La Revue du Spectacle, le magazine des arts de la scène et du spectacle vivant. Infos théâtre, chanson, café-théâtre, cirque, arts de la rue, agenda, CD, etc.



Augmenter la taille du texte
Diminuer la taille du texte
Partager
Théâtre

"Les filles ont les mains jaunes"… Bonne poigne de jeu !

Pièce écrite par Michel Bellier en 2014, Johanna Boyé en donne ici une version où se croisent les horreurs d'une guerre avec ses moments de solidarité et d'amitié. La truculence des personnages jouée avec bonheur par les comédiennes donne un cachet plein d'espoir à une création qui montre les coulisses du combat des droits des femmes.



© Fabienne Rappeneau.
© Fabienne Rappeneau.
Lumière sur un atelier d'usine de fabrication d'obus durant la Première Guerre mondiale. On découvre quatre caractères : Julie (Anna Mihalcea), Rose (Élisabeth Ventura), Jeanne (Brigitte Faure) et Louise (Pamela Ravassard). Elles travaillent à leurs établis. Au travers de cette scénographie, c'est un retour à l'histoire du féminisme, à ses débuts en France, avec ce qui a porté ses couleurs durant une période où la place des femmes, alors que les hommes étaient au front, était essentiel à la vie de la nation et à ses objectifs de guerre. Les combats politiques menés et gagnés sur le plan législatif n'ont toutefois pas toujours donné lieu à des faits concrets. Encore aujourd'hui, ce qui a été voté le 22 décembre 1972 pour l'égalité salariale entre les hommes et les femmes reste sans écho avec un écart de rémunération, inférieur de 22 % pour celles-ci (2019) malgré d'autres lois (2006, 2014) pour rectifier ces différences.

Elle est seule, Louise, à porter les valeurs du féminisme quand elle arrive dans cette usine. Puis, comme dans la théorie des dominos, elle réussit à convaincre Rose, ensuite Julie puis Jeanne qui était très récalcitrante au début. Non pas forcément par rapport aux propos qu'elle tient, même si ceux-ci trouvent une oreille au début plutôt convaincue en la personne de Rose, mitigée pour Julie et revêche pour Jeanne. Mais pour toutes, cela est ou devient une caisse de résonance à ce qu'elles vivent dans leurs vies professionnelle et personnelle, avec un époux parti en guerre. Elles incarnent aussi ce que vivent beaucoup d'autres femmes en France à ce moment-là.

© Fabienne Rappeneau.
© Fabienne Rappeneau.
Oubliées socialement, considérées comme mineures et secondes à leurs maris, mais reines toutefois du foyer et des ménages, elles endossent le premier rôle, durant cette Première Guerre mondiale. En remplacement des hommes, elles travaillent pour faire tenir debout le pays. C'est cette situation qui fait prendre conscience à Jeanne, Julie et Rose du rôle social et injuste dont elles sont victimes. Cette focale est intéressante, car elle donne à voir de chacune un éveil à la politique plus ou moins marqué. C'est ce qui fait la force de la pièce où la nuance est aux commandes avec, dès le départ, une vision légère, grave ou rieuse de la vie portée par des personnages truculents qui baignent dans leur quotidienneté et dans une période extraordinaire, celle d'une guerre.

La mise en scène de Johanna Boyé montre l'absence et la mort, parfois, du mari parti en guerre dans des apartés scéniques où, toujours dans l'usine, l'intime et la solitude s'y voient tout en y mêlant des temps forts de contestation, de discussion, de divergences ou de recueillement. Il y a des moments où les personnages, telles Louise et Rose, se retrouvent seuls, avec un noir sur scène, face à elle-même et à ce qu'elles vivent durant ce conflit. Ainsi des confidences sont faites de temps en temps aux autres protagonistes même si nous restons dans une relation à l'autre faite de pudeur avec ses secrets et ses non-dits. Ainsi, l'usine semble se fondre dans leurs vies personnelles comme si elles faisaient corps avec elle, car happées par le monde du travail.

© Fabienne Rappeneau.
© Fabienne Rappeneau.
Du titre, la couleur jaune représente un "poison" présent dans leur travail qui imprègne leurs mains en les rendant malades. Les conditions sont harassantes et nocives. C'était aussi une époque, et Louise en fait allusion, où le gouvernement souhaitait fouler les droits du travail pour cause de guerre.

Nos comédiennes déploient sur scène avec gourmandise et enthousiasme un jeu qui incarne avec délice chacune de leur personnalité. Cela donne au spectacle une dynamique dramaturgique de belle composition avec quelques moments flirtant avec la spontanéité. On y surprend aussi Julie avec une élocution heureuse et un vocabulaire plutôt châtié qui rentre quelque peu en contradiction avec le fait qu'elle ne sache pas lire.

