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Théâtre

"La lune, si possible" Quand la fiction fait effraction dans le réel… Collision gagnante !

C'est fou ce que le théâtre peut réserver de (très bonnes) surprises… Une forme des plus modestes, un tableau conférence (où rien ne sera écrit), un acteur lunaire irradiant sa fantaisie ludique de manière imparable (Jérôme Thibault), une autrice rayonnante détournant poétiquement le réel pour mieux le donner à voir (Myriam Boudenia), de simples chaises pliantes disposées en U (celles de la Salle des Fêtes du Grand Parc de Bordeaux)… et le "miracle" se révèle sous nos yeux éblouis… Grandeur et richesse du "théâtre pauvre".



© Pierre Planchenault.
© Pierre Planchenault.
Le metteur en scène polonais Grotowski définissait ainsi sa théorie d'un théâtre pauvre : "Un théâtre qui valorise le corps de l'acteur et sa relation avec le spectateur ; un théâtre qui délaisse les costumes, les décors et la musique". On ne pourrait mieux dire ici tant l'incarnation de Jérôme Thibault, lumineuse de simplicité et troublante d'efficacité dans le rôle d'un agent gouvernemental recruté et préformé à la hâte - vu l'urgence climatique - constitue le noyau, le "corps du ré-acteur" nucléaire de la performance théâtrale. Quant à son combustible, le "carburant enrichi" de Myriam Boudenia, il se savoure comme le Mistral gagnant de notre enfance.

Chargé de convaincre des assemblées de citoyens sur la nécessité de décrocher (sic) la lune pour contrecarrer les effets délétères des relations complexes entre le satellite naturel de la terre et sa maison mère, il va s'y essayer avec une bonne foi de premier… "communiquant". C'est qu'on lui donnerait d'emblée le bon dieu sans confession à ce jeune homme décidé, arborant un sourire débonnaire mettant en valeur des rangées de dents impeccablement blanches, bien habillé dans son costume cravate (attention cependant aux baskets aux pieds… même si, il est vrai, elles sont la tenue prisée des cadres dynamiques du "casual Friday", jour où l'entreprise permet dans sa grande libéralité quelques fantaisies).

© Pierre Planchenault.
© Pierre Planchenault.
Entrée en matière des plus éloquentes, on ne peut plus "naturelle" si l'on considère la sincérité époustouflante dont fait preuve ce chargé de mission, frais émoulu, rendant compte à son public des arcanes de sa formation… Avec une naïveté jouissive, nous prenant comme confidents, il déroule un sourire béat accroché aux lèvres les ressorts du stage de formation l'ayant amené ici, devant nous… Avoir d'abord ressenti l'insigne honneur de représenter la voix du gouvernement… Avoir eu ensuite la faveur d'enregistrer un discours perfusé sous contrôle de superviseurs parfaitement dévoués… Avoir enfin éprouvé qu'on lui avait "lâché la main" lorsque l'on était assuré que la leçon avait bien été apprise… "Génial, non ?", jubile-t-il, lui qui jusque-là nourrissait quelques doutes sur son estime de soi.

Précisant le contrat de complicité passé avec le public - choisi avec soin, une inscription préalable ouverte à tous (!) était requise - il confie, ému : "Vous êtes mon dernier groupe. Plus besoin de vous faire signer un accord strict de confidentialité. Demain tout va changer. Demain vous serez aux premières loges du grand changement. Ils ont tenu à ce que ce soit moi la bonne personne pour vous annoncer ce rendez-vous avec l'Histoire". Et, après avoir récapitulé à haute voix les consignes formatives - "Ne jamais oublier que l'on est des êtres humains. Parler d'être humain à être humain, c'est quelque chose !", autant de paroles soulignant en creux le vide abyssal à venir - il se lance…

© Pierre Planchenault.
© Pierre Planchenault.
"Bonjour !"… suivi de quelques indications à usage pratique (les issues de la salle sont contrôlées par des sentinelles n'ayant pas consigne de… mais…) et d'une information choc… Les chiffres sont irréfutables. Les incitations à réduire drastiquement l'empreinte carbone, l'encouragement volontaire au développement des énergies renouvelables, le véganisme généralisé et autre recyclage systématique des déchets, n'ont abouti sinon à rien, du moins à presque rien. Le logos c'est fini. Il y a urgence à agir. D'où l'accréditation qu'il porte fièrement accrochée à son cou : "Monsieur H. Agent de l'ACI, Agence de Concrétisation de l'Impossible", autrement dit missionné pour aider à penser l'impensable, pour diffuser "la" solution radicale et durable (on est écolo ou on ne l'est pas) seule susceptible de sauver notre planète…

Et qu'elle est-elle, saperlipopette, cette solution miraculeuse pouvant redonner à la vie sur la Planète bleue quelque espoir de se survivre ? Là, l'agent s'enflamme comme une allumette craquée… Après un exposé puisant dans la loi de la relativité générale (à ce point du discours savant, une partie importante du public se prend à tirer la langue…), la thèse relativiste de la gravitation, exposée cependant sans gravité aucune, les conclusions s'imposent : pour contrôler l'insolation de la terre, cette nuit, à minuit, on… non ? Si ! Pour de vrai ! Ainsi, elle implosera et ses déchets seront répartis équitablement dans tous les pays. Ainsi le cycle de la Terre sur elle-même sera réduit de plusieurs heures, et nous serons sauvés !!!

