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Théâtre

Après "Fuck me" et "Love me", "Kill me" poursuit spectaculairement la création infinie de Marina Otero

Danse, danse et mots, images, chorégraphies et chants, accessoires et nudité, et aussi une folie assumée, sont autant de fers chauffés à blanc qui risquent de marquer définitivement la mémoire des spectateurs de "Kill me". Une fête débridée, orchestrée par une Marina Otero qui plonge au fond d'elle-même pour y repêcher des émotions dangereuses, mais d'autant plus fascinantes et les offrir corps et âme.



© Sofia Alazraki.
© Sofia Alazraki.
C'est une sorte d'introspection vibrante qu'elle projette sur scène dans cet opus de son projet "Recordar para vivir" (Se rappeler pour vivre). En ouverture, sous la forme d'un journal intime, une vidéo raconte la genèse du spectacle : un spectacle dont elle pressent la nécessité durant la tournée mondiale de son précédent succès, pour combler, pour combattre la panique de la solitude d'après spectacle. Cette nécessité devient urgence lorsque son histoire avec Pablo, un amour fusionnel, se brise. Une urgence qui devient mise en actes lorsque, après la rupture traumatisante d'avec cet amour toxique, la médecine la diagnostique borderliner.

Après cette ouverture en projection vidéo doublée de la voix de la chorégraphe, cinq sosies entrent en scène, mêmes perruques rousses, mêmes bottines, gants et genouillères pour tout costume, sur une même nudité. Elles ont chacune deux revolvers aux poings qu'elles braquent aux quatre horizons dans une première chorégraphie de groupe qu'on croirait sorti d'un cabaret ou d'un film de Tarantino. Des flingues et des perruques qui sont à la fois des déguisements et une représentation en miroir de la figure symbolique qui accompagne ici l'histoire de la chorégraphe : le personnage fictionnel de Sarah Connor, l'héroïne résistante et guerrière des films "Terminator".

© Sofia Alazraki.
© Sofia Alazraki.
Ce sont des femmes de combat, unies par leurs ressemblances, qui projettent autour d'elles la force d'un commando, sans aucune faille, sans aucune vulnérabilité, malgré la nudité de leurs corps, l'inverse de la représentation commune de nos cultures où le corps des femmes est toujours montré sous l'angle de cette vulnérabilité supposée. Dès ces premières minutes, l'étendue du propos du spectacle est donnée, et même criée, revendiquée avec fierté et bravade : l'intime, et toute la fragilité qu'il contient, sera là, vibrant, au cœur de la narration, par l'exposition des corps, mais dans le même temps, viendra la puissance de protection, de projection et une liberté de parole qui épargnera à cet intime tout jugement, tout rabaissement. Fragilité et force.

Parmi ces cinq évocations de Sarah Connor, se cachent trois danseuses, une chanteuse et Marina Otero elle-même. Une distribution sélectionnée sur un critère étonnant. Suite au diagnostic qui lui a été fait, elle a auditionné des danseuses ayant des troubles de la personnalité. Toutes souffrent ainsi de bipolarité, ou bien sont borderlines ou souffrent d'autres symptômes. La chanteuse, elle, ne souffre que d'avoir ses deux parents psychiatres lacaniens… C'est en additionnant sa propre histoire à celle des quatre autres interprètes que s'est construit ce spectacle entre intime et universel.

Une autre image tutélaire va très vite surgir sur scène sous la forme du seul interprète masculin : Vasclav Nijinski. Précurseur, il y a plus d'un siècle, de la modernisation de la danse classique, lui aussi fut atteint de troubles mentaux et interné durant des années pour schizophrénie. Clin d'œil époustouflant de drôlerie et de fantaisie, ce personnage, mi-homme, mi-femme, partagera, lui aussi, son histoire personnelle mêlée à celle de Nijinski.

Partant de cette chorégraphie commune du départ, les personnalités de chacune vont se découvrir, au même titre que celle de l'autrice-chorégraphe. Tout au long du spectacle, la parole (surtitrée en français) est autant omniprésente que la musique (qui va de Bach à la musique contemporaine). Raconter avec le corps, les mots, les musiques, le chant. Surtout, raconter en érigeant la liberté de parole, de geste au plus haut, de manière à éradiquer tout jugement sur l'apparence. Et c'est en toute beauté et liberté que cette douleur d'amour et de solitude s'exprime dans ce spectacle.

© Sofia Alazraki.
© Sofia Alazraki.
Des chorégraphies dans lesquelles l'énergie débridée se combine avec la violence des sauts et des réceptions au sol, comme s'il s'agissait de hachures nerveuses sur un texte en écriture. Il y a cette douceur dans l'émotion que ces histoires personnelles, mais parallèles dans le ressenti, diffuse, une douceur contrebalancée par l'intensité des blessures que la stupeur de l'abandon provoque. On vogue ainsi entre réalité et fiction, dans une mise à nu des âmes, une belle leçon d'authenticité, et de colère utile.

Impossible de rester indifférent à ce travail, sur elle-même, sur elles-mêmes, sur elles-aiment, sur cet acte de libération qui mêle intimement le réel et la fiction. Les six interprètes réussissent à construire avec la force de leurs singularités, de leurs unicités, de leurs personnalités et de leurs histoires intimes un univers fort et fascinant, cru et sensible, et porteur d'une liberté d'expression et d'être qui resplendit comme un idéal de vie et qui parvient par moments, à toucher cruellement le cœur.

Vu à la Chartreuse de Villeneuve-lès-Avignon dans le cadre du Printemps des Comédiens.

"Kill me"

Spectacle en espagnol surtitré en français.
Écriture et mise en scène : Marina Otero.
Assistante à la mise en scène : Lucrecia Pierpaoli.
Avec : Ana Cotoré, Josefina Gorostiza, Natalia Lopéz Godoy, Myriam Henne-Adda, Marina Otero et Tomás Pozzi.
Musicienne au plateau : Myriam Henne-Adda.
Création lumière : Victor Longás Vicente et David Seldes.
Son : Antonio Navarro.
Costumes : Andy Piffer.
Régie générale et régie lumière : Victor Longás Vicente.
Regard extérieur : Martín Flores Cárdenas.
Photographie : Sofia Alazraki.
Création vidéo : Florencia de Mugica.
Production déléguée en Europe : Otto Productions (Nicolas Roux, Lucila Piffer), Tecuatro (Jonathan Zak, Maxime Seugé), PTC Teatro (Olvido Orovio).
À partir de 16 ans.
Durée : 1 h 30.

A été créé et joué à la Chartreuse de Villeneuve-lès-Avignon les 4 et 5 juin 2024 dans le cadre de la 38e édition du Printemps des Comédiens (du 30 mai au 21 juin 2024).
>> printempsdescomediens.com

Tournée
Du 25 eau 29 septembre 2024 : Théâtre du Rond-Point, Paris.

Bruno Fougniès
Jeudi 13 Juin 2024

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