Le jeu avec son naturel et sa truculence sont au rendez-vous aussi bien dans les propos que les attitudes et les émotions. Nous sommes dans une dynamique où le corps et la voix se donnent équitablement la repartie. La contestation et les revendications politiques sont servies par le verbe quand le travail et le labeur sont incarnés corporellement. Au travers de gestuelles synchronisées et différentes faites en cadence pour symboliser le travail à la chaîne, c'est un ensemble de gestiques que l'on découvre derrière les établis avec des bras qui montent au-dessus des têtes ou qui miment à poser des éléments sur l'établi d'à côté.

Nous sommes dans des ruptures de jeu avec le corps qui, parfois, bouscule la parole. Et l'inverse aussi. Au démarrage de la pièce, Louise, Julie, Rose et Jeanne sont des individualités qui deviennent ensuite un groupe puis une équipe. Cela s'opère par étapes. Au début, quand Louise arrive, les autres protagonistes prennent la parole, à tour de rôle, presque à se finir les phrases ou à les commencer comme issues d'une même homogénéité. Puis ce sont les caractères de chacune qui apparaissent alimentés par les revendications de Louise qui laisse voir leur point de vue sur ce qu'elles vivent et sur ce qui les entoure. La solidarité est installée dès le départ, mais une bascule est opérée quand elles finissent par partager les mêmes convictions.

C'est une pièce intéressante avec une belle scénographie où le regard de chacune, centré sur elle-même initialement, devient excentré pour embrasser les multiples formes de ce qu'elles peuvent vivre, en ce début du siècle dernier, en tant que femmes actives, motrices, ouvertes et responsables aussi du monde qui les entoure.

"Les filles ont les mains jaunes"

© Fabienne Rappeneau.
© Fabienne Rappeneau.
Texte : Michel Bellier, publié chez Lansman Éditeur.
Mise en scène : Johanna Boyé.
Assistante à la mise en scène : Lucia Passantini.
Avec : Brigitte Faure en alternance avec Brigitte Damiens, Anna Mihalcea, Pamela Ravassard, Élisabeth Ventura.
Costumes : Marion Rebmann.
Univers sonore : Mehdi Bourayou.
Lumières : Cyril Manetta.
Chorégraphies : Johan Nus.
Scénographie : Olivier Prost.
Durée : 1 h 30.

Du 22 septembre au 31 décembre 2022.
Du mercredi au samedi à 19 h, dimanche à 17 h 30.
Relâches exceptionnelles les 24 et 25 décembre 2022.
Théâtre Rive-gauche, Paris 14e, 01 43 35 32 31.
>> theatre-rive-gauche.com

Safidin Alouache
Mercredi 14 Décembre 2022

Nouveau commentaire :

Théâtre | Danse | Concerts & Lyrique | À l'affiche | À l'affiche bis | Cirque & Rue | Humour | Festivals | Pitchouns | Paroles & Musique | Avignon 2017 | Avignon 2018 | Avignon 2019 | CédéDévédé | Trib'Une | RV du Jour | Pièce du boucher | Coulisses & Cie | Coin de l’œil | Archives | Avignon 2021 | Avignon 2022 | Avignon 2023 | Avignon 2024 | À l'affiche ter | Avignon 2025







À Découvrir

"Lilou et Lino Le Voyage vers les étoiles" Petit à petit, les chats deviennent l'âme de la maison*

Qu'il est bon de se retrouver dans une salle de spectacle !
Qu'il est agréable de quitter la jungle urbaine pour un moment de calme…
Qu'il est hallucinant de risquer encore plus sa vie à vélo sur une piste cyclable !
Je ne pensais pas dire cela en pénétrant une salle bondée d'enfants, mais au bruit du dehors, très souvent infernal, j'ai vraiment apprécié l'instant et le brouhaha des petits, âgés, de 3 à 8 ans.

© Delphine Royer.
Sur scène du Théâtre Essaïon, un décor représente une chambre d'enfant, celle d'une petite fille exactement. Cette petite fille est interprétée par la vive et solaire Vanessa Luna Nahoum, tiens ! "Luna" dans son prénom, ça tombe si bien. Car c'est sur la lune que nous allons voyager avec elle. Et les enfants, sages comme des images, puisque, non seulement, Vanessa a le don d'adoucir les plus dissipés qui, très vite, sont totalement captés par la douceur des mots employés, mais aussi parce que Vanessa apporte sa voix suave et apaisée à l'enfant qu'elle incarne parfaitement. Un modèle pour les parents présents dans la salle et un régal pour tous ses "mini" yeux rivés sur la scène. Face à la comédienne.

Vanessa Luna Nahoum est Lilou et son chat – Lino – n'est plus là. Ses parents lui racontent qu'il s'est envolé dans les étoiles pour y pêcher. Quelle étrange idée ! Mais la vie sans son chat, si belle âme, à la fois réconfortante, câline et surprenante, elle ne s'y résout pas comme ça. Elle l'adore "trop" son animal de compagnie et qui, pour ne pas comprendre cela ? Personne ce matin en tout cas. Au contraire, les réactions fusent, le verbe est bien choisi. Les enfants sont entraînés dans cette folie douce que propose Lilou : construire une fusée et aller rendre visite à son gros minet.

