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Théâtre

"Invasion" De drôles d'aliens désaliénant, une utopie poilante…

Des extraterrestres sous forme de boules de poils protéiformes - d'où leur nom de Protéens -, "ça n'existe pas, ça n'existe pas... et, pourquoi pas" ! Le collectif Crypsum s'empare avec gourmandise d'une fiction de l'écrivain Luke Rhinehart pour nous présenter sur un plateau (de théâtre) un nouvel art de vivre. Un monde régénéré de fond en comble par l'utopie contagieuse de petits êtres poilus venus d'ailleurs. Imaginez…



© Pierre Planchenault.
© Pierre Planchenault.
Un monde tout entier régi par le crédo "Parcequecérigolo", un monde où l'étranger ne serait plus sources de peurs et de rejets convulsifs mais d'ouvertures charmantes sur d'autres possibles. Une image subversive du Paradis sur Terre, grâce à la geste divinement drôle de messies délurés tombés du ciel… Tel est en effet l'objectif visé par cette invasion altérant bénéfiquement les mécanismes reproductifs d'un ancien monde momifié dans ses valeurs marchandes et ses injonctions racisées d'un autre temps. Un bain de jouvence aux vertus euphorisantes…

Loin de l'atmosphère pesante de la dystopie orwellienne de "1984" ou, en fidèle contrepoint, "Invasion" nous projette dans une famille atypique de joyeux résistants à l'ordre établi. Lui, le père, est un ancien de la guerre du Vietnam qui lui a été vendue comme une opération humanitaire contre ceux qui devaient envahir l'Amérique… Vite affranchi de ce mensonge d'État, il est emprisonné pour insubordination, devient hippie, fume de l'herbe, couche à tire-larigot, avant de devenir marin-pêcheur "pour arrêter de penser au désastre de la présence des êtres humains sur terre"… Elle, d'origine cubaine, est devenue avocate contre les lois anti-migrants et experte comptable pour démonter les mécanismes oppressifs du capitalisme. Elle comme lui - on s'en douterait un peu - n'aiment pas trop le monde tel qu'il va…

© Pierre Planchenault.
© Pierre Planchenault.
Leur bonheur à ces deux-là, c'est leur rejeton, un jeune homme hors normes, pétillant de vie et libre comme un électron… libre. Alors, leur rencontre avec Louis, poisson-chien, machin- truc poilu, tout droit sorti de la mer pour venir jusque chez eux mater la télévision avachi sur le canapé du salon, est une véritable aubaine : enfin un être poilant échappant à l'injonction mortifère des idées préconçues ! Un cadeau des cieux vite adopté par le trio. Mais cet être à nul autre pareil va s'avérer farceur jusqu'au bout… Il s'ingénie à taper sur le clavier de l'ordinateur familial des programmes déprogrammant les systèmes sophistiqués des banques et des institutions ayant pignon sur rue.

Dommage pour ceux qui rêveraient déjà de faire leurs choux gras "du grand remplacement"… S'il s'agit bel et bien d'une attaque systémique des systèmes de gouvernance les plus sophistiqués, c'est dans le but, non de prendre le pouvoir selon les anciens schémas ancrés en chacun, mais tout simplement de rigoler ensemble ! Rire à gorges déployées des prétentions sans fondement en invitant à valoriser la vie sous toutes ses formes, les plus libertaires si possible.

© Pierre Planchenault.
© Pierre Planchenault.
Alternant les scènes où se réunissent, autour d'une monumentale table de conférence, les doctes représentants des pouvoirs en place et celles de la famille d'accueil du loufoque extraterrestre chez laquelle une glacière à bières fait office d'autel, l'action surfe sur le ridicule de l'esprit de sérieux opposé à la vitalité inextinguible de la fantaisie érigée en art de vivre. Alors que d'aucuns appellent déjà à la mobilisation générale pour contrer - s'il le faut en armant chaque citoyen, enfant y compris - les dérèglements attribués à ces activistes sans foi ni loi, le peuple lui est gagné par sa foi en une existence "dé-chaînée", un désir enfoui secrètement, réveillé miraculeusement par ces doux êtres tombés du ciel.

