La Revue du Spectacle, le magazine des arts de la scène et du spectacle vivant. Infos théâtre, chanson, café-théâtre, cirque, arts de la rue, agenda, CD, etc.



Augmenter la taille du texte
Diminuer la taille du texte
Partager
Théâtre

"Black March" Des sujets à vif sur des planches… "un écorché" de l'humanité

Projeter sur la scène d'un théâtre la folie "extra-ordinaire" d'un microcosme humain, pour la donner à voir et à entendre dans ses plis et replis, est en soi une folle entreprise. En effet, l'actrice, l'acteur - a priori - ne sont pas plus fous que la moyenne des femmes, des hommes, et si elle, si lui, se contentent de mimer des accès de démence, ils ne rendront pas crédible le dérèglement du sens… Aussi, pour passer la rampe en négociant le passage de la réalité à la fiction, faut-il le texte ciselé de Claire Barrabès, la mise en jeu au scalpel de Sylvie Orcier, la voix envoûtante de Pablo Elcoq et l'interprétation à fleur de peau de Patrick Pineau et de ses acolytes puisant leur inspiration dans leurs "réserves" personnelles.



© Vincent Descotils.
© Vincent Descotils.
Une jeune tagueuse, lampe frontale vissée au crâne, inscrit rageusement ses "maux" à vif. Alors que la musique enfle, un homme d'âge mûr, à la barbe hirsute, au pas hésitant et gestes improbables, s'affale, ivre. Un musicien poète, guitare en bandoulière, traverse l'espace en égrenant les paroles mélancoliques de "L'alcool" de Serge Gainsbourg… "Mes illusions donnent sur la cour. Des horizons j'en ai pas lourd. Quand j'ai bossé toute la journée, il m'reste plus pour rêver… Dans les vapeurs de l'alcool, j'vois mes châteaux espagnols". Un jeune homme aux dreadlocks fantasques vient rejoindre les deux premiers patients de l'unité psychiatrique alors que, leur faisant face, deux blouses blanches les observent…

Le cadre posé, chacun va dévoiler par bribes son "histoire". Parfois, c'est le corps qui parle avant que les mots ne surgissent de la forteresse capitonnée où ils sont coincés. Ainsi de Bertrand, le mutique grand musicien amoureux fou de Beethoven qui, suite à un AVC et aux ravages de drogues et alcools anesthésiants, a perdu l'usage de son bras et, avec lui, ce qui le reliait à sa vie d'artiste, à la vie tout court. Minona (singulier prénom, celui de la fille cachée de Ludwig Beethoven et palindrome d'"anonim"…), la jeune femme au passé très lourd, coincé dans des chaussettes qu'elle refuse de retirer, n'aura de cesse de nouer un lien avec lui, tandis que Ralph, le rasta au sourire hilare, draguera tendrement la tagueuse à fleur de peau.

© Vincent Descotils.
© Vincent Descotils.
Écorchés à vif, ils lieront entre eux des liens pour se désaliéner, se libérer d'un passé trop lourd à porter par chacun d'eux. Les deux blouses blanches, personnel psychiatrique, sont là quant à eux pour créer les conditions idoines à l'existence d'un groupe de paroles. Leur entreprise supposant une totale abnégation, la capacité d'encaisser l'agressivité sans y répondre en miroir, a affaire à leur propre problématique personnelle (violence et abattement) se révélant comme une pellicule argentique libère au grand jour ce qu'elle retient caché.

Les tableaux, entrecoupés par les pauses musicales aux accents du Gainsbarre de "Black March", alternent les saillies verbales émouvantes ou tranchantes comme des éclats de verre et les jeux scéniques, à haute vertu expressionniste, convoquant "oniriquement" le jeu de rôles.

Ainsi de la tirade anthologique digne des surréalistes où Bertrand, ketchup et salière en main, invente l'odyssée à la fois hilarante et métaphoriquement porteuse de sens d'un petit Nugget livré aux aléas d'une existence explosée, dérivante, délirante. Ainsi de l'adresse au public d'Isabelle, la psychiatre cheffe de service des gens violents, confiant sa détresse de femme lesbienne de cinquante ans et de soignante épuisée confrontée au délitement de l'hôpital. Ainsi de "l'accouchement" trash (sic) de Bertrand par les deux psys libérant ses humeurs noires de sang. Ainsi des chorégraphies voltigeuses de Joël, l'infirmier psy, tendant à expurger sa propre violence en la contenant dans les mailles d'exercices maniaques.

