La Revue du Spectacle, le magazine des arts de la scène et du spectacle vivant. Infos théâtre, chanson, café-théâtre, cirque, arts de la rue, agenda, CD, etc.



Augmenter la taille du texte
Diminuer la taille du texte
Partager
Théâtre

"Les Justes"... D'une tension extrême, entre amour et justice

"Les Justes", Théâtre La Loge, Paris

"Nous ne sommes pas de ce monde, nous sommes des justes." La voix des justes résonne dans et hors des murs du Théâtre La Loge, mise en scène par Tatiana Spivakova et la compagnie Memento Mori. Après le succès de ses premières représentations, la pièce revient les 23, 25 et 26 février nous éclairer dans cette période de noirceur.



© J. Saez.
© J. Saez.
Il fait nuit dans la salle. Des jeunes femmes nous ordonnent d’un ton péremptoire de nous asseoir. Elles parlent russe. Ça ne rigole pas : "Заходите! Садитесь! Быстро! Быстро! Снимайте пальто! Сидите тихо! Выключайте ваши телефоны! Быстро! Быстро. У нас мало время !"… C’est-à-dire : "Asseyez-vous, vite ! Asseyez-vous ! Enlevez vos vestes ! Restez silencieux ! Éteignez-vos téléphones ! Vite ! Vite ! Nous avons peu de temps ! (…)".

C’est ainsi que commence la pièce signée Tatiana Spivakova réadaptation infidèlement fidèle des "Justes" d’Albert Camus.

Représentée pour la première fois le 15 décembre 1949 au Théâtre Hébertot, la pièce brave deux thèmes d’une complexité extrême qui sont celui on ne peut plus actuel du terrorisme et celui plus vaste de la justice. Écrite en pleine guerre froide, la pièce s’inspire d’un épisode réel raconté dans les Mémoires de Boris Savinkov, "Souvenir d’un terroriste" : le meurtre du grand-duc Serge de Russie par un groupe de jeunes révolutionnaires socialistes qui coûta sa tête à l’un d’entre eux, Ivan Kaliayev, dit Yanek.

Petit retour sur l'histoire

© J. Saez.
© J. Saez.
Moscou. 1905. Un groupe de jeunes socialistes révolutionnaires monte en secret un attentat contre le grand-duc Serge, despote qui met à genoux la ville. Les jeunes révoltés décident donc de sacrifier leurs jeunes vies pour libérer le peuple de la tyrannie et des injustices subies à cause de la folle politique du tyran. Nous les voyons, Dora, Ivan dit Yanek, Boris, Stepan et Alexis comploter dans leur appartement, prêts à mourir pour leurs idées.

À travers la mise en scène de la préparation secrète de l’attentat, à travers les espoirs de ces jeunes gens, leurs craintes, leurs amours, Camus enchevêtre des thèmes chers à sa pensée philosophique tels que la haine, l’amour, le meurtre, thèmes qui se réunissent afin d’aborder une question extrêmement complexe qui est celle de la justice.

Nous oscillons du particulier à l’universel, de l’absurde à la révolte, de la réflexion sur le suicide - qui fait dire à Stepan Fedorov, leader du groupe : "Pour se suicider, il faut beaucoup s’aimer" - au meurtre.

Cela à travers les craintes, les hésitations, le courage, le désespoir et les espoirs de ces personnages absolument attachants qui occupent la position ambivalente des meurtriers suicidés et des Justes.

Un débat philosophique autour du thème de la justice

© J. Saez.
© J. Saez.
Ivan Kiliayev, chargé de lancer la bombe, échoue à la première tentative : en voyant les deux neveux du grand-duc assis à ses côtés dans la calèche, il ne peut pas lancer l’engin : le message résonne clair et fort dans sa conscience : il n’est pas juste de tuer des enfants et, nous, nous sommes des Justes. L’échec ouvre sur un sublime débat philosophique autour du thème de la justice entre Kiliayev et Stepan, furieux suite aux hésitations de son camarade : "(...) Parce que Yanek n'a pas tué ces deux-là, des milliers d'enfants russes mourront de faim pendant des années encore", lance-t-il alors.

Ce dialogue rappelle à maints égards la polémique entre Camus et Sartre.

