La Revue du Spectacle, le magazine des arts de la scène et du spectacle vivant. Infos théâtre, chanson, café-théâtre, cirque, arts de la rue, agenda, CD, etc.



Augmenter la taille du texte
Diminuer la taille du texte
Partager
Théâtre

"Alles, was der Fall ist" Dead Centre démontre la création d'un meurtrier et la nature du théâtre avec Wittgenstein en filigrane

Le duo irlandais Dead Centre utilise une phrase de Ludwig Wittgenstein, "Alles, was der Fall ist" (Tout ce qui est le cas), comme point de départ de la réflexion sur le mystère de la nature humaine, avec comme modèle le chauffeur fou qui a tué trois personnes dans le centre-ville de Graz en 2015 et la création du théâtre. Philipp Hauss mène le spectacle, incarnant tantôt Wittgenstein, tantôt Macbeth, tantôt le chauffeur fou, cela auprès de ses collègues de l'Ensemble du Burgtheater de Vienne : Alexandra Henkel, Andrea Wenzl, Tim Werths et Johannes Zirner.



© Marcella Ruiz Cruz.
© Marcella Ruiz Cruz.
Avec le "Tractatus logico-philosophicus", Wittgenstein crut avoir résolu tous les problèmes de la philosophie du monde. Dead Centre, Ben Kidd et Bush Moukarzel, a étudié l'œuvre intensivement pendant un an afin de la comprendre et la mettre en scène. La phrase centrale de l'ouvrage, "Die Welt ist alles, was der Fall ist" (le monde est tout, ce qui est le cas), implique, en effet, une restriction totale de la pensée dans la réalité exprimable : "ce dont on ne peut parler, on doit le taire". Tenant compte du paradoxe interne de la philosophie, la mise en scène tente d'établir un monde dans lequel tout ne se forme que par des mots.

Telle une création qui commence par le néant, le spectacle débute avec une scène vide. Nous sommes confrontés aux murs exposés, aux tuyaux de plomberie, aux escaliers étroits et sinueux qui sont d'habitude cachés à nos yeux. Dans cette crudité industrielle, Philipp Hauss s'introduit tout d'abord comme penseur de Wittgenstein et s'intègre progressivement au philosophe lui-même, annonçant la délimitation du monde par des mots. Un appareil côté cour est directement connecté aux projections vidéo sur un petit écran suspendu à proximité et sur l'écran principal en premier plan de la scène. Sur ce dernier, on observe de nombreuses "mises en scène" de la réalité et de la quête du possible.

© Marcella Ruiz Cruz.
© Marcella Ruiz Cruz.
Les décors signés Nina Wetzel profitent de l'usage de l'écran vert qui permet au monde projeté sur l'écran principal d'incarner de nombreux montages et scènes dans les différents décors grâce à la vidéographie de Sophie Lux et aux caméras en direct opérées par Mariano Margarit et Andrea Gabriel. Dans la séquence de l'excursion en voiture en sept images sous le signe de "Die Welt ist alles, was der Fall ist", Hauss retrace la (possible) trajectoire d'une journée du chauffeur fou qui a tué trois personnes dans le centre-ville de Graz en 2015, réfléchit sur la nature et la signification de la création théâtrale ; et retrace les chemins intérieurs de Macbeth.

Le premier groupe d'images aborde l'accident de Graz. Nous sommes devant le café au centre-ville. Tables et chaises sont retournées et les corps à terre sont joués par Alexandra Henkel, Andrea Wenzl, Tim Werths et Johannes Zirner qui, comme Hauss, incarnent des différents personnages avec la progression du spectacle. La figure de hantise est une SUV verte avec un chauffeur inconnu. Il n'y a pas assez de temps pour saisir cette tragédie, mais aussi le but de la retracer dans sa nature et son agencement inconnus, non pas de la comprendre. Les victimes se lèvent et se trouvent devant un écran vert en train de reconstruire la tragédie.