De surprises en revirements, le Président (joué par le même inénarrable acteur créant ainsi un continuum de sens avec le jeune homme illuminé), touché par la grâce du nouveau messie, se fera le porte-parole d'une philosophie aux antipodes des attendus d'ici-bas. "Si la ligne droite est le parcours le plus direct, c'est le pire chemin pour vivre sa vie. Rien n'est éternel, seul le changement est intéressant. La misère humaine tient dans le désir de conservation. Vous rêvez d'une vie parfaite et vous passez à côté de la perfection de la vie"…

© Pierre Planchenault.
© Pierre Planchenault.
Pas étonnant alors qu'une manifestation rangée sous la bannière "Parcequecérigolo" - slogans résultant d'un travail d'écriture auprès de lycéens - envahisse très pacifiquement le plateau pour dessiller les yeux passablement englués. "Quand le ciel bas et lourd pèse comme un couvercle", qu'y aurait-il de plus essentiel que de regarder dans la direction des étoiles indiquée par ces extraterrestres hédonistes ? Parce que c'est rigolo, et pour aucune autre raison que celle de libérer la vie…

Fable philosophique - plaisamment subversive - menée tambour battant par un "dynamite" collectif convoquant intelligemment rires et dérisions pour mieux faire entendre l'incongruité d'une époque manquant sérieusement d'humanité, cette "Invasion" d'extraterrestres poilus, doués d'une intelligence situationniste à toutes épreuves, ne peut que nous ravir… à nos obsessions meurtrières. Un peu de douceur extatique dans un monde de brutes épaisses, porteur lui d'aucun avenir enviable.

Vu le mercredi 23 mars au TnBA - Théâtre national de Bordeaux en Aquitaine, en partenariat avec le Glob Théâtre - Scène conventionnée de Bordeaux, dans le cadre de leur saison Ici&là. Cette création a été représenté du 17 au 26 mars 2022 au TnBA.

"Invasion"

© Pierre Planchenault.
© Pierre Planchenault.
Création mars 2022.
D'après le roman "Invasion" de Luke Rhinehart.
Traduction : Francis Guévremont (aux éditions aux Forges de Vulcain).
Plus des extraits du recueil "Manifeste(s)" écrit avec les lycéens des établissements participants.
Conception, adaptation : Alexandre Cardin, Olivier WaibelI.
Mise en scène : Alexandre Cardin, Olivier WaibelI.
Avec : Alexandre Cardin, Sarah Leck, Ferdinand Niquet-Rioux, Hadrien Rouchard, Julie Teuf et la participation de douze comédiens amateurs.
Régie générale lumières : Benoît Lepage, Aude Leclech.
Scénographie : Damien Caille-Perret.
Vidéo : Thomas Rathier.
Musique : Sébastien Bassin.
Collaboration à la médiation : Les Araignées Philosophes.
Un spectacle du collectif Crypsum.
Durée : 1 h 30.

Yves Kafka
Mercredi 30 Mars 2022

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"Le Chef-d'œuvre Inconnu" Histoire fascinante transcendée par le théâtre et le génie d'une comédienne

À Paris, près du quai des Grands-Augustins, au début du XVIIe siècle, trois peintres devisent sur leur art. L'un est un jeune inconnu promis à la gloire : Nicolas Poussin. Le deuxième, Franz Porbus, portraitiste du roi Henri IV, est dans la plénitude de son talent et au faîte de sa renommée. Le troisième, le vieux Maître Frenhofer, personnage imaginé par Balzac, a côtoyé les plus grands maîtres et assimilé leurs leçons. Il met la dernière main dans le plus grand secret à un mystérieux "chef-d'œuvre".

© Jean-François Delon.
Il faudra que Gilette, la compagne de Poussin, en qui Frenhofer espère trouver le modèle idéal, soit admise dans l'atelier du peintre, pour que Porbus et Poussin découvrent le tableau dont Frenhofer gardait jalousement le secret et sur lequel il travaille depuis 10 ans. Cette découverte les plongera dans la stupéfaction !

Quelle autre salle de spectacle aurait pu accueillir avec autant de justesse cette adaptation théâtrale de la célèbre nouvelle de Balzac ? Une petite salle grande comme un mouchoir de poche, chaleureuse et hospitalière malgré ses murs tout en pierres, bien connue des férus(es) de théâtre et nichée au cœur du Marais ?

Cela dit, personne ne nous avait dit qu'à l'Essaïon, on pouvait aussi assister à des séances de cinéma ! Car c'est pratiquement à cela que nous avons assisté lors de la générale de presse lundi 27 mars dernier tant le talent de Catherine Aymerie, la comédienne seule en scène, nous a emportés(es) et transportés(es) dans l'univers de Balzac. La force des images transmises par son jeu hors du commun nous a fait vire une heure d'une brillante intensité visuelle.