Un tableau festif dont Baloo (Bertrand déguisé en ours) ne se relèvera pas… mais en est-on vraiment sûr, qui est-on pour affirmer cela, les frontières entre la vie et la mort étant labiles, tout comme sont fragiles celles entre la réalité de la folie et la folle normalité des choses…

© Vincent Descotils.
© Vincent Descotils.
Ainsi, dans un dispositif bi-frontal, les hérauts de la folie ordinaire se livrent-ils sous nos yeux captifs à un corps à corps fabuleux, mûs par leurs obsessions. Au point de nous déloger de notre zone de confort, jusqu'à ressentir un sentiment d'inquiétante étrangeté, cette sensation fugace de déjà là… Car sont-ils si éloignés de nous, ces cabossés de l'existence si peu "étrangers" à ce qui nous constitue ? Ce questionnement essentiel, porté par une écriture et une interprétation sans faille et rendu sensible grâce à une mise en jeu mêlant réalisme, onirisme, voltige, chorégraphie et chant, atteint sans conteste sa cible : solliciter les arts de la scène pour faire résonner l'inaudible… Pari aussi fou que réussi.

Vu le mardi 28 février à 20h, Salle Vauthier du TnBA de Bordeaux.

"Black March"

© Vincent Descotils.
© Vincent Descotils.
Création le 9 février 2023 au Théâtre Sénart - Scène nationale, Lieusaint ((77).
Texte : Claire Barrabès.
Mise en scène et scénographie : Sylvie Orcier.
Assistants à la mise en scène, Patrick Pineau, Valentin Suel.
Avec : Pablo Elcoq, Aline Le Berre, Djibril Mbaye, Patrick Pineau, Lauren Pineau-Orcier, Eliott Pineau-Orcier.
Lumières : Christian Pinaud.
Musique : Pablo Elcoq.
Son : François Terradot.
Régie plateau : Florent Fouquet.
Collaboration artistique : Jean-Philippe François.
Chorégraphie : Élodie Hec et Eliott Pineau-Orcier.
Production : Compagnie Pipo.
Durée : 1 h 20.

A été représenté du mardi 28 février au vendredi 3 mars 2023, Salle Vauthier, au TnBA de Bordeaux.

© Vincent Descotils.
© Vincent Descotils.
Tournée
Du 8 mars au 17 mars 2023 : Théâtre Les Célestins, Lyon 2e (69).
Du 28 mars au 31 mars 2023 : Théâtre Francine Vasse, 18 Rue Colbert, Nantes (44).

Yves Kafka
Mardi 7 Mars 2023

Nouveau commentaire :

Théâtre | Danse | Concerts & Lyrique | À l'affiche | À l'affiche bis | Cirque & Rue | Humour | Festivals | Pitchouns | Paroles & Musique | Avignon 2017 | Avignon 2018 | Avignon 2019 | CédéDévédé | Trib'Une | RV du Jour | Pièce du boucher | Coulisses & Cie | Coin de l’œil | Archives | Avignon 2021 | Avignon 2022










À découvrir

"Salle des Fêtes" Des territoires aux terroirs, Baptiste Amann arpente la nature humaine

Après le choc de sa trilogie "Des Territoires", dont les trois volets furent présentés en un seul bloc de sept heures à Avignon lors du Festival In de 2021, le metteur en scène se tourne vers un autre habitat. Abandonnant le pavillon de banlieue où vivait la fratrie de ses créations précédentes, il dirige sa recherche d'humanités dans une salle des fêtes, lieu protéiforme où se retrouvent les habitants d'un village. Toujours convaincu que seul ce qui fait communauté peut servir de viatique à la traversée de l'existence.

© Pierre Planchenault.
Si, dans "La vie mode d'emploi", Georges Perec avait imaginé l'existence des habitants d'un bâtiment haussmannien dont il aurait retiré la façade à un instant T, Baptiste Amann nous immerge dans la réalité auto-fictionnelle d'une communauté villageoise réunie à l'occasion de quatre événements rythmant les quatre saisons d'une année. Au fil de ces rendez-vous, ce sont les aspirations de chacun qui se confrontent à la réalité - la leur et celle des autres - révélant, au sens argentique d'une pellicule que l'on développe, des aspérités insoupçonnées.

Tout commence à l'automne avec l'exaltation d'un couple de jeunes femmes s'établissant à la campagne. Avec le montant de la vente de l'appartement parisien de l'une d'elles, écrivaine - appartement acquis grâce au roman relatant la maladie psychiatrique du frère qui les accompagne dans leur transhumance rurale -, elles viennent de s'installer dans une usine désaffectée flanquée de ses anciennes écluses toujours en service. Organisée par le jeune maire survient la réunion du conseil consultatif concernant la loi engagement et proximité, l'occasion de faire connaissance avec leur nouvelle communauté.

