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Théâtre

"La réponse des Hommes" Répliques humaines aux commandements dits vains

La bonté divine est fabuleuse, chose entendue depuis l'an 01 de notre ère. Ainsi sa générosité est-elle sensée racheter les fautes du genre humain en réalisant, en coopération avec les pécheurs réels ou potentiels, des actes de bienfaisance pour soutenir les plus éprouvés… Des quinze œuvres de Miséricorde prescrites par l'Évangile de Saint-Matthieu, Tiphaine Raffier (dont le prénom vient de Théophane, "Dieu" et "lumineux") en retient neuf qu'elle met en jeu avec une belle liberté… Mais qu'annonce cette mystérieuse affiche présente à toutes les étapes du chemin terrestre, "Nous sommes désolés" : désolés de quoi, et de qui ?



© Simon Gosselin.
© Simon Gosselin.
Les pieds ancrés dans des "réalités fictionnelles" à faire vaciller les plus mécréants des hommes, elle invente avec ses comédien(ne)s complices des tableaux saisissants d'humanité en actes. D'"Assister les malades", à "Visiter les prisonniers", en passant par "La Sauvegarde de la Création" (ajout miséricordieux du Pape François en 2016), elle réinterroge avec maestria les actes d'entraide humaine. Pour ce faire, elle a recours à des saynètes grandeur nature, certaines filmées en gros plan et projetées en direct, soutenues par une envoûtante musique baroque et électro jouée en live par les musiciens au plateau. Cousus entre eux par des éléments récurrents (dont le retentissement d'une inquiétante sirène), ces tableaux vivants forment un ensemble fascinant conduisant… à une chute radicale.

D'emblée une jeune femme git, filmée sur son lit d'hôpital. La couronne florale qu'on lui scelle sur le crâne dans son cauchemar est à l'image de sa souffrance psychique. Autour d'elle vont se relayer une infirmière, un médecin, une sage-femme, un psychologue et même un photographe appelé là pour tenter de revaloriser en elle l'image d'une maternité vécue comme morbide. En effet, engagée corps et biens auprès du Programme Alimentaire Mondial, elle se sent submergée par les crises alimentaires de plus en plus nombreuses, de plus en plus sévères. Alors "Donner à manger aux affamés" envahit son champ psychique, obligeant à un choix draconien (qui nourrir ? qui laisser mourir ?) la laissant sans ressources… pour alimenter son propre bébé.

© Simon Gosselin.
© Simon Gosselin.
Une machine émet ses "bip-bip" réguliers tandis qu'un jeune homme attend fébrilement que son téléphone sonne. En quête d'une greffe vitale, ses dialyses occupent plus d'un tiers de son existence esseulée depuis que son compagnon l'a quitté. Le reste du temps, il le passe en visionnant des vidéos, parmi elles celle culte de Fred Astaire. Seule la mort d'un inconnu pourrait le sauver en lui procurant le précieux rein nécessaire à sa survie… "Prier Dieu pour les vivants… et pour les morts".

La cérémonie du jeu familial - consistant à devoir offrir le cadeau que l'on a reçu à qui en fera la demande - met à l'épreuve de la réalité la générosité de chacun. Don contre don, sans calcul aucun… Qu'en sera-t-il alors, pour la mère, de la reproduction du Caravage "Les Sept Œuvres de miséricorde", vues à Naples en l'Église du Pio Monte della Misericordia, ou, pour le père, du brûlant secret de famille… Échangeant en boucle le carburateur de moto, la boussole cassée du grand-père ayant sauvé l'ancêtre d'une balle meurtrière, ou encore une bouteille de gin, ce jeu explore in vivo les arcanes du don (dés)intéressé.

© Simon Gosselin.
© Simon Gosselin.
L'enjeu de "Visiter les prisonniers" prend corps dans un face à face édifiant entre un visiteur de prison miséricordieux dans l'âme et un repris de justice à l'intelligence déliée. De leurs vifs échanges resurgit - au travers de l'itinéraire d'une vertueuse visiteuse pénitentiaire, devenant meurtrière pour n'avoir pu supporter que l'on s'affranchisse de ses soins "généreux" - la question essentielle de "l'intérêt" du don.

Deux frères - l'un docteur en psychologie, l'autre en musicologie - se livrent à une joute épique dont les enjeux métaphoriques abordent les tensions entre sacré et profane, entre sacré et sacrilège. Car, si la musique sacrée est soumise aux soubresauts de la crise qui la traverse, elle véhicule dans ses plis des secrets inavoués, naviguant entre harmonie recherchée et disharmonie vécue. Ainsi d'"Assister les malades" où l'on voit des pédophiles au profil des plus variés - certains souffrent atrocement, d'autres restent coincés dans le déni, d'autres encore en sont à revendiquer leur attirance au nom de l'amour sincère - bénéficier d'une écoute ouverte, seul comptant le cheminement conduisant à une prise de conscience des pulsions prédatrices afin d'accompagner cette humanité souffrante, sans jugement (dernier).

© Simon Gosselin.
© Simon Gosselin.
D'autres scènes encore de la vie humaine, tel dans un kaléidoscope géant fourmillant d'inventivité, se donneront à voir jusqu'à éclairer le dernier précepte, celui de la "Sauvegarde de la création". La chute - spectaculaire - sera propre à dévoiler le sens du "Nous sommes désolés", accompagnant de tableau en tableau ce voyage émouvant au centre de l'humain… L'humain libéré de la sujétion au divin et devant désormais compter sur lui seul pour sa survie (ou pas). L'humain immergé dans une scénographie idoine, un décor oppressant exaltant superbement les enjeux présents et à venir. Bouleversant.

Vu le vendredi 16 décembre 2022, Grande Salle Vitez du TnBA Bordeaux.
A été représenté du 14 au 17 décembre.

