La Revue du Spectacle, le magazine des arts de la scène et du spectacle vivant. Infos théâtre, chanson, café-théâtre, cirque, arts de la rue, agenda, CD, etc.



Augmenter la taille du texte
Diminuer la taille du texte
Partager
Théâtre

"Othello" Iago et Othello… le vice et la vertu, deux maux qui vont très bien ensemble

Réécrit dans sa version française par Jean-Michel Déprats, le texte de William Shakespeare devient ici matière contemporaine explorant à l'envi les arcanes des comportements humains. Quant à la mise en jeu proposée par Jean-François Sivadier, elle restitue - "à la lettre" près - l'esprit de cette pièce crépusculaire livrant le Maure de Venise à la perfidie poussée jusqu'à son point d'incandescence de l'intrigant Iago, incarné par un Nicolas Bouchaud à la hauteur de sa réputation donnant la réplique à un magnifique Adama Diop débordant de vitalité.



© Jean-Louis Fernandez.
© Jean-Louis Fernandez.
Un décor sombre pouvant faire penser à d'immenses mâchoires mobiles propres à avaler les personnages crée la fantasmagorie de cette intrigue lumineuse. En effet, très vite, on s'aperçoit que l'enjeu de cet affrontement "à mots couverts" ne se trouve pas dans quelque menace guerrière menaçant Chypre que le Maure de Venise, en tant que général des armées, serait censé défendre… Ceci n'est que "pré-texte". L'intérêt se noue ailleurs, autour des agissements de Iago, ce maître ès-fourberies qui n'aura de cesse de détruire méthodiquement tous celles et ceux qui lui vouent (pourtant) une fidélité sans faille…

L'humour (parfois grinçant) n'est pour autant jamais absent… Ainsi lors du tableau inaugural, lorsque le Maure de Venise confie comment il s'est joué des aprioris du vieux sénateur vénitien, père de Desdémone, en lui livrant comment en sa qualité d'ancien esclave il fut racheté, allant jusqu'à s'approprier le nom d'"anthropophage" dans le même temps que sa belle "dévorait" ses paroles… Ou lorsque Iago, croisant les jambes dans un fauteuil, lunettes en main, joue avec une ironie mordante le psychanalyste du malheureux Cassio, déchu par ses soins de son poste, allongé devant lui et hurlant sa peine de s'être bagarré en état d'ébriété avec le gouverneur… Ou encore, lorsque le noble bouffon Roderigo, est ridiculisé à plates coutures par Iago tirant maléfiquement les ficelles, comme si le prétendant éconduit de Desdémone n'était plus qu'une vulgaire marionnette entre ses mains expertes.

© Jean-Louis Fernandez.
© Jean-Louis Fernandez.
Cependant, le porte-enseigne d'Othello ne ment pas toujours… Sur l'avant-scène, c'est à nous spectateurs qu'il réserve la vérité de ses desseins. Dans des adresses frontales, sa tête éclairée par un halo, il commente ses plans venimeux ("Tromper Othello en disant que Cassio, son lieutenant, courtise Desdémone, sa belle et tendre jeune épouse") avant de distiller directement dans l'oreille d'Othello le venin mortel de la jalousie.

Mais là où son génie pervers atteint des sommets, c'est lorsque - sous couvert de défendre l'intégrité de Desdémone - il instille en Othello le doute funeste… "Elle a trahi votre père. C'est le fléau de ma nature d'imaginer le mal… Ne m'écoutez pas Monseigneur. Vivez longtemps dans la pensée que Desdémone est fidèle. Tenez-la pour innocente."


Ses capacités à s'insinuer dans la pensée de l'autre pour la gangréner de l'intérieur "explosent" dans la mise en jeu d'une scène d'anthologie où les paroles de Iago glissent en boucle dans la bouche d'Othello se faisant ainsi, à son corps accueillant, l'écho "porte-paroles" de l'intrigant. Savoureux autant qu'effroyable.