© Marcella Ruiz Cruz.
© Marcella Ruiz Cruz.
Qu'a fait l'homme qui a été tué ? Et la femme ? Et la serveuse ? Celle-ci devait-elle remplacer quelqu'un aujourd'hui et n'aurait pas dû être tuée ? Quelles sont les histoires de ces victimes ? Ensuite, la même scène se répète, mais cette fois-ci dans un cadre absurde : au lieu de tables et de chaises retournées, il y a une bouteille de bonbons à la menthe, un paquet de cigarettes, une briquette et un paquet de Red Bull. Étonnant : l'intensité émotionnelle de la tragédie reste malgré tout cela. Les acteurs impliqués, à l'entre-deux entre la plaisanterie et l'absurdité, captent la banalité des liens entre des gens qui ne se connaissent pas, tout en nous rappelant l'humanité des personnages.

Le deuxième groupe d'images aborde l'histoire possible de l'auteur du crime qui, de temps à autre, est intégré à la figure de Macbeth, prenant vie dans certaines parties du dialogue. La création du faux double a pour but de montrer que l'on ne sait pas pourquoi Macbeth est comme il est, comme on ne sait pas pourquoi le chauffeur fou a fait ce qu'il a fait. Hauss est, cette fois-ci, plus impliqué dans le monde qu'il étudie et qu'il crée par les mots (et il le sera de plus en plus dans les scènes à venir). Il tente de reconstruire ce qui aurait pu se passer avant que l'accident se produise.

© Marcella Ruiz Cruz.
© Marcella Ruiz Cruz.
Nous sommes à une station-service. Le chauffeur invisible du SUV vert souffre d'une paranoïa qui lui fait croire que l'ouvrier de la station-service le juge puisqu'il n'achète que pour dix euros d'essence et pense qu'il est un pauvre petit qui joue à être un grand garçon avec "l'auto de papa". L'éclairage froid de Marcus Loran montre bien le changement abrupt de l'état mental du futur criminel face à la moquerie imaginée de l'ouvrier. Le retour à l'éclairage naturel montre le décalage entre le réel et l'illusion.

Le troisième groupe d'images retrace le contexte familial du criminel. Enfant, il a quitté la Bosnie avec ses parents à cause de la guerre. En Autriche, il s'était marié à une femme qui, plus tard, l'a quitté à cause de la violence conjugale. Une projection vidéo montre une simple maison à Graz et, à travers des fenêtres, nous observons une famille émigrée en train de disputer leur fils. Le père s'interroge sur le fait qu'il soit "malade". La mère se demande si ce n'est pas à cause d'Élena qui l'a quitté pour s'installer dans un foyer de femmes. La perspective change : quelle violence a subie Élena et pourquoi ?

© Marcella Ruiz Cruz.
© Marcella Ruiz Cruz.
Sur l'écran, Andrea Wenzl incarnant Élena raconte à une psychiatre (Alexandra Henkel) que son mari l'a frappée, car elle ne veut pas porter le voile. Tremblante, au bord de l'effondrement moral, elle revit la violence (le mari, une figure-fantôme, est intégralement habillé d'un costume élastique moulant de la même couleur que l'écran vert). Nous voyons la souffrance, même en gros plan, jusqu'aux lèvres tremblant de peur. Elle raconte que son ex-mari passait des heures et des jours devant l'écran de l'ordinateur pour jouer à un jeu vidéo. Les meurtres libres dans le jeu vidéo ont-ils déclenché en lui le goût de la violence ?

La dernière partie nous renvoie à l'enfance du chauffeur fou. Les décors sur la scène dénudée évoquent une forêt aux frontières de la Bosnie. Le père (Zirner) doit tuer le chien avant de passer les frontières. Une décision difficile. Dans l'effervescence des événements, les temps se mêlent, les acteurs incarnent tour à tour la famille, les victimes à Graz, et les personnages de Macbeth pendant le banquet. Hauss est maintenant le personnage central.

