La Revue du Spectacle, le magazine des arts de la scène et du spectacle vivant. Infos théâtre, chanson, café-théâtre, cirque, arts de la rue, agenda, CD, etc.



Augmenter la taille du texte
Diminuer la taille du texte
Partager
Danse

"Yellel" Une si longue absence… voyage au bout de l'oubli

Lorsque l'on est issu de parents natifs de Yellel - petit village algérien où soi-même on n'a jamais posé les pieds -, la question des origines se pose avec une acuité qui, de création en création, insiste. Avec "La géographie du danger" (d'après l'auteur algérien Hamid Skif), "Beautiful Djazaïr", "On n'oublie pas", ou encore "Apache", le chorégraphe et danseur de hip-hop Hamid Ben Mahi, n'a de cesse de creuser directement ou en filigrane la présence-absence de ce qui le fonde à jamais : l'appartenance à une culture… qui n'est pas la sienne. "Yellel", en renouant avec le lieu des origines, serait-il de nature à trancher ce nœud gordien ?



© Pierre Planchenault.
© Pierre Planchenault.
Hamid Ben Mahi est (re)connu pour sa sensibilité à fleur de peau, son ouverture généreuse, et son dynamisme à nul autre pareil, lui qui, avec sa Cie Hors-Série, ne ménage aucun effort pour irriguer la métropole bordelaise de sa passion dansée. Accompagné de cinq jeunes complices à l'énergie tout autant chevillée au corps, il va accomplir - entouré de couleurs vibrantes, de musiques chargées d'émotions multiculturelles, et de vidéos géantes du pays fantasmé défilant en arrière-plan - ce retour aux sources. Et pour se délivrer d'une fiction lui collant à la peau, en "réalisant" cette performance, il met en jeu l'intime devenu art.

Imaginez une main caressant sensuellement un mur passé à la chaux, vierge de toute inscription, comme pour tenter de retrouver du bout des doigts une sensation perdue. Une main dont on ne voit pas à qui elle appartient… qui pourrait être celle de l'auteur à la recherche d'un temps perdu, pas le sien mais celui dont il est héritier. C'est par cette image projetée longuement en fond de scène que le spectateur est accueilli, créant d'emblée le mystère du partage à découvrir.

© Pierre Planchenault.
© Pierre Planchenault.
Autour d'un pot où brûle l'encens sacré passé de main en main, des danses rituelles rythmées par les youyous aigus dégagent une énergie festive. À tour de rôle, chaque danseur est amené à sortir du cercle pour observer - "de l'extérieur" - ce rite princeps de la culture maghrébine. Tout dans la tête du chorégraphe se mêle alors… Sa visite, enfant, du château de Versailles si éloigné de l'Algérie mythique qui lui était conté, ses visions "projetées" d'un vieil homme au turban blanc et en sandales sommeillant au soleil, la tête posée sur la main (une danseuse prenant en écho la même pose, comme pour lier la fiction projetée sur grand écran à la réalité du plateau), les images mentales de tous ces enfants s'étant construits autour d'un manque abyssal, la méconnaissance de la langue arabe…

… et enfants ayant cependant cru pouvoir retrouver leurs racines en accomplissant le voyage de Yellel pour, en fin de trajet, y trouver… les Occidentaux qu'ils sont. Voyage initiatique essentiel en ce sens qu'il permet de s'extraire d'une illusion sans avenir. En effet, si douloureux dans un premier temps peut être le renoncement aux douceurs maternantes du Maghreb, à ses moucharabiehs protégeant du regard et assurant un air vivifiant, ce monde-là n'est "visiblement" pas le leur.

Les danses sont là pour exorciser la perte et l'inscrire joyeusement dans le monde du réel en la dépouillant de son inscription archaïque. Le hip-hop fougueux du monde contemporain vient ainsi s'intégrer aux danses orientales, où foulards agités et mots psalmodiés sont "retournés" pour devenir instruments de libération et mettre à distance toute tentation de retour en arrière. Les doux mouvements de la mer calme filmée en plan panoramique, eux assis mollement sur des poufs, apaisés, contemplant à distance l'autre rivage, cristallise le chemin intérieur parcouru. Yellel, s'il reste un lieu attrayant, n'est plus le nom d'une injonction névrotique héritée d'une histoire qui n'est pas la leur.