Isabelle Lauriou
15/05/2025
Spectacle à la Une

"Un Chapeau de paille d'Italie" Une version singulière et explosive interrogeant nos libertés individuelles face aux normalisations sociétales et idéologiques

Si l'art de générer des productions enthousiastes et inventives est incontestablement dans l'ADN de la compagnie L'Éternel Été, l'engagement citoyen fait aussi partie de la démarche créative de ses membres. La présente proposition ne déroge pas à la règle. Ainsi, Emmanuel Besnault et Benoît Gruel nous offrent une version décoiffante, vive, presque juvénile, mais diablement ancrée dans les problématiques actuelles, du "Chapeau de paille d'Italie"… pièce d'Eugène Labiche, véritable référence du vaudeville.

© Philippe Hanula.
L'argument, simple, n'en reste pas moins source de quiproquos, de riantes ficelles propres à la comédie et d'une bonne dose de situations grotesques, burlesques, voire absurdes. À l'aube d'un mariage des plus prometteurs avec la très florale Hélène – née sans doute dans les roses… ornant les pépinières parentales –, le fringant Fadinard se lance dans une quête effrénée pour récupérer un chapeau de paille d'Italie… Pour remplacer celui croqué – en guise de petit-déj ! – par un membre de la gent équestre, moteur exclusif de son hippomobile, ci-devant fiacre. À noter que le chapeau alimentaire appartenait à une belle – porteuse d'une alliance – en rendez-vous coupable avec un soldat, sans doute Apollon à ses heures perdues.

N'ayant pas vocation à pérenniser toute forme d'adaptation académique, nos deux metteurs en scène vont imaginer que cette histoire absurde est un songe, le songe d'une nuit… niché au creux du voyage ensommeillé de l'aimable Fadinard. Accrochez-vous à votre oreiller ! La pièce la plus célèbre de Labiche se transforme en une nouvelle comédie explosive, électro-onirique ! Comme un rêve habité de nounours dans un sommeil moelleux peuplé d'êtres extravagants en doudounes orange.

Gil Chauveau
11/03/2024
Spectacle à la Une

"La vie secrète des vieux" Aimer même trop, même mal… Aimer jusqu'à la déchirure

"Telle est ma quête", ainsi parlait l'Homme de la Mancha de Jacques Brel au Théâtre des Champs-Élysées en 1968… Une quête qu'ont fait leur cette troupe de vieux messieurs et vieilles dames "indignes" (cf. "La vieille dame indigne" de René Allio, 1965, véritable ode à la liberté) avides de vivre "jusqu'au bout" (ouaf… la crudité revendiquée de leur langue émancipée y autorise) ce qui constitue, n'en déplaise aux catholiques conservateurs, le sel de l'existence. Autour de leur metteur en scène, Mohamed El Khatib, ils vont bousculer les règles de la bienséance apprise pour dire sereinement l'amour chevillé au corps des vieux.

© Christophe Raynaud de Lage.
Votre ticket n'est plus valable. Prenez vos pilules, jouez au Monopoly, au Scrabble, regardez la télé… des jeux de votre âge quoi ! Et surtout, ayez la dignité d'attendre la mort en silence, on ne veut pas entendre vos jérémiades et – encore moins ! – vos chuchotements de plaisir et vos cris d'amour… Mohamed El Khatib, fin observateur des us et coutumes de nos sociétés occidentales, a documenté son projet théâtral par une série d'entretiens pris sur le vif en Ehpad au moment de la Covid, des mouroirs avec eau et électricité à tous les étages. Autour de lui et d'une aide-soignante, artiste professionnelle pétillante de malice, vont exister pleinement huit vieux et vieilles revendiquant avec une belle tranquillité leur droit au sexe et à l'amour (ce sont, aussi, des sentimentaux, pas que des addicts de la baise).

Un fauteuil roulant poussé par un vieux très guilleret fait son entrée… On nous avertit alors qu'en fonction du grand âge des participant(e)s au plateau, et malgré les deux défibrillateurs à disposition, certain(e)s sont susceptibles de mourir sur scène, ce qui – on l'admettra aisément – est un meilleur destin que mourir en Ehpad… Humour noir et vieilles dentelles, le ton est donné. De son fauteuil, la doyenne de la troupe, 91 ans, Belge et ancienne présentatrice du journal TV, va ar-ti-cu-ler son texte, elle qui a renoncé à son abonnement à la Comédie-Française car "ils" ne savent plus scander, un vrai scandale ! Confiant plus sérieusement que, ce qui lui manque aujourd'hui – elle qui a eu la chance d'avoir beaucoup d'hommes –, c'est d'embrasser quelqu'un sur la bouche et de manquer à quelqu'un.

Yves Kafka
30/08/2024