D’une intensité troublante apparaît à ce moment le dialogue entre Dora Doulebov, personnage central, cette Janine des "Justes" originairement forgée par Camus pour son aimée Maria Casarès (magistralement interprétée ici par l’actrice et cofondatrice de la compagnie, Christelle Saez), et son amoureux Ivan Kaliayev (interprété en 1949 par Serge Reggiani ; ici par un charnel et puissant Alexandre Ruby). Cet échange montre bien la tension extrême qui parcourt toute l’écriture de la pièce entre amour et justice, refermée dans les mots de Dora : "Ceux qui aiment vraiment la justice n’ont pas droit à l’amour. Ils sont dressés comme je suis, la tête levée, les yeux fixes. Que viendrait faire l’amour dans ces cœurs fiers ? L’amour courbe doucement les têtes, Yanek. Nous nous avons la nuque raide."

© J. Saez.
© J. Saez.
La mission est reconduite au surlendemain. Kiliayev assassine le grand-duc. Il est immédiatement capturé et emprisonné. Les camarades pleurent leur Yanek qui sera bientôt pendu. Ils le savent, il n’hésitera pas. Dora est désespérée, mais fière de son amant. Elle sait qu’il ne reviendra pas. En prison, le "terroriste" est exhorté par Skouratov, commandant de la police (brillamment interprété par Tatiana Spivakova), à confesser son crime et dénoncer ses camarades pour avoir la vie sauve. Yanek ne cède pas. Il n’est pas leur prisonnier, explique-t-il, mais leur ennemi.

En prison, il reçoit une autre visite, celle de la grande-duchesse, sublimement interprétée par une magnétique Viktoria Kozlova, qui vient lui montrer sa souffrance et sa compassion. La duchesse, emplie de son amour chrétien lui offre la grâce. Le jeune, bien que touché par la souffrance de la veuve, refuse drastiquement sa pitié. Le refus du jeune est donc un refus de tout appel, celui d’une justice qui est celle qui le condamne à mort, mais qui n’est pas la sienne et un refus envers la justice de Dieu.

Yanek meurt fier sous l’échafaud. Dora veut connaître tous les détails de la mort de son amoureux car dit-elle : "Ceux-ci m’appartiennent". Elle soumet au groupe la décision d’être la prochaine à lancer la bombe. "Une nuit froide, et la même corde, dit-elle. Tout sera plus facile maintenant."

"Les Justes"

Création La Loge 2015-2016
Texte : Albert Camus.
Mise en scène : Tatiana Spivakova.
Avec : Christelle Saez, Viktoria Kozlova, Alexandre Ruby, Amir Elkacem, Julien Urrutia, Mathieu Métral et Tatiana Spivakova.
Collaboration artistique: Christelle Saez.
Création Lumière : Cristobal Castillo.
Création Image/Vidéo : J.Saez.
Scénographie: Alexis Diers.
Conseillère artistique : Elsa Fabrega.
Durée : 1 h 55.
Compagnie Memento Mori.

A été joué du 12 au 15 janvier 2016.
Du 23 au 26 février 2016.
Mardi, jeudi, vendredi à 21 h.
La Loge, Paris 11e, 01 40 09 70 40.
>> lalogeparis.fr

Barbara Zauli
Mardi 26 Janvier 2016

Nouveau commentaire :

Théâtre | Danse | Concerts & Lyrique | À l'affiche | À l'affiche bis | Cirque & Rue | Humour | Festivals | Pitchouns | Paroles & Musique | Avignon 2017 | Avignon 2018 | Avignon 2019 | CédéDévédé | Trib'Une | RV du Jour | Pièce du boucher | Coulisses & Cie | Coin de l’œil | Archives | Avignon 2021 | Avignon 2022 | Avignon 2023 | Avignon 2024 | À l'affiche ter





Numéros Papier

Anciens Numéros de La Revue du Spectacle (10)

Vente des numéros "Collectors" de La Revue du Spectacle.
10 euros l'exemplaire, frais de port compris.






À découvrir

"Rimbaud Cavalcades !" Voyage cycliste au cœur du poétique pays d'Arthur

"Je m'en allais, les poings dans mes poches crevées…", Arthur Rimbaud.
Quel plaisir de boucler une année 2022 en voyageant au XIXe siècle ! Après Albert Einstein, je me retrouve face à Arthur Rimbaud. Qu'il était beau ! Le comédien qui lui colle à la peau s'appelle Romain Puyuelo et le moins que je puisse écrire, c'est qu'il a réchauffé corps et cœur au théâtre de l'Essaïon pour mon plus grand bonheur !

