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Théâtre

"J'habite ici" Une farce (et attrape) qui laisse dubitatif, "le doute m'habite"

"Dubitatif, en un seul mot…", comme tenait à le préciser Pierre Desproges, humoriste à l'esprit acéré. Après avoir subi le flot de saynètes à la mords-moi le nœud, le doute suscité par ces morceaux choisis effectivement "m'habite"… En fait, non… Aucun doute à avoir : "J'habite ici" de Jean-Michel Ribes est à classer au rang des mièvres et sans intérêt productions boulevardières, voulant péter encore plus haut que les flatulences de l'un des personnages-clefs peuplant cet immeuble de lieux communs caricaturés à l'envi. Affligeant.



© Giovanni Cittadini Cesi.
© Giovanni Cittadini Cesi.
Et pourtant cette soirée théâtrale avait fort bien commencé… En lever de rideau, deux comédiens du Collectif OS'O, compagnonne et compagnon du TnBA, interprètent un écrit incisif disant le drame vécu par les naufragés de "Mare nostrum", notre mer, la mer Méditerranée, tombeau liquide de celles et ceux qui pour fuir l'horreur et la mort ont tenté dans des embarcations de fortune de rejoindre les côtes européennes. Texte percutant, bannissant tout usage de langue de bois, qui prend soin d'énoncer un à un les noms des peuples martyrs pour se conclure par l'obligation politique d'"accueillir d'où qu'ils viennent, quelles que soient leurs couleurs de peau ou leurs religions, toutes celles et ceux qui subissent guerres, répressions, tortures, discriminations, misères, famines, viols, mariages forcés".

Certains s'étonneront peut-être d'un long paragraphe consacré ici à une intervention initiale n'ayant rien à voir avec le spectacle… Certes. Mais à l'aune de l'intérêt de cette soirée, il aurait été plus équitable de consacrer un espace plus important encore à la mobilisation pour les réfugiés de tous les pays qui, du 2 avril au 3 mai à Bordeaux et en Gironde, se traduit par nombre de performances regroupées sous l'étendard de "Bienvenue"… activisme humaniste qui s'est invité avec bonheur ce soir sur le plateau du CDN, en plein accord avec sa direction.

© Giovanni Cittadini Cesi.
© Giovanni Cittadini Cesi.
Aux antipodes de cet engagement sans fard, le spectacle faussement engagé prétendant - l'auteur-metteur en scène se présente lui-même comme "fantaisiste subversif" - "faire rire quand même !" des obscénités de notre époque en les projetant sur scène dans un chassé-croisé de saynètes pimentées (ersatz de la série "Scènes de ménages", vu à la télé…). En effet, n'est pas Feydeau ou Molière qui veut… Si le fondateur de L'illustre Théâtre avait le don de réfléchir les travers de son temps en mettant en jeu une typologie de personnages porteurs de travers singuliers, il le faisait avec un art consommé de l'écriture dramaturgique et de l'humour infusé. Tout comme d'ailleurs Jérôme Deschamps quand il crée son "Bourgeois gentilhomme", la comédie-ballet de Molière et de Jean-Baptiste Lully, comédie-mascarade du Grand Siècle faisant grand effet dans ses habits neufs retissés par le truculent ex-Deschiens, dont la verve haute en couleur réjouit par ses saillies.

Ici, rien de cela… Tout n'est que resucée de clichés lourdingues se complaisant à extraire du fonds de commerce des idées reçues, du racisme ordinaire, des orientations sexuelles, une réserve toute trouvée à ce qui peut prêter à s'esclaffer où, du bourgeois installé dans ses certitudes, en passant par le bobo satisfait, jusqu'au beauf à l'esprit épais, tout ce petit monde enfin réuni sous le patronage du rire à bon compte pourra délicieusement se gausser des travers communs… sans aucunement les remettre en cause, se remettre en cause. Le second degré - revendiqué implicitement par les appartenances de leur auteur valant à ses yeux caution - n'est qu'une farce… et attrape. Rien de ce qui est présenté sur le plateau n'est de nature à créer les conditions d'un humour "issue de secours". L'Empereur est, magnifiquement, mis à nu… par lui-même.

© Giovanni Cittadini Cesi.
© Giovanni Cittadini Cesi.
Aucun risque n'est pris. On est loin de l'engagement corrosif des Chiens de Navarre ou encore d'un Rodrigo García, artiste libre s'il en est, qui, inspiré par Nietzche, donna à son CDN le nom d'"Humain trop humain". Ici l'humain prend triste figure, non pas celle du "Chevalier à la Triste Figure", "L'Homme de La Mancha" de Cervantès, mais celle qui nourrit les news people de "Voici !", images du monde selon Jean-Michel Ribes.

