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Théâtre

"Qui a tué mon père ?" Une "mise en pièces" d'un père en cours de réhabilitation

On savait Stanislas Nordey acteur démesuré dont la dernière apparition dans la Cour d'Honneur du Palais des Papes, sous les traits de Stan - un fils rebelle - tenant tête au patriarche de la création "Architecture", avait fait grand bruit. On le retrouve sur le plateau du TnBA, en fils tout aussi en colère mais pas pour les mêmes raisons. Impressionnant de conviction, habité par une force implacable, il interprète et met en scène le troisième roman éponyme d'Édouard Louis, écrivain faisant délibérément matière de ses blessures à vif.



© Jean-Louis Fernandez.
© Jean-Louis Fernandez.
Après avoir éreinté son géniteur alcoolique et violent, homophobe et raciste, qui avait humilié sa jeunesse invertie, le jeune homme - c'en est encore un - revient au roman de ses origines pour mieux mettre en perspective la violence du père. En poussant la porte du prolétaire prostré, vieillard de cinquante ans broyé par le travail et à la santé délétère, il entame sur un plateau peuplé des reliques du corps paternel, un virulent monologue remettant les pendules à l'heure de l'Histoire.

Cette violence vécue par lui, l'enfant aux orientations "déviantes", ces opprobres incessants proférés par un père dégradé, méprisé, outragé lui-même par toutes les insultes ravalées, de qui est-elle le nom ? Une violence peut en cacher une autre… celle des forces oppressives d'un système socio-politique ne faisant aucun cas de l'humanité des classes inférieures. Des mannequins de cire - figurant le père figé à jamais dans sa mort sociale - vont venir de tableau en tableau s'ajouter, témoignant combien cet homme a été vidé de sa substance.

Pierre Bourdieu et son paradigme de l'habitus social conduisant un individu à se conformer aux codes de sa classe pour survivre, traversent la pensée du fils. Requestionnant à l'aune de cet éclairage la colère provoquée par les comportements du père à son encontre, l'acteur se fait l'ardent porte-parole d'une accusation en règle du système les ayant générés.

© Jean-Louis Fernandez.
© Jean-Louis Fernandez.
S'il a pu naguère être abject envers son fils, ce père brutal devenu l'ombre de lui-même, ces propos lui appartenaient-ils en propre ou n'étaient-ils que l'effet d'un conditionnement sociétal ? L'idée inculquée d'une masculinité à défendre coûte que coûte, exacerbée au point de traquer tout signe de féminité chez son rejeton, ne l'avait-il pas contraint à dissimuler ses propres goûts pour la danse, le travestissement, ou encore l'opéra qu'il regardait coupable à la télévision ? De même ce mépris affiché des études, vilipendées comme une soumission à l'autorité, était-il autre chose que la résignation masquée d'une classe qui sait en être exclue ?

Suivant pas à pas le parcours chaotique du père malmené par les diktats de classe assignant à chacun une partition écrite à l'encre sympathique par les dominants, le ton de l'acteur s'enfle pour devenir accusatoire tant l'histoire de ce corps "momifié" accuse l'histoire politique.

Les noms des gouvernants et de leurs lois et décrets, responsables de la mort sociale des travailleurs, vont être déclamés, proférés comme des cris de colère froide lancés à pleins poumons vers le ciel qui aura à les juger… Déremboursement des médicaments des Jacques Chirac et Xavier Bertrand, passage du RMI au RSA des Nicolas Sarkozy et Martin Hirsch (obligeant ce père au dos broyé à prendre un travail de balayeur), loi travail dite loi El Khomri libéralisant les licenciements à tout-va des François Hollande et Manuel Valls, sans omettre les déclarations stigmatisantes d'un Emmanuel Macron à l'encontre des sans travail.

© Jean-Louis Fernandez.
© Jean-Louis Fernandez.
Ainsi, l'histoire de ce père porte-t-elle dorénavant le nom de ces dominants dont les décisions n'ont fait que détruire à chaque fois un peu plus le corps abimé. La colère du fils s'est - légitimement - déplacée. Il ne s'agit plus de voir en cet homme, accablé par l'exploitation qu'il eut à subir, un père ayant exercé la violence, mais un père à qui la société a fait violence. Au fils maintenant de lui rendre justice. De plus ne lit-il pas ses livres qu'il offre avec plaisir ?

Scellant l'union du père et du fils, une révolution appelée de leurs vœux communs conclut cet éclatant manifeste politique. Incarné par un acteur charismatique détachant chaque syllabe comme un projectile acéré, le passage au plateau du roman éponyme ne fait qu'en amplifier la portée… Mais la force imparable du message martelé, en entraînant de facto "l'adhésion", libère-t-elle l'espace du "jeu" nécessaire à la construction d'une rébellion qui soit nôtre ?

"Qui a tué mon père ?"

© Jean-Louis Fernandez.
© Jean-Louis Fernandez.
Texte : Édouard Louis (publié aux Éditions du Seuil).
Mise en scène : Stanislas Nordey, assisté de Stéphanie Cosserat.
Collaboratrice artistique : Claire Ingrid Cottanceau.
Avec : Stanislas Nordey.
Lumière : Stéphanie Daniel.
Scénographie : Emmanuel Clolus.
Composition musicale : Olivier Mellano.
Création sonore : Grégoire Leymarie.
Clarinettes : Jon Handelsman.
Sculptures : Anne Leray, Marie-Cécile Kolly.
Durée : 1 h 50.

Créé le 12 mars 2019 à La Colline - Théâtre national, Paris.
A été représenté du 15 au 18 octobre 2019 au TnBA, Bordeaux (33).
>> tnba.org

© Jean-Louis Fernandez.
© Jean-Louis Fernandez.
Tournée
23 janvier 2020 : CDN Orléans - Centre-Val de Loire, Orléans (45).
25 au 28 février 2020 : Théâtre Vidy-Lausanne, Lausanne (Suisse).
13 mai 2020 : Théâtre de Villefranche, Villefranche-sur-Saône (69).

Yves Kafka
Vendredi 25 Octobre 2019

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© Pics.
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