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Théâtre

"Par grands vents" instaure le tragicomique du désarroi comme bouée d'espoir dans un monde qui se décrépit

Comme une naissance de rien, cela commence dans une pénombre délicatement fendue par un appel. Dans la nudité de la nuit, deux s'avancent l'un derrière l'autre comme des enfants jouant à Œdipe et sa fille, et iel interpelle iel qui marche toujours obstinément devant. Et comme dans une révélation mystique, la première découvre à la fois les ruines du palais et la trace certaine d'une source. Les deux éléments sont ainsi réunis, comme par le miracle de la machine théâtrale, au même endroit ; la source de vie et d'espoir et la ruine de mort et de poussière, de honte et d'omerta.



© Matthieu Delcourt.
© Matthieu Delcourt.
Sur ce plateau nu, seuls les humains forment le monde. Un monde réduit à l'intervalle ténu entre un passé de gravats et d'oubli et un avenir qui ne tient qu'au mince filet d'une source encore capable d'irriguer les corps et d'humecter les mots. Des humains simples, porteurs du présent, joueurs, amusés, intrépides, frémissants, effrayés, légèrement ivres de pouvoir exister.

Dans ce néant ruinesque, c'est ici que sera le théâtre des événements, comme dit l'expression, le théâtre du crime. Ici, un petit groupe de jeunes curieux de la vie va venir face à nous, le public, tenter de découvrir à la fois la source de vie, le flux de l'histoire et la fragilité des émotions. Ils sont comme des explorateurs bipolaires, intrigués par le monde qui les précède et par leurs propres envies à exprimer. Mais avant toutes choses, de ces ruines, de cette source, de ces regards qu'ils sentent peser sur eux, ils veulent en prendre force et fardeau et créer un nouveau monde.

"Par grands vents" balaie de son souffle invisible les phrases, les mots définitifs et les pensées sûres. Les six personnages qui le composent se font dérober les idées, les fins de phrases, les certitudes. Entre absurde et clown, qui sont les deux faces de la même pièce, ils sont à la fois incarnations d'une jeunesse qui, comme Atlas, porte le monde sur ses épaules, comme Antigone veut se révolter, comme Œdipe avance en aveugle vers un avenir incertain.

© Matthieu Delcourt.
© Matthieu Delcourt.
Par quelle jolie magie théâtrale, ce spectacle chargé de doutes, de conscience et de fatalisme parvient à être pétillant et inventif ? C'est en effleurant doucement le tragique pour ne pas trop le déranger que les comédiennes et les comédiens y parviennent. Grâce également au texte d'Eléna Doratiotto et de Benoît Piret qui fourmille de références sans jamais en faire une leçon. Ils et elles y parviennent aussi en proposant des créations de personnages extrêmement drôles, perdus, touchants et personnels.

Avec "Par grands vents", le temps s'arrête à un moment et à un endroit donné, face à la ruine de l'ancien monde, c'est à la fois sa qualité et sa faiblesse. Dans cette légère et grave suspension du temps, on goûte l'écume de la noirceur tragique, on rit de l'ironie espiègle et naïve des personnages, et l'on est balloté entre ce passé et ce présent qui semblent amputés d'avenir.
◙ Bruno Fougniès

Spectacle vu le vendredi 7 mars 2025 au Théatre Joliette, Marseille.

"Par grands vents"

© Matthieu Delcourt.
© Matthieu Delcourt.
Texte : Eléna Doratiotto et Benoît Piret.
Mise en scène : Eléna Doratiotto et Benoît Piret.
Assistante à la mise en scène : Nicole Stankiewicz.
Avec : Eléna Doratiotto, Tom Geels, Fatou Hane, Bastien Montes, Benoît Piret, Marthe Wetzel.
Renfort et binôme plateau : Martin Rouet.
Renfort de l'assistante à la mise-en-scène : Yael Steinmann.
Dramaturgie et regard extérieur : Anne-Sophie Sterck.
Regards ponctuels : Ateliers Conchita Paz et Jules Puibaraud.
Scénographie : Matthieu Delcourt.
Costumes : Claire Farah.
Création lumière et régie générale : Philippe Orivel et Julien Vernay.
Régie générale et régie plateau : Clément Demaria.
Assistante stagiaire et production : Armelle Puzenat.
À Partir de 15 ans.
Durée : 1 h 20.

Tournée
Du 12 au 14 mars 2025 : Théâtre des 13 vents, Montpellier (34).
28 et 29 mars 2025 : Théâtre Antoine Vitez, Ivry sur Seine (94).
9 et 10 avril 2025 : Théâtre 71, Malakoff (92).

Bruno Fougniès
Mercredi 12 Mars 2025

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