Yves Kafka
17/10/2022
Spectacle à la Une

"Qui a cru Kenneth Arnold ?" Une histoire à dormir… éveillé

Levant la tête vers le ciel, qui pourrait soutenir encore que le monde s'organise autour de la Terre centrale et immobile… depuis que Copernic et Galilée ont renversé magistralement la hiérarchie du système solaire, rejetant notre planète Terre - actrice décatie et déchue - au rang d'accessoire de l'étoile Soleil ? De même qui, de nos jours, pourrait être assez obtus pour affirmer que d'autres formes d'intelligences ne puissent exister dans l'univers… depuis que le GEIPAN (Groupe d'Études et d'Informations sur les Phénomènes Aérospatiaux Non-identifiés) a été scientifiquement créé pour démêler le vrai des infox entourant ces phénomènes ? Le collectif OS'O, la tête dans les étoiles (cf. "X", sa précédente création), s'empare de ce sujet ultrasensible pour apporter sa contribution… "hautement" artistique.

© Frédéric Desmesure.
Dans l'écrin du Studio de création du TnBA, une table avec, pour arrière-plan, un écran tendu plantent le décor de cette vraie fausse conférence sur les P.A.N. Mobilisant les ressources de la haute technologie - bricolée frénétiquement - un (vrai) acteur (faux) conférencier de haut vol, assisté d'une (vraie) actrice (fausse) scientifique coincée dans ses notes, et accompagné d'un (vrai) acteur complice, (faux) journaliste critique, incrusté dans les rangs du public, le maître ufologue va compiler les témoignages venus d'ici et d'ailleurs.

Sur le ton amusé des confidences, le conférencier introduit la session en livrant son étrange vision d'une nuit d'été où, à l'aube de ses quinze ans, à 23 h 23 précises, il fut témoin d'une apparition fulgurante alors qu'il promenait son chien sur une plage… Et, encore plus étranges, les deux heures qui suivirent et leur absence de souvenirs, comme s'il avait été "ravi à lui-même", enlevé par les passagers des soucoupes orange…

Suivent d'autres témoignages reposant eux sur des archives projetées. Ainsi, dans l'état du New Hampshire, du couple Betty et Barney Hill, témoignant "en gros plan" avoir été enlevé par des extraterrestres dans la nuit du 19 au 20 septembre 1961. Ainsi, au sud du Pérou, des géoglyphes de Nazca, photographies à l'appui montrant un système complexe de lignes géométriques seulement visibles du ciel… et ne pouvant avoir été tracées que par des extraterrestres…

Yves Kafka
09/02/2023
Spectacle à la Une

Dans "Nos jardins Histoire(s) de France #2", la parole elle aussi pousse, bourgeonne et donne des fruits

"Nos Jardins", ce sont les jardins ouvriers, ces petits lopins de terre que certaines communes ont commencé à mettre à disposition des administrés à la fin du XIXe siècle. Le but était de fournir ainsi aux concitoyens les plus pauvres un petit bout de terre où cultiver légumes, tubercules et fruits de manière à soulager les finances de ces ménages, mais aussi de profiter des joies de la nature. "Nos Jardins", ce sont également les jardins d'agrément que les nobles, les rois puis les bourgeois firent construire autour de leurs châteaux par des jardiniers dont certains, comme André Le Nôtre, devinrent extrêmement réputés. Ce spectacle englobe ces deux visions de la terre pour développer un débat militant, social et historique.

Photo de répétition © Cie du Double.
L'argument de la pièce raconte la prochaine destruction d'un jardin ouvrier pour implanter à sa place un centre commercial. On est ici en prise directe avec l'actualité. Il y a un an, la destruction d'une partie des jardins ouvriers d'Aubervilliers pour construire des infrastructures accueillant les JO 2024 avait soulevé la colère d'une partie des habitants et l'action de défenseurs des jardins. Le jugement de relaxe de ces derniers ne date que de quelques semaines. Un sujet brûlant donc, à l'heure où chaque mètre carré de béton à la surface du globe le prive d'une goutte de vie.

Trois personnages sont impliqués dans cette tragédie sociale : deux lycéennes et un lycéen. Les deux premières forment le noyau dur de cette résistance à la destruction, le dernier est tout dévoué au modernisme, féru de mode et sans doute de fast-food, il se moque bien des légumes qui poussent sans aucune beauté à ses yeux. L'auteur Amine Adjina met ainsi en place les germes d'un débat qui va opposer les deux camps.

Bruno Fougniès
23/12/2022