"La réponse des Hommes"

© Simon Gosselin.
© Simon Gosselin.
Texte et mise en scène : Tiphaine Raffier
Avec : Sharif Andoura, Salvatore Cataldo, Éric Challier, Teddy Chawa, François Godart, Camille Lucas, Édith Mérieau, Judith Morisseau, Catherine Morlot, Adrien Rouyard.
Et l'Ensemble Miroirs Étendus : Guy-Loup Boisneau, Émile Carlioz, Clotilde Lacroix en alternance avec Amélie Potier, Romain Louveau en alternance avec Flore Merlin.
Dramaturgie : Lucas Samain.
Musique : Othman Louati.
Scénographie : Hélène Jourdan.
Son : Frédéric Peugeot et Hugo Hamman.
Lumière : Kelig Le Bars.
Vidéo : Pierre Martin Oriol.
Cadreur : Raphaël Oriol.
Costumes : Caroline Tavernier, assistée de Salomé Vandendriessche.
Chorégraphie : Pep Garrigues et Salvatore Cataldo.
Production : La femme coupée en deux ; La Criée - Théâtre national de Marseille.
Production musicale : Miroirs Étendus.

© Simon Gosselin.
© Simon Gosselin.
Durée : 3 h 20 entracte compris.

Tournées
26 et 27 avril 2023 : La Coursive, La Rochelle (17).
11 et 12 mai 2023 : L'Archipel, Perpignan (66).
23 et 24 mai 2023 : Maison de la Culture, Bourges (18).

Yves Kafka
Jeudi 22 Décembre 2022

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© Jean-François Delon.
Il faudra que Gilette, la compagne de Poussin, en qui Frenhofer espère trouver le modèle idéal, soit admise dans l'atelier du peintre, pour que Porbus et Poussin découvrent le tableau dont Frenhofer gardait jalousement le secret et sur lequel il travaille depuis 10 ans. Cette découverte les plongera dans la stupéfaction !

Quelle autre salle de spectacle aurait pu accueillir avec autant de justesse cette adaptation théâtrale de la célèbre nouvelle de Balzac ? Une petite salle grande comme un mouchoir de poche, chaleureuse et hospitalière malgré ses murs tout en pierres, bien connue des férus(es) de théâtre et nichée au cœur du Marais ?

Cela dit, personne ne nous avait dit qu'à l'Essaïon, on pouvait aussi assister à des séances de cinéma ! Car c'est pratiquement à cela que nous avons assisté lors de la générale de presse lundi 27 mars dernier tant le talent de Catherine Aymerie, la comédienne seule en scène, nous a emportés(es) et transportés(es) dans l'univers de Balzac. La force des images transmises par son jeu hors du commun nous a fait vire une heure d'une brillante intensité visuelle.

Pour peu que l'on foule de temps en temps les planches des théâtres en tant que comédiens(nes) amateurs(es), on saura doublement jauger à quel point jouer est un métier hors du commun !
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Vous pensez que vos choix sont libres ? Que vos pensées sont bien gardées dans votre esprit ? Que vous êtes éventuellement imprévisibles ? Et si ce n'était pas le cas ? Et si tout partait de vous… Ouvrez bien grands les yeux et vivez pleinement l'expérience de l'Effet Papillon !

© Pics.
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Impossible que quiconque sorte "indemne" de cette phénoménale prestation, ni que nos certitudes sur "le monde comme il va", et surtout sur nous-mêmes, ne soient bousculées, chamboulées, contrariées.

"Le mystérieux est le plus beau sentiment que l'on peut ressentir", Albert Einstein. Et si le plus beau spectacle de mentalisme du moment, en cette rentrée parisienne, c'était celui-là ? Car Tahar Mansour y est fascinant à plusieurs niveaux, lui qui voulait devenir ingénieur, pour qui "Centrale" n'a aucun secret, mais qui, pourtant, a toujours eu une âme d'artiste bien ancrée au fond de lui. Le secret de ce spectacle exceptionnel et époustouflant serait-il là, niché au cœur du rationnel et de la poésie ?

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© Christel Billault.
Ordonné, pratique, méthodique, il organise l'extermination des marginaux et des Juifs comme un gestionnaire. Point. Il aurait été, comme son sous-fifre Adolf Eichmann, le type même décrit par Hannah Arendt comme étant la "banalité du mal". Mais Himmler échappa à son procès en se donnant la mort. Parfois, rien n'est plus monstrueux que la banalité, l'ordre, la médiocrité.

Malgré la pâleur de leur personnalité, les noms de ces âmes de fonctionnaires sont gravés dans notre mémoire collective comme l'incarnation du Mal et de l'inimaginable, quand d'autres noms - dont les actes furent éblouissants d'humanité - restent dans l'ombre. Parmi eux, Oskar Schindler et sa liste ont été sauvés de l'oubli grâce au film de Steven Spielberg, mais également par la distinction qui lui a été faite d'être reconnu "Juste parmi les nations". D'autres n'ont eu aucune de ces deux chances. Ainsi, le héros de cette pièce, Félix Kersten, oublié.

Joseph Kessel lui consacra pourtant un livre, "Les Mains du miracle", et, aujourd'hui, Antoine Nouel, l'auteur de la pièce, l'incarne dans la pièce qu'il a également mise en scène. C'est un investissement total que ce comédien a mis dans ce projet pour sortir des nimbes le visage étonnant de ce personnage de l'Histoire qui, par son action, a fait libérer près de 100 000 victimes du régime nazi. Des chiffres qui font tourner la tête, mais il est le résultat d'une volonté patiente qui, durant des années, négocia la vie contre le don.

Bruno Fougniès
15/10/2023