouant une figure androgyne (l'on se souvient toujours de son impressionnant et époustouflant Méphisto dans Faust signé Martin Kušej au Burgtheater). Dommage que cette présence semble par moments trop schématique et trop dominante lorsqu'elle est le docteur Aigner, dirigeant trop d'attention vers sa virtuosité scénique plutôt qu'au personnage qu'elle est en train de confronter. Cependant, en Mme Aigner, Beglau crée une dynamique intéressante avec le couple Hofreiter : elle est attirée par Génia et souhaite la dérober à Friedrich qu'elle méprise.

© Matthias Horn.
© Matthias Horn.
Erna de Nina Siewert semble prendre la sécheresse de sa mère, avec plus de franchise encore, mais est capable de sortir le poétique tranchant d'une jeune fille amoureuse. Otto de Felix Kammerer, coincé et discret dans son adoration pour Génia, laisse transpirer ses vrais sentiments à travers ses manières étudiées et coincées. Enfin, l'acteur vétéran Branko Swarovski (le banquier Natter) campe une incarnation très organique et très naturelle d'un personnage blasé qui n'a pas tout à fait abandonné sa nature intrigante. Sabine Haupt, incarnant sa femme Adèle, lui fournit dans un même temps un bon complément et un bon contraste par sa dureté émoussée qui manifeste sa revanche de rester avec un homme qui l'aime plus qu'elle ne l'aime.

Quand le rideau partageant la scène en deux zones est enfin levé vers la conclusion du drame, on se retrouve devant un paysage saccagé, gris et pierreux, avec une turbine qui est plus qu'usée. En arrière-plan, les Dolomites sont projetées en toute grandeur. Les personnages, assis ensemble, sont à la fois connus et inconnus les uns des autres.

Vu le 26 novembre 2022 à l'Akademietheater (Lisztstraße 1, Vienne, 3e district).

"Das weite Land (Le vaste pays)"

© Matthias Horn.
© Matthias Horn.
Spectacle en allemand.
Texte : Arthur Schnitzler.
Mise en scène : Barbara Frey.
Avec : Michael Maertens, Katharina Lorenz, Bibiana Beglau, Felix Kammerer, Dorothee Hartinger, Nina Siewert, Branko Samarovski, Sabine Haupt, Itay Tiran.
Dramaturgie : Andreas Karlaganis.
Décors : Martin Zehetgruber.
Collaboratrice des décors : Stephanie Wagner.
Costumes : Esther Geremus.
Musique : Josh Sneesby.
Éclairage : Rainer Küng.

Prochaines représentations les 9, 14, 23 et 26 décembre 2022.
Akademietheater, Lisztstraße 1, Vienne, 3e district (Autriche).
Achat et réservations des billets sur >> burgtheater.at
Tél. : +43 (0)151 444 4545.
info@burgtheater.at

Vinda Miguna
Mercredi 30 Novembre 2022

Nouveau commentaire :

Théâtre | Danse | Concerts & Lyrique | À l'affiche | À l'affiche bis | Cirque & Rue | Humour | Festivals | Pitchouns | Paroles & Musique | Avignon 2017 | Avignon 2018 | Avignon 2019 | CédéDévédé | Trib'Une | RV du Jour | Pièce du boucher | Coulisses & Cie | Coin de l’œil | Archives | Avignon 2021 | Avignon 2022 | Avignon 2023 | Avignon 2024 | À l'affiche ter







À Découvrir

"Bienvenue Ailleurs" Faire sécession avec un monde à l'agonie pour tenter d'imaginer de nouveaux possibles

Sara a 16 ans… Une adolescente sur une planète bleue peuplée d’une humanité dont la grande majorité est sourde à entendre l’agonie annoncée, voire amorcée diront les plus lucides. Une ado sur le chemin de la prise de conscience et de la mutation, du passage du conflit générationnel… à l'écologie radicale. Aurélie Namur nous parle, dans "Bienvenue ailleurs", de rupture, de renversement, d'une jeunesse qui ne veut pas s'émanciper, mais rompre radicalement avec notre monde usé et dépassé… Le nouvel espoir d'une jeunesse inspirée ?

© PKL.
Sara a donc 16 ans lorsqu'elle découvre les images des incendies apocalyptiques qui embrasent l'Australie en 2020 (dont l'île Kangourou) qui blessent, brûlent, tuent kangourous et koalas. Images traumatiques qui vont déclencher les premiers regards critiques, les premières révoltes générées par les crimes humains sur l'environnement, sans évocation pour elle d'échelle de gravité, cela allant du rejet de solvant dans les rivières par Pimkie, de la pêche destructrice des bébés thons en passant de l'usage de terres rares (et les conséquences de leur extraction) dans les calculettes, les smartphones et bien d'autres actes criminels contre la planète et ses habitants non-humains.