© Pierre Planchenault.
© Pierre Planchenault.
Mais l'enthousiasme quasi orgasmique ressenti à cette annonce, laisse insidieusement place à des doutes venant s'insérer dans le discours sans failles digne de ce communicant formé en express par un cabinet du type McKinsey & Company. L'assurance benoîte de l'Agent H se fissure pour laisser voir… un homme desserrant sa cravate, se débarrassant de ses vêtements ajustés et, au bord de l'apoplexie, en T-shirt déchiré, se remémorer ses rendez-vous avec la lune… et ses rêves d'enfance bercés par l'astre éclairant ses nuits.

"Le Soleil a rendez-vous avec la Lune" chantait naguère Charles Trenet, un chanteur populaire qui nous parlait d'un temps que les moins de vingt ans (et plus âgés encore) n'ont sans nul doute jamais entendu parler… Peut-être que les enfants qui naîtront demain (ou après-demain, restons résolument optimistes…) n'entendront, eux, plus parler de… la Lune ? À moins que des formes puissamment artistiques et tout autant modestes que "La lune, si possible…" viennent faire effraction dans le réel afin, qu'ensemble, nous puissions encore longtemps et poétiquement "décrocher la lune" en ayant la tête dans les étoiles…

Bout d'une des bandelettes de papier proposées par "Les Araignées philosophes" © Pierre Planchenault.
Bout d'une des bandelettes de papier proposées par "Les Araignées philosophes" © Pierre Planchenault.
Et pour prolonger les spirales de la "voix lactée", pour continuer à questionner ludiquement le monde comme il dérive, "Les Araignées philosophes" proposent des bandelettes de papier où se découvrent des expressions jouant à l'envi avec le mot lune… Tour à tour, nous, témoins lunaires, nous emparons de leurs sens aussi mobiles que les quartiers de l'astre de la nuit, laissant libre cours à nos imaginaires débridés afin d'inventer - en toute liberté - les contours terriens d'un monde aimable.

Vu le mercredi 20 avril 2022 dans la Salle des fêtes du Grand Parc de Bordeaux, dans le cadre du Festival Têtes d'Orange du Glob Théâtre, Scène conventionnée d'intérêt national (a été également joué le samedi 16 avril).

"La lune, si possible"

© Pierre Planchenault.
© Pierre Planchenault.
Texte : Myriam Boudenia.
Mise en scène : Myriam Boudenia.
Avec : Jérôme Thibault.
Médiation : Les araignées philosophes, Aurélie Armellini, Miren Lassus Olasagasti.
Par la Compagnie La Volière.
Durée : 1 h + 30 minutes.

Autres dates
Le spectacle se jouera en juillet - août 2022, lors de l'Été Métropolitain de Bordeaux Métropole.

Yves Kafka
Mardi 3 Mai 2022

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© Jean-François Delon.
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Vous pensez que vos choix sont libres ? Que vos pensées sont bien gardées dans votre esprit ? Que vous êtes éventuellement imprévisibles ? Et si ce n'était pas le cas ? Et si tout partait de vous… Ouvrez bien grands les yeux et vivez pleinement l'expérience de l'Effet Papillon !

© Pics.
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Par extension, l'expression sous-entend que les moindres petits événements peuvent déterminer des phénomènes qui paraissent imprévisibles et incontrôlables ou qu'une infime modification des conditions initiales peut engendrer rapidement des effets importants. Ainsi, les battements d'ailes d'un papillon au Brésil peuvent engendrer une tornade au Mexique ou au Texas !

C'est à partir de cette théorie que le mentaliste Taha Mansour nous invite à nouveau, en cette rentrée, à effectuer un voyage hors du commun. Son spectacle a reçu un succès notoire au Sham's Théâtre lors du Festival d'Avignon cet été dernier.

Impossible que quiconque sorte "indemne" de cette phénoménale prestation, ni que nos certitudes sur "le monde comme il va", et surtout sur nous-mêmes, ne soient bousculées, chamboulées, contrariées.

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Le mal s'appelle Heinrich Himmler, chef des SS et de la Gestapo, organisateur des camps de concentration du Troisième Reich, très proche d'Hitler depuis le tout début de l'ascension de ce dernier, près de vingt ans avant la Deuxième Guerre mondiale. Himmler ressemble par son physique et sa pensée à un petit, banal, médiocre fonctionnaire.

© Christel Billault.
Ordonné, pratique, méthodique, il organise l'extermination des marginaux et des Juifs comme un gestionnaire. Point. Il aurait été, comme son sous-fifre Adolf Eichmann, le type même décrit par Hannah Arendt comme étant la "banalité du mal". Mais Himmler échappa à son procès en se donnant la mort. Parfois, rien n'est plus monstrueux que la banalité, l'ordre, la médiocrité.

Malgré la pâleur de leur personnalité, les noms de ces âmes de fonctionnaires sont gravés dans notre mémoire collective comme l'incarnation du Mal et de l'inimaginable, quand d'autres noms - dont les actes furent éblouissants d'humanité - restent dans l'ombre. Parmi eux, Oskar Schindler et sa liste ont été sauvés de l'oubli grâce au film de Steven Spielberg, mais également par la distinction qui lui a été faite d'être reconnu "Juste parmi les nations". D'autres n'ont eu aucune de ces deux chances. Ainsi, le héros de cette pièce, Félix Kersten, oublié.

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Bruno Fougniès
15/10/2023