La Revue du Spectacle, le magazine des arts de la scène et du spectacle vivant. Infos théâtre, chanson, café-théâtre, cirque, arts de la rue, agenda, CD, etc.



Augmenter la taille du texte
Diminuer la taille du texte
Partager
Théâtre

"Le Papillon et la Lumière" De célestes battements d'ailes, des lumières aveuglantes et le savoir intranquille

Dans l'écrin noir de la petite salle du Cerisier, théâtre niché au cœur du quartier populaire de Bacalan, un plateau à hauteur de spectateurs accueille deux réverbères émergeant de la nuit noire. Un gigantesque soubassophone, dont l'impressionnant pavillon domine de deux bonnes têtes le musicien le portant à l'épaule, complète "le décor". Des notes s'échappant du cuivre à la tessiture grave retentissent pendant que l'actrice - interprétant tour à tour un jeune papillon fringant et son aîné apparemment bougon - virevolte sur elle-même, attirée inexorablement par les lumières trouant l'obscurité de leurs éclats artificiels.



© Guy Labadens.
© Guy Labadens.
Adapter à la scène le conte philosophique de Patrick Chamoiseau, écrivain martiniquais à l'imaginaire fertile, n'est pas simple affaire… Nadine Perez, amoureuse de la littérature créole et sud-américaine (voir ses précédentes adaptations des œuvres de Luis Sepúlveda) s'y attelle avec énergie, stimulée par l'exigence du texte présentant une sorte de défi… Comment rendre "conte" d'une pensée philosophique, sans l'édulcorer, tout en ménageant une dramaturgie propre à la représentation théâtrale ? Sa mise en jeu, sobre et efficace, est en soi une réponse.

Être "bêtement" subjugués par le paraître du bling-bling clinquant à souhait ne semble pas l'apanage de certains représentants de l'espèce humaine, hommes et femmes confondus en la circonstance dans la même attirance pour les paillettes étincelantes. Les papillons de nuit, eux aussi, s'y brûlent souvent les ailes… Pas étonnant alors que l'on trouve, au pied des réverbères, des monceaux d'ailes carbonisées pour avoir voulu de trop près tutoyer les lumières de la nuit.

© Guy Labadens.
© Guy Labadens.
Mais alors pourquoi ce jeune papillon fringant, aux ailes d'une beauté juvénile, est-il si fasciné par ce spectacle féérique bien qu'annonciateur de mort ? Est-ce par inconscience ou bien parce que le récit qui s'attache à ces malheureux destins glorifie l'audacieux sacrifice ? Risquer sa vie pour connaître l'éblouissante lumière, n'est-ce pas plus héroïque que subir une existence obscure que l'on quittera, vieilli et rabougri, sans avoir vécu ? Être où ne pas être… telle pourrait être la question… Interrogation suffisamment déstabilisante pour qu'un "je-ne-sais-quoi" ou un "presque rien" salutaire ne mette en veille l'élan du novice, le dissuadant de se laisser piéger comme ses congénères par le miroir aux alouettes des promesses étincelantes.

Aussi le jeune papillon tout frétillant a-t-il des questions existentielles à poser lorsqu'il rencontre, par le plus pur des hasards (mais le hasard existe-t-il dans la rencontre ?), un vieux papillon aux ailes d'une splendeur époustouflante. Comment, grand dieu des papillons, cela est-il possible, surtout que le vieux bougre ne semble en rien appartenir à l'espèce des résignés de tous poils… Quel est donc ce secret qui les a préservés en vie, lui et ses magnifiques ailes ?

Un voyage initiatique à travers la ville endormie commence alors. Ménageant des pauses aux alentours de tout ce qui produit lumières (néons publicitaires, enseignes géantes avec Mac Donald's écrit en lettres de feu, feux tricolores, etc.), il permettra au jeune élève - "é-conduit" par son vieux maître qui jamais, ô grand jamais, n'apporte de réponses, mais tout au contraire questionne sans relâche dès qu'une once de début de solution semble avoir été trouvée par le papillon candide - d'y "voir un peu plus clair" parmi ces éclairages aveuglants.