Désormais, recouvrant leur liberté, ils se saisissent joyeusement des poufs ouvragés et des foulards orientaux pour se lancer dans des "arabesques" de haut vol que seul le hip-hop de très haut niveau permet. Sur les musiques tour à tour envoûtantes et électrisantes de l'Orient et de l'Occident, le temps joyeux de la représentation chorégraphiée a agi comme une catharsis ô combien libératrice, aux effets prodigieusement énergisants.

"Yellel"

© Grégory Martin.
© Grégory Martin.
Pièce pour 6 danseurs.
Créée le 9 Novembre 2019 au Centre Chorégraphique National de La Rochelle (17).
Direction artistique et chorégraphie : Hamid Ben Mahi/Cie Hors Série.
Conseil artistique : Michel Schweizer.
Avec : Hamid Ben Mahi, Aïda Boudrigua, Matthieu Corosine, Elsa Morineaux, Arthur Pedros et Omar Remichi.
Direction musicale et arrangements : Manuel Wandji.
Composition musicale : Manuel Wandji, Hakim Hamadouche (voix et mandoluth), Ahmad Compaoré (batterie et percussions).
Création vidéo : Christophe Waksmann.
Création lumière et régie générale : Antoine Auger.
Régie son et vidéo : Sébastien Lamy.
Durée 1 h 05.
Tout public à partir de 10 ans.
>> horsserie.org

La pièce "Yellel" a été dansée sur le plateau du Carré-Colonnes de Saint-Médard-en-Jalles (33), scène conventionnée d'intérêt national art et création, les mardi 4 et mercredi 5 février 2020.

Tournée

© Jean Charles Couty - Centre Chorégraphique National de La Rochelle.
© Jean Charles Couty - Centre Chorégraphique National de La Rochelle.
18 mars 2020 : La Mégisserie, Saint Junien (87).
5 mai 2020 : Théâtre de Fos, Fos-sur-Mer (13).
15 mai 2020 : Centre culturel Michel Manet, Bergerac (24).

Yves Kafka
Vendredi 14 Février 2020

Théâtre | Danse | Concerts & Lyrique | À l'affiche | À l'affiche bis | Cirque & Rue | Humour | Festivals | Pitchouns | Paroles & Musique | Avignon 2017 | Avignon 2018 | Avignon 2019 | CédéDévédé | Trib'Une | RV du Jour | Pièce du boucher | Coulisses & Cie | Coin de l’œil | Archives | Avignon 2021 | Avignon 2022 | Avignon 2023 | Avignon 2024 | À l'affiche ter











À découvrir

"Rimbaud Cavalcades !" Voyage cycliste au cœur du poétique pays d'Arthur

"Je m'en allais, les poings dans mes poches crevées…", Arthur Rimbaud.
Quel plaisir de boucler une année 2022 en voyageant au XIXe siècle ! Après Albert Einstein, je me retrouve face à Arthur Rimbaud. Qu'il était beau ! Le comédien qui lui colle à la peau s'appelle Romain Puyuelo et le moins que je puisse écrire, c'est qu'il a réchauffé corps et cœur au théâtre de l'Essaïon pour mon plus grand bonheur !

© François Vila.
Rimbaud ! Je me souviens encore de ses poèmes, en particulier "Ma bohème" dont l'intro est citée plus haut, que nous apprenions à l'école et que j'avais déclamé en chantant (et tirant sur mon pull) devant la classe et le maître d'école.

Beauté ! Comment imaginer qu'un jeune homme de 17 ans à peine puisse écrire de si sublimes poèmes ? Relire Rimbaud, se plonger dans sa bio et venir découvrir ce seul en scène. Voilà qui fera un très beau de cadeau de Noël !

C'est de saison et ça se passe donc à l'Essaïon. Le comédien prend corps et nous invite au voyage pendant plus d'une heure. "Il s'en va, seul, les poings sur son guidon à défaut de ne pas avoir de cheval …". Et il raconte l'histoire d'un homme "brûlé" par un métier qui ne le passionne plus et qui, soudain, décide de tout quitter. Appart, boulot, pour suivre les traces de ce poète incroyablement doué que fut Arthur Rimbaud.