© Jean-Louis Fernandez.
© Jean-Louis Fernandez.
De fourberies en fourberies (on suivra entre autres le destin du mouchoir brodé, premier cadeau d'Othello à sa belle, utilisé à dessein comme objet transitionnel entre amour et trahison), l'action est menée à vive allure pour conduire vers une hécatombe finale mêlant les attentes de la tragédie à celles d'une comédie de situation. Même "découvert", celui qui triomphera, c'est l'infâme magnifiquement sacralisé dans la figure du Joker où, le visage grimé de blanc, le regard ironique et le sourire sardonique rehaussé par le rouge vif des lèvres, Nicolas Bouchaud pris dans un halo de lumière fait face silencieusement au public, jubilant intérieurement sur fond d'un drap blanc recouvrant les victimes.

Mais quel diable d'homme est-ce celui qui jouit ainsi de sa malfaisance délétère en distillant la jalousie au cœur d'une âme aussi belle que celle d'Othello ? Othello qui, loin d'être une dupe stupide, est un amoureux éperdu ? Que cherche-t-il en détruisant le bel amour que le Maure de Venise portait à la ravissante Desdémone, elle aussi éperdument amoureuse de lui ? Se venger que l'on ait préféré un autre que lui au poste de gouverneur de Chypre ? Pas sûr que ce soit là l'explication "essentielle"… Le seul plaisir de répandre la discorde jusqu'à ce que mort s'ensuive semble bel et bien être la motivation primale tendant comme un ressort sa volonté démoniaque.

© Jean-Louis Fernandez.
© Jean-Louis Fernandez.
Alors un monstre cet homme qui détruit avec jouissance tous les beaux sentiments, sans même avoir "l'excuse" de l'appât du gain ? Non… ou alors c'est l'espèce humaine en soi qui est monstrueuse. Et c'est là le génie atemporel de Shakespeare : montrer (sans jamais démontrer) au grand jour les plis secrets de la psyché, non pour s'en désespérer, mais pour déplier des effets de vérité (si dérangeants soient-ils) propres à "réfléchir" l'humaine condition. Et cela en mêlant le plus joyeusement du monde, comédie, bouffonnerie et tragédie, trois composantes indissociables du magma existentiel. Une relecture contemporaine savoureuse, profondément vivifiante. En un mot… magnifique.

Vu le vendredi 24 février 2023 dans la Grande salle Vitez du TnBA de Bordeaux.

"Othello"

© Jean-Louis Fernandez.
© Jean-Louis Fernandez.
Texte : William Shakespeare.
Texte français : Jean-Michel Déprats.
Mise en scène, Jean-François Sivadier.
Collaboration artistique, Nicolas Bouchaud, Véronique Timsit.
Avec : Cyril Bothorel (Brabantio, Montano et Lodovico), Nicolas Bouchaud (Iago), Stephen Butel (Cassio), Adama Diop (Othello), Gulliver Hecq (Roderigo), Jisca Kalvanda (le Doge de Venise, Emilia), Émilie Lehuraux (Desdémone, Bianca).
Avec la participation de Christian Tirole et Julien Le Moal.
Scénographie : Jean-François Sivadier, Christian Tirole et Virginie Gervaise.
Lumière : Philippe Berthomé, Jean‑Jacques Beaudouin.
Costumes : Virginie Gervaise.
Son : Ève-Anne Joalland.
Accessoires : Julien Le Moal.
Régisseur lumière : Jean-Jacques Beaudouin, Damien Caris.
Régie son : Ève-Anne Joalland.
Régie plateau : Christian Tirole, Guillaume Jargot.
Régisseuse, habilleuse : Valérie de Champchesnel.
Coiffures : Angélique Humeau.
Maquillage : Marthe Faucouit.
Chef de chant : Benjamin Laurent.
Regard chorégraphique : Johanne Saunier.
Régie générale : Jean-Louis Imbert.
Assistanat à la mise en scène et à la tournée : Véronique Timsit.
Construction du décor, Espace et Cie.
Atelier couture, Julien Silvereano, Angélique Groseil, Lisa Renaud.
Durée : 3 h10 (première partie : 1 h 55, entracte 20 minutes, deuxième partie : 1 h 15).

