La Revue du Spectacle, le magazine des arts de la scène et du spectacle vivant. Infos théâtre, chanson, café-théâtre, cirque, arts de la rue, agenda, CD, etc.



Augmenter la taille du texte
Diminuer la taille du texte
Partager
Théâtre

""Alzheimère et fils"" Tenter de saisir l'insaisissable, entre interprétation comique et émotion tragique

Sujet ô combien délicat à aborder tant il est générateur de souffrances et de détresse affective au sein des familles, la maladie d’Alzheimer peut prendre une dimension "acceptable" au théâtre. Entre la tragédie réelle - ici vécue par les frères Jenny - et une approche humoristique, voire burlesque, la mise au plateau du mal irréversible permet d’en aborder certains aspects qui se révèlent être traduisibles en comique de répétition ou en situations cocasses, surréalistes ou rappelant le théâtre de l’absurde. C’est le pari réussi de la création de François et Luc Jenny, "Alzheimère et fils".



© Camille Millerand.
© Camille Millerand.
Comment parler de la maladie d'Alzheimer ? Surtout quand c'est sa propre mère qui en est atteinte. Art difficile s'il en est… si on veut éviter de tomber dans le pathos ou le tragique total… En fait, pas tout à fait. Car oser l'impensable, ou du moins réaliser l'inattendu spectaculaire consistant à conjuguer l'humour, le burlesque, la fantaisie du music-hall et l'approche sérieuse, empathique et bienveillante, forcément grave, des conséquences du mal et des souffrances qui en découlent, c'est la prouesse que réussissent les frères Jenny.

Si la thématique abordée semble rebutante, il n'en est rien. Faire théâtre de nos maux, physiques ou mentaux, ne les résout pas, certes, mais en donne un angle, en permet une approche offrant la possibilité d'en apercevoir, analyser, découvrir des aspects passés inaperçus lorsque nous sommes dans le réel et d'en dégager des facettes comiques ou du moins humoristiques, avec ainsi un peu de dopamine libérée - ou "molécule du bonheur", qui contribue aux sensations de bien-être et de plaisir -, émission salvatrice pour les personnes concernées par la maladie traitée.

Formant la trame dramatique, les appels et messages de la mère (composés de coq-à-l’âne, de répétitions, d'absurdités) ponctuent le déroulement du spectacle, comme des repères, pour rappeler la dégradation, l'altération progressive de la mémoire, sans affect excessif, de celle qui devient involontairement le personnage central de la pièce qui se joue sous nos yeux. Ces fragments vocaux sont à la fois empreints de désespoir et/ou de détresse (en forme d'appels au secours), mais sont aussi parfois plus "énervés" du fait de l'incommunicabilité latente due à la maladie.

© Camille Millerand.
© Camille Millerand.
Ainsi se mettent en place, dans ce séquençage, les étapes d'un grand voyage dans un univers parallèle, absurde et imaginaire, fait de numéros poétiques tout autant que clownesque, empruntés à la fois au cirque et au music-hall. De la loupe grossissante déformant de manière burlesque le visage de François Jenny à l'excellent numéro de playback (à deux) sur des chants lyriques - seulement vocal au départ puis avec l'utilisation de marionnettes à l'aide de mains gantées -, en passant par un joli numéro sous la pluie (imaginée) avec des parapluies scintillant de leds. Toutes les scènes créées par les deux artistes convoquent des artifices mystérieux, lumineux, poétiques, irréels, verbaux ou chorégraphiques, inspirée de l'univers du spectacle vivant, riche de toutes ses expressions artistiques.

Complétant ces propositions "légères" mais salutaires, François et Luc Jenny usent de digressions, empruntent des sentiers d'évasion pour parler d'Alzheimer. D'une référence au médecin allemand Alois Alzheimer, liée à la description neuronale qu'il en fit, au constat des conséquences concrètes de la "dégénérescence" de la mémoire, c'est également la perte des souvenirs de l'enfance qui est évoquée. Une partie de ceux-ci n'appartient qu'à la mère et, avec leur disparition, tout partage devient impossible. Il s'agit donc aussi pour les deux frères de se réapproprier cette mémoire, une façon de dire aux spectateurs de pas omettre de partager quand il est encore temps... et devenir alors possesseur des souvenirs de ceux qui ne les possèdent plus.