Passant habilement de l'attrait digne et sombre de Macbeth à l'ironie du criminel en cours de fabrication, la progression dramatique nous laisse suivre le maître de la représentation devenant victime de son propre monde. Son espace (table) de montage vidéo côté cour, longtemps abandonné, trouve un duplicata sur scène contrôlé par d'autres comédiens habillés en figures fantômes de couleur verte. Ils font tomber la neige sur scène et conduisent le personnage central vers le SUV vert. De l'observateur - Ludwig Wittgenstein -, le chauffeur fou trouve enfin son visage, celui de l'observateur lui-même. Cette dernière étape de l'incarnation boucle les nuances expressives de l'acteur principal de la soirée qui se transforme en un intellectuel nonchalant jusqu'à devenir une figure tragique, victime de son propre destin.

Le spectacle, un entrelacement d'une esthétique visuelle incroyable et de réflexions philosophiques dotés d'une note d'ironie, tient sa finalité jusqu'au bout : non pas d'expliquer, encore moins de juger, seulement montrer. En cas de confrontation avec l'ineffable de l'homme, il faut se contenter de ne pas savoir.

Vu le 20 mai 2022 à l'Akademietheater à Vienne (Autriche).

"Alles, was der Fall ist"

© Marcella Ruiz Cruz.
© Marcella Ruiz Cruz.
Texte : Dead Centre et Burgtheater.
Traduction allemande de Macbeth : Jürgen Gösch et Angela Schanelec.
Mise en scène : Ben Kidd, Bush Moukarzel.
Dramaturgie : Andreas Karlaganis.
Décors et costumes : Nina Wetzel.
Musique : Kevin Gleeson.
Vidéo : Sophie Lux.
Éclairage : Marcus Loran.

Spectacle en allemand.
Prochaine représentation le 20 juin 2022.
>> Réservations sur le site du Burgtheater.

Vinda Miguna
Lundi 6 Juin 2022

Nouveau commentaire :

Théâtre | Danse | Concerts & Lyrique | À l'affiche | À l'affiche bis | Cirque & Rue | Humour | Festivals | Pitchouns | Paroles & Musique | Avignon 2017 | Avignon 2018 | Avignon 2019 | CédéDévédé | Trib'Une | RV du Jour | Pièce du boucher | Coulisses & Cie | Coin de l’œil | Archives | Avignon 2021 | Avignon 2022 | Avignon 2023 | Avignon 2024 | À l'affiche ter







À découvrir

"Rimbaud Cavalcades !" Voyage cycliste au cœur du poétique pays d'Arthur

"Je m'en allais, les poings dans mes poches crevées…", Arthur Rimbaud.
Quel plaisir de boucler une année 2022 en voyageant au XIXe siècle ! Après Albert Einstein, je me retrouve face à Arthur Rimbaud. Qu'il était beau ! Le comédien qui lui colle à la peau s'appelle Romain Puyuelo et le moins que je puisse écrire, c'est qu'il a réchauffé corps et cœur au théâtre de l'Essaïon pour mon plus grand bonheur !

© François Vila.
Rimbaud ! Je me souviens encore de ses poèmes, en particulier "Ma bohème" dont l'intro est citée plus haut, que nous apprenions à l'école et que j'avais déclamé en chantant (et tirant sur mon pull) devant la classe et le maître d'école.

Beauté ! Comment imaginer qu'un jeune homme de 17 ans à peine puisse écrire de si sublimes poèmes ? Relire Rimbaud, se plonger dans sa bio et venir découvrir ce seul en scène. Voilà qui fera un très beau de cadeau de Noël !

C'est de saison et ça se passe donc à l'Essaïon. Le comédien prend corps et nous invite au voyage pendant plus d'une heure. "Il s'en va, seul, les poings sur son guidon à défaut de ne pas avoir de cheval …". Et il raconte l'histoire d'un homme "brûlé" par un métier qui ne le passionne plus et qui, soudain, décide de tout quitter. Appart, boulot, pour suivre les traces de ce poète incroyablement doué que fut Arthur Rimbaud.