Pour peu que l'on foule de temps en temps les planches des théâtres en tant que comédiens(nes) amateurs(es), on saura doublement jauger à quel point jouer est un métier hors du commun !
C'est une grande leçon de théâtre que nous propose là la Compagnie de la Rencontre, et surtout Catherine Aymerie. Une très grande leçon !

Brigitte Corrigou
06/03/2024
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"L'Effet Papillon" Se laisser emporter au fil d'un simple vol de papillon pour une fascinante expérience

Vous pensez que vos choix sont libres ? Que vos pensées sont bien gardées dans votre esprit ? Que vous êtes éventuellement imprévisibles ? Et si ce n'était pas le cas ? Et si tout partait de vous… Ouvrez bien grands les yeux et vivez pleinement l'expérience de l'Effet Papillon !

© Pics.
Vous avez certainement entendu parler de "l'effet papillon", expression inventée par le mathématicien-météorologue Edward Lorenz, inventeur de la théorie du chaos, à partir d'un phénomène découvert en 1961. Ce phénomène insinue qu'il suffit de modifier de façon infime un paramètre dans un modèle météo pour que celui-ci s'amplifie progressivement et provoque, à long terme, des changements colossaux.

Par extension, l'expression sous-entend que les moindres petits événements peuvent déterminer des phénomènes qui paraissent imprévisibles et incontrôlables ou qu'une infime modification des conditions initiales peut engendrer rapidement des effets importants. Ainsi, les battements d'ailes d'un papillon au Brésil peuvent engendrer une tornade au Mexique ou au Texas !

C'est à partir de cette théorie que le mentaliste Taha Mansour nous invite à nouveau, en cette rentrée, à effectuer un voyage hors du commun. Son spectacle a reçu un succès notoire au Sham's Théâtre lors du Festival d'Avignon cet été dernier.

Impossible que quiconque sorte "indemne" de cette phénoménale prestation, ni que nos certitudes sur "le monde comme il va", et surtout sur nous-mêmes, ne soient bousculées, chamboulées, contrariées.

"Le mystérieux est le plus beau sentiment que l'on peut ressentir", Albert Einstein. Et si le plus beau spectacle de mentalisme du moment, en cette rentrée parisienne, c'était celui-là ? Car Tahar Mansour y est fascinant à plusieurs niveaux, lui qui voulait devenir ingénieur, pour qui "Centrale" n'a aucun secret, mais qui, pourtant, a toujours eu une âme d'artiste bien ancrée au fond de lui. Le secret de ce spectacle exceptionnel et époustouflant serait-il là, niché au cœur du rationnel et de la poésie ?

Brigitte Corrigou
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© Christel Billault.
Ordonné, pratique, méthodique, il organise l'extermination des marginaux et des Juifs comme un gestionnaire. Point. Il aurait été, comme son sous-fifre Adolf Eichmann, le type même décrit par Hannah Arendt comme étant la "banalité du mal". Mais Himmler échappa à son procès en se donnant la mort. Parfois, rien n'est plus monstrueux que la banalité, l'ordre, la médiocrité.

Malgré la pâleur de leur personnalité, les noms de ces âmes de fonctionnaires sont gravés dans notre mémoire collective comme l'incarnation du Mal et de l'inimaginable, quand d'autres noms - dont les actes furent éblouissants d'humanité - restent dans l'ombre. Parmi eux, Oskar Schindler et sa liste ont été sauvés de l'oubli grâce au film de Steven Spielberg, mais également par la distinction qui lui a été faite d'être reconnu "Juste parmi les nations". D'autres n'ont eu aucune de ces deux chances. Ainsi, le héros de cette pièce, Félix Kersten, oublié.

Joseph Kessel lui consacra pourtant un livre, "Les Mains du miracle", et, aujourd'hui, Antoine Nouel, l'auteur de la pièce, l'incarne dans la pièce qu'il a également mise en scène. C'est un investissement total que ce comédien a mis dans ce projet pour sortir des nimbes le visage étonnant de ce personnage de l'Histoire qui, par son action, a fait libérer près de 100 000 victimes du régime nazi. Des chiffres qui font tourner la tête, mais il est le résultat d'une volonté patiente qui, durant des années, négocia la vie contre le don.

Bruno Fougniès
15/10/2023