Et, sans mot fin, mais pour finir, se joue une très courte vidéo de la maman, en boucle. Petite danse finale et retour aux postures artistiques, car le spectacle, la scène, les illusions du music-hall, les échappées burlesques peuvent guérir ou du moins panser certains maux, accompagner l'inéluctable disparition de l'être cher et de sa conscience mémorielle. Le clown a la maîtrise de cet art si particulier, si exceptionnelle, qui consiste à nous faire croire que ce qui est impossible peut devenir possible... Et n'oublions pas que François Jenny est un clown blanc et son frère Luc, pour l'occasion, est devenu son Auguste... excellant tous deux dans cette fantaisie burlesque.

"Alzheimère et fils"

© Camille Millerand.
© Camille Millerand.
Texte : François Jenny, Luc Jenny.
Mise en scène : François Jenny, Luc Jenny.
Avec : François Jenny, Luc Jenny.
Collaboration artistique : Vincent Kuentz.
Soutien chorégraphique : Francesca Lattuada.
Lumières : Luc Jenny.
Décors : Luc Jenny, Samuel Misslen.
Musique originale : Léo Grise.
Avec la voix de Gilles Charmant.
Conseil artistique,costumes : Barbara Wagner.
Durée : 1 h 15.

Du 5 au 29 octobre 2022.
Du mercredi au samedi à 21 h.
Théâtre Les Déchargeurs, Salle Vicky Messica,
>> lesdechargeurs.fr

Gil Chauveau
Samedi 22 Octobre 2022

Nouveau commentaire :

Théâtre | Danse | Concerts & Lyrique | À l'affiche | À l'affiche bis | Cirque & Rue | Humour | Festivals | Pitchouns | Paroles & Musique | Avignon 2017 | Avignon 2018 | Avignon 2019 | CédéDévédé | Trib'Une | RV du Jour | Pièce du boucher | Coulisses & Cie | Coin de l’œil | Archives | Avignon 2021 | Avignon 2022 | Avignon 2023 | Avignon 2024 | À l'affiche ter




Numéros Papier

Anciens Numéros de La Revue du Spectacle (10)

Vente des numéros "Collectors" de La Revue du Spectacle.
10 euros l'exemplaire, frais de port compris.






À Découvrir

•Off 2024• "Mon Petit Grand Frère" Récit salvateur d'un enfant traumatisé au bénéfice du devenir apaisé de l'adulte qu'il est devenu

Comment dire l'indicible, comment formuler les vagues souvenirs, les incertaines sensations qui furent captés, partiellement mémorisés à la petite enfance. Accoucher de cette résurgence voilée, diffuse, d'un drame familial ayant eu lieu à l'âge de deux ans est le parcours théâtral, étonnamment réussie, que nous offre Miguel-Ange Sarmiento avec "Mon petit grand frère". Ce qui aurait pu paraître une psychanalyse impudique devient alors une parole salvatrice porteuse d'un écho libératoire pour nos propres histoires douloureuses.

© Ève Pinel.
9 mars 1971, un petit bonhomme, dans les premiers pas de sa vie, goûte aux derniers instants du ravissement juvénile de voir sa maman souriante, heureuse. Mais, dans peu de temps, la fenêtre du bonheur va se refermer. Le drame n'est pas loin et le bonheur fait ses valises. À ce moment-là, personne ne le sait encore, mais les affres du destin se sont mis en marche, et plus rien ne sera comme avant.

En préambule du malheur à venir, le texte, traversant en permanence le pont entre narration réaliste et phrasé poétique, nous conduit à la découverte du quotidien plein de joie et de tendresse du pitchoun qu'est Miguel-Ange. Jeux d'enfants faits de marelle, de dinette, de billes, et de couchers sur la musique de Nounours et de "bonne nuit les petits". L'enfant est affectueux. "Je suis un garçon raisonnable. Je fais attention à ma maman. Je suis un bon garçon." Le bonheur est simple, mais joyeux et empli de tendresse.

