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Théâtre

Manipulations politiques et charnelles entremêlées dans une orgie glacée

"Mesure pour mesure", en tournée

Arnaud Anckaert est plus accoutumé aux textes contemporains qu'aux classiques. C'est la première fois qu'il puise au répertoire de Shakespeare pour y extraire une pièce qui traite frontalement de la politique, mais plus encore des abus du pouvoir, de l'intolérance et de la folie où peuvent mener les lois liberticides. La tentation est belle de faire réfléchir dans ce miroir le monde dans lequel nous vivons, et d'y regarder l'image d'une société qui devient exsangue et automutilatrice à force d'intolérance.



© DR.
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Il fallait bien un pays imaginaire pour que Shakespeare trace cette peinture critique des mœurs et des volontés de pouvoir. Nous voilà donc dans une Vienne inventée où tous les noms sont italiens, au cœur du pouvoir d'un duc décidé à jouer un tour étonnant à son pays. Toutes les couches de la société sont ainsi mis à la question. Les bas-fonds, les nobles et le clergé participent tous à cet étrange remue-ménage où les questions de moralité et de bestialité sont au cœur des intrigues.

L'histoire commence par la manipulation politique : le Duc prétend partir en voyage. Il confie les rênes de la ville à Angelo en lui ordonnant de faire appliquer des lois anciennes, extrêmement dures. Des lois qui, entre autres, punissent de mort toutes relations sexuelles hors du mariage. Angelo pour sa part est un puritain pur et dur, une sorte d'ascète rigoriste, à la morale taillée dans le marbre. Bref, un être au sang glacé que ces lois complaisent. Il fait détruire les bordels et fait arrêter les coupables d'adultère. C'est ainsi que Claudio, jeune gentilhomme, se retrouve condamné à mort pour avoir mis enceinte Juliette, la femme qu'il aime, avant de l'épouser.

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L'ordre public s'immisce alors totalement dans les vies privées. "La loi rien que la loi" dirige la justice qui condamne Claudio à mourir le lendemain. Et nulle grâce possible de la part d'Angelo car nul contre-pouvoir ne semble exister dans ce pays. Mais l'histoire ne peut pas s'arrêter là. La sœur de Claudio, une novice prête à s'enfermer pour la vie au couvent, vient plaider pour son frère. Et elle argumente si bien sa demande qu'Angelo se trouble et laisse naître le désir en lui. Un désir qu'il ne peut maîtriser. Un désir si dominateur qu'il va lui-même, le garant de la morale, devenir son propre entremetteur, et vouloir à toute force goûter cette chair contre sa propre morale.

L'élément de bascule du texte de Shakespeare semble se situer là : dans ce contrepoids de la nature, des instincts et des émotions face au besoin d'ordre, aux règles de la société. Cette lutte binaire, qui est parallèle à la lutte du bien et du mal, du corps et de l'esprit, du temporel et de l'éternel, est totalement incarnée au plateau par l'éventail des personnages. Le moine, le couvent pour l'ordre religieux, les maquerelles, les maquereaux, les filles adultères, les jouisseurs pour la luxure et les tentations, mais aussi, les garants de l'ordre, juges, prévôt, factionnaires, puis les nobles, et les gens de pouvoirs.

Pour mieux faire éprouver le côté actuel de la pièce, Arnaud Anckaert choisit le contemporain dans les costumes, les décors, le jeu. Son adaptation simplifie également les codes d'entrées et de sorties de scènes et les expressions trop datées. Il actualise totalement certains passages, invente même, mais avec finesse, sans tomber dans la grosse ficelle qui use des expressions à la mode pour faire du pied au spectateur. Cela reste sobre, sans complaisance.

© DR.
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Sa mise en scène se compose dans une sorte d'esprit de design. Le décor d'abord, très linéaire, fait de cubes d'ombres et de lumière, gris et blanc, qui représentent sur deux niveaux les lieux du pouvoir, la prison, les lieux, de luxure, la rue. Une rue qui déborde sur le public d'où les comédiens font leurs apparitions et une partie de leurs sorties.

On reconnaît encore cette envie de styliser la pièce dans les costumes et la création des personnages. Ils sont comme des pièces d'un patchwork juxtaposés, de teintes, d'esprits et statures différentes, comme sont différentes les couches de cette société puritaine. Les scènes sont aussi d'une certaine manière stylisées, comme si seul le langage politique, les tractations, les intérêts avaient droit à la parole. Il ne faut pourtant pas oublier les passages de pure comédie, où le clown frise la harangue, passages hauts en couleur qui font rebondir le déroulement de la pièce.

Un déroulement qui, pourtant, malgré cette recherche poussée dans les lignes, dans la simplicité des expressions, dans cette volonté de faire comprendre, entendre, donne une certaine froideur au spectacle. L'émotion, l'animalité, la transgression et, pour tout dire, le charnel sont très réduits. Peut-être pour rendre encore plus perceptible l'austérité mortifère de ce pouvoir disciplinaire ?

Vu le 6 avril au Théâtre Romain Rolland à Villejuif.

"Mesure pour mesure"

Texte : William Shakespeare.
Libre adaptation : Arnaud Anckaert, avec Marie Filippi
Mise en scène : Arnaud Anckaert.
Assistante à la mise en scène : Marie Filippi.
Avec : Chloé André Alexandre Carrière, Roland Depauw, Pierre-François Doireau, Fabrice Gaillard, Maxime Guyon, Yann Lesvenan, Valérie Marinese, David Scattolin, Gaëlle Voukissa.
Scénographie : Arnaud Anckaert.
Création lumières : Daniel Lévy.
Création musique : Benjamin Collier en collaboration avec Maxence Vandevelde.
Création costumes : Alexandra Charles.
Création décors : Alex Herman.
Régie générale : Frédéric Notteau.
Régie son : Olivier Lautem.
Par la Cie Théâtre du Prisme.
Durée : 2 h 10.

En tournée
10 et 11 avril 2019 : Théâtre Benno Besson, Yverdon-les-Bains, Canton de Vaud (Suisse).
25 et 26 avril 2019 : Le Bateau Feu, Dunkerque (59).
21 mai 2019 : La Barcarolle, Arques (62).
23 et 24 mai 2019 : Château d'Hardelot, Condette (62).

Bruno Fougniès
Mercredi 10 Avril 2019

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© Jean-François Delon.
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© Pics.
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