Ainsi, loin des effets pervers de la maïeutique socratique visant à faire accoucher - certes avec grand art - d'un savoir prédéterminé détenu par les vieux sages, le vénérable papillon fuit tout prêt-à-porter de la connaissance. Pour lui, le savoir ne peut résulter que de découvertes personnelles, il est à inventer par chacun, au sens d'"inventer un trésor", découvrir quelque chose d'inconnu. Il n'est pas un, mais multiple ; aussi complexe que la complexité du vivant.

Alors, lorsqu'ils prendront l'un et l'autre - le jeune et le vieux réunis sans hiérarchie de savoirs dans le même élan vital - un envol pouvant à plus d'un titre être qualifié de solaire, nos yeux décillés par ce voyage initiatique s'ouvriront sur des espaces autrement lumineux… Le conte philosophique, incarné sur les planches par la narratrice prêtant corps et voix aux deux papillons, aura fait - théâtralement - mouche.

"Le Papillon et la lumière"

© Guy Labadens.
© Guy Labadens.
D'après le roman de Patrick Chamoiseau.
Adaptation : Nadine Perez.
Jeu : Nadine Perez.
Mise en scène : Jean-Marie Broucaret.
Création musicale et jeu : Benjamin Hautin (soubassophone).
Création lumière : Jean-François Hautin.
Durée : 1 h.
À partir de 10 ans.
Par Burloco Théâtre.

Présenté aux professionnels le jeudi 25 février 2021 à 14 h et vendredi 26 février 2021 à 10 h 30 au Théâtre Le Cerisier à Bordeaux (33).

Tournée (en fonction des dates de réouverture des salles de spectacle)
2e trimestre 2021 : Médiathèque de Mérignac (33), en présence de Patrick Chamoiseau.
4 et 5 juin 2021 : Médiathèque de Bazas (33) pendant "Les Nuits Atypiques du Sud Gironde".
25 septembre 2021 : Vendays-Montalivet (33).
Saison 2021-2022 : aux "Découvertes" à Biarritz (64) et au Théâtre Le Cerisier à Bordeaux (33).

Yves Kafka
Mercredi 10 Mars 2021

Nouveau commentaire :

Théâtre | Danse | Concerts & Lyrique | À l'affiche | À l'affiche bis | Cirque & Rue | Humour | Festivals | Pitchouns | Paroles & Musique | Avignon 2017 | Avignon 2018 | Avignon 2019 | CédéDévédé | Trib'Une | RV du Jour | Pièce du boucher | Coulisses & Cie | Coin de l’œil | Archives | Avignon 2021 | Avignon 2022 | Avignon 2023 | Avignon 2024 | À l'affiche ter





Numéros Papier

Anciens Numéros de La Revue du Spectacle (10)

Vente des numéros "Collectors" de La Revue du Spectacle.
10 euros l'exemplaire, frais de port compris.






À découvrir

"Rimbaud Cavalcades !" Voyage cycliste au cœur du poétique pays d'Arthur

"Je m'en allais, les poings dans mes poches crevées…", Arthur Rimbaud.
Quel plaisir de boucler une année 2022 en voyageant au XIXe siècle ! Après Albert Einstein, je me retrouve face à Arthur Rimbaud. Qu'il était beau ! Le comédien qui lui colle à la peau s'appelle Romain Puyuelo et le moins que je puisse écrire, c'est qu'il a réchauffé corps et cœur au théâtre de l'Essaïon pour mon plus grand bonheur !

© François Vila.
Rimbaud ! Je me souviens encore de ses poèmes, en particulier "Ma bohème" dont l'intro est citée plus haut, que nous apprenions à l'école et que j'avais déclamé en chantant (et tirant sur mon pull) devant la classe et le maître d'école.