© François Vila.
Rimbaud ! Je me souviens encore de ses poèmes, en particulier "Ma bohème" dont l'intro est citée plus haut, que nous apprenions à l'école et que j'avais déclamé en chantant (et tirant sur mon pull) devant la classe et le maître d'école.

Beauté ! Comment imaginer qu'un jeune homme de 17 ans à peine puisse écrire de si sublimes poèmes ? Relire Rimbaud, se plonger dans sa bio et venir découvrir ce seul en scène. Voilà qui fera un très beau de cadeau de Noël !

C'est de saison et ça se passe donc à l'Essaïon. Le comédien prend corps et nous invite au voyage pendant plus d'une heure. "Il s'en va, seul, les poings sur son guidon à défaut de ne pas avoir de cheval …". Et il raconte l'histoire d'un homme "brûlé" par un métier qui ne le passionne plus et qui, soudain, décide de tout quitter. Appart, boulot, pour suivre les traces de ce poète incroyablement doué que fut Arthur Rimbaud.

Isabelle Lauriou
25/03/2024
Spectacle à la Une

"Le consentement" Monologue intense pour une tentative de récit libératoire

Le livre avait défrayé la chronique à sa sortie en levant le voile sur les relations pédophiles subies par Vanessa Springora, couvertes par un milieu culturel et par une époque permissive où ce délit n'était pas considéré comme tel, même quand celui-ci était connu, car déclaré publiquement par son agresseur sexuel, un écrivain connu. Sébastien Davis nous en montre les ressorts autant intimes qu'extimes où, sous les traits de Ludivine Sagnier, la protagoniste nous en fait le récit.

© Christophe Raynaud de Lage.
Côté cour, Ludivine Sagnier attend à côté de Pierre Belleville le démarrage du spectacle, avant qu'elle n'investisse le plateau. Puis, pleine lumière où V. (Ludivine Sagnier) apparaît habillée en bas de jogging et des baskets avec un haut-le-corps. Elle commence son récit avec le visage fatigué et les traits tirés. En arrière-scène, un voile translucide ferme le plateau où parfois V. plante ses mains en étirant son corps après chaque séquence. Dans ces instants, c'est presque une ombre que l'on devine avec une voix, continuant sa narration, un peu en écho, comme à la fois proche, par le volume sonore, et distante par la modification de timbre qui en est effectuée.

Dans cet entre-deux où le spectacle n'a pas encore débuté, c'est autant la comédienne que l'on voit qu'une inconnue, puisqu'en dehors du plateau et se tenant à l'ombre, comme mise de côté sur une scène pourtant déjà éclairée avec un public pas très attentif de ce qui se passe.

Safidin Alouache
21/03/2024
Spectacle à la Une

"Un prince"… Seul en scène riche et pluriel !

Dans une mise en scène de Marie-Christine Orry et un texte d'Émilie Frèche, Sami Bouajila incarne, dans un monologue, avec superbe et talent, un personnage dont on ignore à peu près tout, dans un prisme qui brasse différents espaces-temps.

© Olivier Werner.
Lumière sur un monticule qui recouvre en grande partie le plateau, puis le protagoniste du spectacle apparaît fébrilement, titubant un peu et en dépliant maladroitement, à dessein, son petit tabouret de camping. Le corps est chancelant, presque fragile, puis sa voix se fait entendre pour commencer un monologue qui a autant des allures de récit que de narration.

Dans ce monologue dans lequel alternent passé et présent, souvenirs et réalité, Sami Bouajila déploie une gamme d'émotions très étendue allant d'une voix tâtonnante, hésitante pour ensuite se retrouver dans un beau costume, dans une autre scène, sous un autre éclairage, le buste droit, les jambes bien plantées au sol, avec un volume sonore fort et bien dosé. La voix et le corps sont les deux piliers qui donnent tout le volume théâtral au caractère. L'évidence même pour tout comédien, sauf qu'avec Sami Bouajila, cette évidence est poussée à la perfection.

Toute la puissance créative du comédien déborde de sincérité et de vérité avec ces deux éléments. Nul besoin d'une couronne ou d'un crucifix pour interpréter un roi ou Jésus, il nous le montre en utilisant un large spectre vocal et corporel pour incarner son propre personnage. Son rapport à l'espace est dans un périmètre de jeu réduit sur toute la longueur de l'avant-scène.

Safidin Alouache
12/03/2024