Qu'on en juge sur pièces… Un brave flic, raciste, black et gay, tombera raide amoureux d'un jeune homme de bonne famille rencontré - forcément - au cœur d'une manif. Dans une scène d'anthologie érotique, chacun juché sur une trottinette et ailes de libellule accrochées au dos, unira sa langue gourmande à celle de son amant, exercice plein d'émotions ayant pour bel effet de faire dresser tout droit le corps caverneux des deux demoiselles libellules. Auparavant, on aura assisté au numéro tout aussi hilarant du beauf à la casquette rouge anti-vert déclarant sa haine pour les arbres urbains. Il n'a tout de même pas quitté la campagne, eh ben non, pour être emmerdé maintenant par les chiures d'oiseaux ! Quant aux vaches, s'il venait aux écolos de les réintroduire en ville, il les tuerait sur le champ et les ferait manger à des végans (très drôle…), du persil dans les narines pour qu'ils respirent encore plus bio (encore plus drôle !).

© Giovanni Cittadini Cesi.
© Giovanni Cittadini Cesi.
Un père de famille fort respectable et plein de flatulences aux détonations flagrantes dès que le nom de "gauche" est prononcé, sera viscéralement chamboulé par le changement de nom d'une rue à la gloire du Général Bugeaud, héros de l'Algérie française, rebaptisée du nom de Jean Cocteau (pets sonores en ponctuation, humour à la hauteur de l'organe qui le produit). Son épouse, une belle blonde aux horizons d'attente allant jusqu'au sommet de sa chevelure, pouffera de joie à l'idée que son cher fils contestataire ait rompu avec un dénommé Jean-Robert pour filer le parfait amour… avec le représentant de l'ordre (cf. plus haut).

Mais le comble du comble de l'humour reste à venir… Un obscur employé de Ministère, triste comme un scribouillard de Maupassant, prendra soudain la lumière en excellant dans l'art du cunnilingus appliqué d'abord à Madame La Responsable de l'Europe de l'Est, avant que ses talents ébruités l'amènent à "branler", non pas du chef mais Le Directeur en personne. Un succès vite apprécié par tout le Ministère qui lui vaudra la promesse de la médaille du Meilleur Ouvrier de France… Pour s'esclaffer encore et encore… Le même employé, dévoué corps et âme à son ministère, partant à son bureau attaché-case fièrement à la main, ouvrira les pans de son imperméable pour dévoiler à la concierge éblouie sa tenue de travail : nu comme un ver sous sa panoplie en latex noir, l'équipement SM Bondage à faire rêver. No comment.

© Giovanni Cittadini Cesi.
© Giovanni Cittadini Cesi.
Passons sur le plombier et le bourgeois au racisme très primate, ou encore les deux couples d'intellectuels snobs à la bouche emplie de Proust, les bouddhistes sanctuarisant leur anus comme "bouche arrière" et élevant leurs intestins à la hauteur de leur cerveau… Autant de caricatures au trait gras comme le sont les rires faussement dénonciateurs qu'elles prétendent susciter. Seul échapperait peut-être à cette galerie Musée Grévin du mauvais goût érigé en art le personnage de la tragédienne-autrice contrariée - n'ayant pu écrire du théâtre, elle écrit sur le théâtre (mais là encore le poncif se renifle à plein nez) - se pâmant en entendant les alexandrins raciniens la faisant littéralement s'envoler au septième ciel (délire poétique à la Chagall)… avant de s'aplatir sur le plateau, comme un oiseau blessé, dégommée en plein vol par l'hurluberlu anti-nature flanqué de l'auteur outragé par la critique "alexandrine".

Est-ce à dire que la marque de fabrique du magazine créé naguère par Cavanna et le Professeur Choron - l'iconoclaste "Hara-kiri" - qui se targuait d'être "bête et méchant", puisse s'appliquer ici ? Non, ce serait là "totalement" injuste… La cruauté manque.

Vu le mercredi 13 avril au TnBA - Théâtre national de Bordeaux en Aquitaine. Les représentations se sont déroulées du 13 au 16 avril 2022.

"J'habite ici"

© Giovanni Cittadini Cesi.
© Giovanni Cittadini Cesi.
Texte : Jean-Michel Ribes (publié aux Éditions Actes Sud-Papier).
Mise en scène : Jean-Michel Ribes.
Assistant à la mise en scène : Olivier Brillet.
Avec : Didier Benureau, Manon Chircen, Romain Cottard, Charly Fournier, Annie Grégorio, Jean Joudé, Alice de Lencquesaing, Philippe Magnan, Marie-Christine Orry, Stéphane Soo Mongo.
Scénographie : Emmanuelle Favre.
Costumes : Juliette Chanaud.
Lumière : Hervé Coudert.
Son : Guillaume Duguet.
Maquillage et coiffure : Catherine Saint-Sever.
Construction accessoires : Antoine Plischke.
Durée : 1 h 40.

Tournée
21 avril 2022 : Monaco (98).

Yves Kafka
Mercredi 20 Avril 2022

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