Beauté ! Comment imaginer qu'un jeune homme de 17 ans à peine puisse écrire de si sublimes poèmes ? Relire Rimbaud, se plonger dans sa bio et venir découvrir ce seul en scène. Voilà qui fera un très beau de cadeau de Noël !

C'est de saison et ça se passe donc à l'Essaïon. Le comédien prend corps et nous invite au voyage pendant plus d'une heure. "Il s'en va, seul, les poings sur son guidon à défaut de ne pas avoir de cheval …". Et il raconte l'histoire d'un homme "brûlé" par un métier qui ne le passionne plus et qui, soudain, décide de tout quitter. Appart, boulot, pour suivre les traces de ce poète incroyablement doué que fut Arthur Rimbaud.

Isabelle Lauriou
25/03/2024
Spectacle à la Une

"Le consentement" Monologue intense pour une tentative de récit libératoire

Le livre avait défrayé la chronique à sa sortie en levant le voile sur les relations pédophiles subies par Vanessa Springora, couvertes par un milieu culturel et par une époque permissive où ce délit n'était pas considéré comme tel, même quand celui-ci était connu, car déclaré publiquement par son agresseur sexuel, un écrivain connu. Sébastien Davis nous en montre les ressorts autant intimes qu'extimes où, sous les traits de Ludivine Sagnier, la protagoniste nous en fait le récit.

© Christophe Raynaud de Lage.
Côté cour, Ludivine Sagnier attend à côté de Pierre Belleville le démarrage du spectacle, avant qu'elle n'investisse le plateau. Puis, pleine lumière où V. (Ludivine Sagnier) apparaît habillée en bas de jogging et des baskets avec un haut-le-corps. Elle commence son récit avec le visage fatigué et les traits tirés. En arrière-scène, un voile translucide ferme le plateau où parfois V. plante ses mains en étirant son corps après chaque séquence. Dans ces instants, c'est presque une ombre que l'on devine avec une voix, continuant sa narration, un peu en écho, comme à la fois proche, par le volume sonore, et distante par la modification de timbre qui en est effectuée.

Dans cet entre-deux où le spectacle n'a pas encore débuté, c'est autant la comédienne que l'on voit qu'une inconnue, puisqu'en dehors du plateau et se tenant à l'ombre, comme mise de côté sur une scène pourtant déjà éclairée avec un public pas très attentif de ce qui se passe.

Safidin Alouache
21/03/2024
Spectacle à la Une

"Un prince"… Seul en scène riche et pluriel !

Dans une mise en scène de Marie-Christine Orry et un texte d'Émilie Frèche, Sami Bouajila incarne, dans un monologue, avec superbe et talent, un personnage dont on ignore à peu près tout, dans un prisme qui brasse différents espaces-temps.

© Olivier Werner.
Lumière sur un monticule qui recouvre en grande partie le plateau, puis le protagoniste du spectacle apparaît fébrilement, titubant un peu et en dépliant maladroitement, à dessein, son petit tabouret de camping. Le corps est chancelant, presque fragile, puis sa voix se fait entendre pour commencer un monologue qui a autant des allures de récit que de narration.

Dans ce monologue dans lequel alternent passé et présent, souvenirs et réalité, Sami Bouajila déploie une gamme d'émotions très étendue allant d'une voix tâtonnante, hésitante pour ensuite se retrouver dans un beau costume, dans une autre scène, sous un autre éclairage, le buste droit, les jambes bien plantées au sol, avec un volume sonore fort et bien dosé. La voix et le corps sont les deux piliers qui donnent tout le volume théâtral au caractère. L'évidence même pour tout comédien, sauf qu'avec Sami Bouajila, cette évidence est poussée à la perfection.

Toute la puissance créative du comédien déborde de sincérité et de vérité avec ces deux éléments. Nul besoin d'une couronne ou d'un crucifix pour interpréter un roi ou Jésus, il nous le montre en utilisant un large spectre vocal et corporel pour incarner son propre personnage. Son rapport à l'espace est dans un périmètre de jeu réduit sur toute la longueur de l'avant-scène.

Safidin Alouache
12/03/2024