Isabelle Lauriou
25/03/2024
Spectacle à la Une

"Mon Petit Grand Frère" Récit salvateur d'un enfant traumatisé au bénéfice du devenir apaisé de l'adulte qu'il est devenu

Comment dire l'indicible, comment formuler les vagues souvenirs, les incertaines sensations qui furent captés, partiellement mémorisés à la petite enfance. Accoucher de cette résurgence voilée, diffuse, d'un drame familial ayant eu lieu à l'âge de deux ans est le parcours théâtral, étonnamment réussie, que nous offre Miguel-Ange Sarmiento avec "Mon petit grand frère". Ce qui aurait pu paraître une psychanalyse impudique devient alors une parole salvatrice porteuse d'un écho libératoire pour nos propres histoires douloureuses.

© Ève Pinel.
9 mars 1971, un petit bonhomme, dans les premiers pas de sa vie, goûte aux derniers instants du ravissement juvénile de voir sa maman souriante, heureuse. Mais, dans peu de temps, la fenêtre du bonheur va se refermer. Le drame n'est pas loin et le bonheur fait ses valises. À ce moment-là, personne ne le sait encore, mais les affres du destin se sont mis en marche, et plus rien ne sera comme avant.

En préambule du malheur à venir, le texte, traversant en permanence le pont entre narration réaliste et phrasé poétique, nous conduit à la découverte du quotidien plein de joie et de tendresse du pitchoun qu'est Miguel-Ange. Jeux d'enfants faits de marelle, de dinette, de billes, et de couchers sur la musique de Nounours et de "bonne nuit les petits". L'enfant est affectueux. "Je suis un garçon raisonnable. Je fais attention à ma maman. Je suis un bon garçon." Le bonheur est simple, mais joyeux et empli de tendresse.

Puis, entre dans la narration la disparition du grand frère de trois ans son aîné. La mort n'ayant, on le sait, aucune morale et aucun scrupule à commettre ses actes, antinaturelles lorsqu'il s'agit d'ôter la vie à un bambin. L'accident est acté et deux gamins dans le bassin sont décédés, ceux-ci n'ayant pu être ramenés à la vie. Là, se révèle l'avant et l'après. Le bonheur s'est enfui et rien ne sera plus comme avant.

Gil Chauveau
05/04/2024
Spectacle à la Une

"Un prince"… Seul en scène riche et pluriel !

Dans une mise en scène de Marie-Christine Orry et un texte d'Émilie Frèche, Sami Bouajila incarne, dans un monologue, avec superbe et talent, un personnage dont on ignore à peu près tout, dans un prisme qui brasse différents espaces-temps.

© Olivier Werner.
Lumière sur un monticule qui recouvre en grande partie le plateau, puis le protagoniste du spectacle apparaît fébrilement, titubant un peu et en dépliant maladroitement, à dessein, son petit tabouret de camping. Le corps est chancelant, presque fragile, puis sa voix se fait entendre pour commencer un monologue qui a autant des allures de récit que de narration.

Dans ce monologue dans lequel alternent passé et présent, souvenirs et réalité, Sami Bouajila déploie une gamme d'émotions très étendue allant d'une voix tâtonnante, hésitante pour ensuite se retrouver dans un beau costume, dans une autre scène, sous un autre éclairage, le buste droit, les jambes bien plantées au sol, avec un volume sonore fort et bien dosé. La voix et le corps sont les deux piliers qui donnent tout le volume théâtral au caractère. L'évidence même pour tout comédien, sauf qu'avec Sami Bouajila, cette évidence est poussée à la perfection.

Toute la puissance créative du comédien déborde de sincérité et de vérité avec ces deux éléments. Nul besoin d'une couronne ou d'un crucifix pour interpréter un roi ou Jésus, il nous le montre en utilisant un large spectre vocal et corporel pour incarner son propre personnage. Son rapport à l'espace est dans un périmètre de jeu réduit sur toute la longueur de l'avant-scène.

Safidin Alouache
12/03/2024