Puisant ici son sujet dans les questionnements et problèmes écologiques actuels ou récurrents depuis de nombreuses années, Aurélie Namur explore le parcours de la révolte légitime d’une adolescente, dont les constats et leur expression suggèrent une violence sous-jacente réelle, puissante, et une cruelle lucidité, toutes deux fondées sur une rupture avec la société qui s'obstine à ne pas réagir de manière réellement efficace face au réchauffement climatique, à l'usure inconsidérée – et exclusivement humaine – de la planète, à la perte de confiance dans les hommes politiques, etc.

Composée de trois fragments ("Revoir les kangourous", "Dézinguée" et "Qui la connaît, cette vie qu'on mène ?") et d'un interlude** – permettant à la jeunesse de prendre corps "dansant" –, la pièce d'Aurélie Namur s'articule autour d'une trajectoire singulière, celle d'une jeune fille, quittant le foyer familial pour, petit à petit, s'orienter vers l'écologie radicale, et de son absence sur le plateau, le récit étant porté par Camila, sa mère, puis par Aimé, son amour, et, enfin, par Pauline, son amie. Venant compléter ce trio narrateur, le musicien Sergio Perera et sa narration instrumentale.

Gil Chauveau
10/12/2024
Spectacle à la Une

"Dub" Unité et harmonie dans la différence !

La dernière création d'Amala Dianor nous plonge dans l'univers du Dub. Au travers de différents tableaux, le chorégraphe manie avec rythme et subtilité les multiples visages du 6ᵉ art dans lequel il bâtit un puzzle artistique où ce qui lie l'ensemble est une gestuelle en opposition de styles, à la fois virevoltante et hachée, qu'ondulante et courbe.

© Pierre Gondard.
En arrière-scène, dans une lumière un peu sombre, la scénographie laisse découvrir sept grands carrés vides disposés les uns sur les autres. Celui situé en bas et au centre dessine une entrée. L'ensemble représente ainsi une maison, grande demeure avec ses pièces vides.

Devant cette scénographie, onze danseurs investissent les planches à tour de rôle, chacun y apportant sa griffe, sa marque par le style de danse qu'il incarne, comme à l'image du Dub, genre musical issu du reggae jamaïcain dont l'origine est due à une erreur de gravure de disque de l'ingénieur du son Osbourne Ruddock, alias King Tubby, en mettant du reggae en version instrumentale. En 1967, en Jamaïque, le disc-jockey Rudy Redwood va le diffuser dans un dance floor. Le succès est immédiat.

L'apogée du Dub a eu lieu dans les années soixante-dix jusqu'au milieu des années quatre-vingt. Les codes ont changé depuis, le mariage d'une hétérogénéité de tendances musicales est, depuis de nombreuses années, devenu courant. Le Dub met en exergue le couple rythmique basse et batterie en lui incorporant des effets sonores. Awir Leon, situé côté jardin derrière sa table de mixage, est aux commandes.

Safidin Alouache
17/12/2024
Spectacle à la Une

"R.O.B.I.N." Un spectacle jeune public intelligent et porteur de sens

Le trio d'auteurs, Clémence Barbier, Paul Moulin, Maïa Sandoz, s'emparent du mythique Robin des Bois avec une totale liberté. L'histoire ne se situe plus dans un passé lointain fait de combats de flèches et d'épées, mais dans une réalité explicitement beaucoup plus proche de nous : une ville moderne, sécuritaire. Dans cette adaptation destinée au jeune public, Robin est un enfant vivant pauvrement avec sa mère et sa sœur dans une sorte de cité tenue d'une main de fer par un être sans scrupules, richissime et profiteur.

© DR.
C'est l'injustice sociale que les auteurs et la metteure en scène Maïa Sandoz veulent mettre au premier plan des thèmes abordés. Notre époque, qui veut que les riches soient de plus en plus riches et les pauvres de plus pauvres, sert de caisse de résonance extrêmement puissante à cette intention. Rien n'étonne, en fait, lorsque la mère de Robin et de sa sœur, Christabelle, est jetée en prison pour avoir volé un peu de nourriture dans un supermarché pour nourrir ses enfants suite à la perte de son emploi et la disparition du père. Une histoire presque banale dans notre monde, mais un acte que le bon sens répugne à condamner, tandis que les lois économiques et politiques condamnent sans aucune conscience.

Le spectacle s'adresse au sens inné de la justice que portent en eux les enfants pour, en partant de cette situation aux allures tristement documentaires et réalistes, les emporter vers une fiction porteuse d'espoir, de rires et de rêves. Les enfants Robin et Christabelle échappent aux services sociaux d'aide à l'enfance pour s'introduire dans la forêt interdite et commencer une vie affranchie des règles injustes de la cité et de leur maître, quitte à risquer les foudres de la justice.

Bruno Fougniès
13/12/2024