Isabelle Lauriou
25/03/2024
Spectacle à la Une

"Mon Petit Grand Frère" Récit salvateur d'un enfant traumatisé au bénéfice du devenir apaisé de l'adulte qu'il est devenu

Comment dire l'indicible, comment formuler les vagues souvenirs, les incertaines sensations qui furent captés, partiellement mémorisés à la petite enfance. Accoucher de cette résurgence voilée, diffuse, d'un drame familial ayant eu lieu à l'âge de deux ans est le parcours théâtral, étonnamment réussie, que nous offre Miguel-Ange Sarmiento avec "Mon petit grand frère". Ce qui aurait pu paraître une psychanalyse impudique devient alors une parole salvatrice porteuse d'un écho libératoire pour nos propres histoires douloureuses.

© Ève Pinel.
9 mars 1971, un petit bonhomme, dans les premiers pas de sa vie, goûte aux derniers instants du ravissement juvénile de voir sa maman souriante, heureuse. Mais, dans peu de temps, la fenêtre du bonheur va se refermer. Le drame n'est pas loin et le bonheur fait ses valises. À ce moment-là, personne ne le sait encore, mais les affres du destin se sont mis en marche, et plus rien ne sera comme avant.

En préambule du malheur à venir, le texte, traversant en permanence le pont entre narration réaliste et phrasé poétique, nous conduit à la découverte du quotidien plein de joie et de tendresse du pitchoun qu'est Miguel-Ange. Jeux d'enfants faits de marelle, de dinette, de billes, et de couchers sur la musique de Nounours et de "bonne nuit les petits". L'enfant est affectueux. "Je suis un garçon raisonnable. Je fais attention à ma maman. Je suis un bon garçon." Le bonheur est simple, mais joyeux et empli de tendresse.

Puis, entre dans la narration la disparition du grand frère de trois ans son aîné. La mort n'ayant, on le sait, aucune morale et aucun scrupule à commettre ses actes, antinaturelles lorsqu'il s'agit d'ôter la vie à un bambin. L'accident est acté et deux gamins dans le bassin sont décédés, ceux-ci n'ayant pu être ramenés à la vie. Là, se révèle l'avant et l'après. Le bonheur s'est enfui et rien ne sera plus comme avant.

Gil Chauveau
05/04/2024
Spectacle à la Une

"Un prince"… Seul en scène riche et pluriel !

Dans une mise en scène de Marie-Christine Orry et un texte d'Émilie Frèche, Sami Bouajila incarne, dans un monologue, avec superbe et talent, un personnage dont on ignore à peu près tout, dans un prisme qui brasse différents espaces-temps.

© Olivier Werner.
Lumière sur un monticule qui recouvre en grande partie le plateau, puis le protagoniste du spectacle apparaît fébrilement, titubant un peu et en dépliant maladroitement, à dessein, son petit tabouret de camping. Le corps est chancelant, presque fragile, puis sa voix se fait entendre pour commencer un monologue qui a autant des allures de récit que de narration.

Dans ce monologue dans lequel alternent passé et présent, souvenirs et réalité, Sami Bouajila déploie une gamme d'émotions très étendue allant d'une voix tâtonnante, hésitante pour ensuite se retrouver dans un beau costume, dans une autre scène, sous un autre éclairage, le buste droit, les jambes bien plantées au sol, avec un volume sonore fort et bien dosé. La voix et le corps sont les deux piliers qui donnent tout le volume théâtral au caractère. L'évidence même pour tout comédien, sauf qu'avec Sami Bouajila, cette évidence est poussée à la perfection.

Toute la puissance créative du comédien déborde de sincérité et de vérité avec ces deux éléments. Nul besoin d'une couronne ou d'un crucifix pour interpréter un roi ou Jésus, il nous le montre en utilisant un large spectre vocal et corporel pour incarner son propre personnage. Son rapport à l'espace est dans un périmètre de jeu réduit sur toute la longueur de l'avant-scène.

Safidin Alouache
12/03/2024