Puis, entre dans la narration la disparition du grand frère de trois ans son aîné. La mort n'ayant, on le sait, aucune morale et aucun scrupule à commettre ses actes, antinaturelles lorsqu'il s'agit d'ôter la vie à un bambin. L'accident est acté et deux gamins dans le bassin sont décédés, ceux-ci n'ayant pu être ramenés à la vie. Là, se révèle l'avant et l'après. Le bonheur s'est enfui et rien ne sera plus comme avant.

Gil Chauveau
14/06/2024
Spectacle à la Une

•Off 2024• Lou Casa "Barbara & Brel" À nouveau un souffle singulier et virtuose passe sur l'œuvre de Barbara et de Brel

Ils sont peu nombreux ceux qui ont une réelle vision d'interprétation d'œuvres d'artistes "monuments" tels Brel, Barbara, Brassens, Piaf et bien d'autres. Lou Casa fait partie de ces rares virtuoses qui arrivent à imprimer leur signature sans effacer le filigrane du monstre sacré interprété. Après une relecture lumineuse en 2016 de quelques chansons de Barbara, voici le profond et solaire "Barbara & Brel".

© Betül Balkan.
Comme dans son précédent opus "À ce jour" (consacré à Barbara), Marc Casa est habité par ses choix, donnant un souffle original et unique à chaque titre choisi. Évitant musicalement l'écueil des orchestrations "datées" en optant systématiquement pour des sonorités contemporaines, chaque chanson est synonyme d'une grande richesse et variété instrumentales. Le timbre de la voix est prenant et fait montre à chaque fois d'une émouvante et artistique sincérité.

On retrouve dans cet album une réelle intensité pour chaque interprétation, une profondeur dans la tessiture, dans les tonalités exprimées dont on sent qu'elles puisent tant dans l'âme créatrice des illustres auteurs que dans les recoins intimes, les chemins de vie personnelle de Marc Casa, pour y mettre, dans une manière discrète et maîtrisée, emplie de sincérité, un peu de sa propre histoire.

"Nous mettons en écho des chansons de Barbara et Brel qui ont abordé les mêmes thèmes mais de manières différentes. L'idée est juste d'utiliser leur matière, leur art, tout en gardant une distance, en s'affranchissant de ce qu'ils sont, de ce qu'ils représentent aujourd'hui dans la culture populaire, dans la culture en général… qui est énorme !"

Gil Chauveau
19/06/2024
Spectacle à la Une

•Off 2024• "Un Chapeau de paille d'Italie" Une version singulière et explosive interrogeant nos libertés individuelles…

… face aux normalisations sociétales et idéologiques

Si l'art de générer des productions enthousiastes et inventives est incontestablement dans l'ADN de la compagnie L'Éternel Été, l'engagement citoyen fait aussi partie de la démarche créative de ses membres. La présente proposition ne déroge pas à la règle. Ainsi, Emmanuel Besnault et Benoît Gruel nous offrent une version décoiffante, vive, presque juvénile, mais diablement ancrée dans les problématiques actuelles, du "Chapeau de paille d'Italie"… pièce d'Eugène Labiche, véritable référence du vaudeville.

© Philippe Hanula.
L'argument, simple, n'en reste pas moins source de quiproquos, de riantes ficelles propres à la comédie et d'une bonne dose de situations grotesques, burlesques, voire absurdes. À l'aube d'un mariage des plus prometteurs avec la très florale Hélène – née sans doute dans les roses… ornant les pépinières parentales –, le fringant Fadinard se lance dans une quête effrénée pour récupérer un chapeau de paille d'Italie… Pour remplacer celui croqué – en guise de petit-déj ! – par un membre de la gent équestre, moteur exclusif de son hippomobile, ci-devant fiacre. À noter que le chapeau alimentaire appartenait à une belle – porteuse d'une alliance – en rendez-vous coupable avec un soldat, sans doute Apollon à ses heures perdues.

N'ayant pas vocation à pérenniser toute forme d'adaptation académique, nos deux metteurs en scène vont imaginer que cette histoire absurde est un songe, le songe d'une nuit… niché au creux du voyage ensommeillé de l'aimable Fadinard. Accrochez-vous à votre oreiller ! La pièce la plus célèbre de Labiche se transforme en une nouvelle comédie explosive, électro-onirique ! Comme un rêve habité de nounours dans un sommeil moelleux peuplé d'êtres extravagants en doudounes orange.

Gil Chauveau
26/03/2024