Ce spectacle de la Compagnie Italienne avec Orchestre a été créé le 15 novembre 2022 au Quai - CDN Angers Pays de la Loire.
Production déléguée : Cie Italienne avec Orchestre.

A été représenté du mercredi 22 février au samedi 25 février 2023 au TnBA, Bordeaux.

© Jean-Louis Fernandez.
© Jean-Louis Fernandez.
Tournée
Du 1er au 4 mars 2023 : La Comédie de Saint-Étienne, Saint-Étienne (42).
Du 18 mars au 22 avril 2023 : Odéon-Théâtre de l'Europe, Paris 5e.
Du 26 au vendredi 28 avril 2023 : MC2, Grenoble (38).
Du jeudi 4 au 6 mai 2023 : Châteauvallon - Le Liberté - scène nationale, Toulon (83).
Du 10 au 13 mai 2023 : ThéâtredelaCité - CDN Toulouse Occitanie, Toulouse (31).
Les 24 et 25 mai 2023 : L'Azimut - Théâtre Firmin-Gémier, Châtenay-Malabry (92).

Yves Kafka
Vendredi 3 Mars 2023

Nouveau commentaire :

Théâtre | Danse | Concerts & Lyrique | À l'affiche | À l'affiche bis | Cirque & Rue | Humour | Festivals | Pitchouns | Paroles & Musique | Avignon 2017 | Avignon 2018 | Avignon 2019 | CédéDévédé | Trib'Une | RV du Jour | Pièce du boucher | Coulisses & Cie | Coin de l’œil | Archives | Avignon 2021 | Avignon 2022 | Avignon 2023 | Avignon 2024 | À l'affiche ter | Avignon 2025












À Découvrir

"La Chute" Une adaptation réussie portée par un jeu d'une force organique hors du commun

Dans un bar à matelots d'Amsterdam, le Mexico-City, un homme interpelle un autre homme.
Une longue conversation s'initie entre eux. Jean-Baptiste Clamence, le narrateur, exerçant dans ce bar l'intriguant métier de juge-pénitent, fait lui-même les questions et les réponses face à son interlocuteur muet.

© Philippe Hanula.
Il commence alors à lever le voile sur son passé glorieux et sa vie d'avocat parisien. Une vie réussie et brillante, jusqu'au jour où il croise une jeune femme sur le pont Royal à Paris, et qu'elle se jette dans la Seine juste après son passage. Il ne fera rien pour tenter de la sauver. Dès lors, Clamence commence sa "chute" et finit par se remémorer les événements noirs de son passé.

Il en est ainsi à chaque fois que nous prévoyons d'assister à une adaptation d'une œuvre d'Albert Camus : un frémissement d'incertitude et la crainte bien tangible d'être déçue nous titillent systématiquement. Car nous portons l'auteur en question au pinacle, tout comme Jacques Galaud, l'enseignant-initiateur bien inspiré auprès du comédien auquel, il a proposé, un jour, cette adaptation.

Pas de raison particulière pour que, cette fois-ci, il en eût été autrement… D'autant plus qu'à nos yeux, ce roman de Camus recèle en lui bien des considérations qui nous sont propres depuis toujours : le moi, la conscience, le sens de la vie, l'absurdité de cette dernière, la solitude, la culpabilité. Entre autres.

Brigitte Corrigou
09/10/2024
Spectacle à la Une

"Very Math Trip" Comment se réconcilier avec les maths

"Very Math Trip" est un "one-math-show" qui pourra réconcilier les "traumatisés(es)" de cette matière que sont les maths. Mais il faudra vous accrocher, car le cours est assuré par un professeur vraiment pas comme les autres !

© DR.
Ce spectacle, c'est avant tout un livre publié par les Éditions Flammarion en 2019 et qui a reçu en 2021 le 1er prix " La Science se livre". L'auteur en est Manu Houdart, professeur de mathématiques belge et personnage assez emblématique dans son pays. Manu Houdart vulgarise les mathématiques depuis plusieurs années et obtient le prix de " l'Innovation pédagogique" qui lui est décerné par la reine Paola en personne. Il crée aussi la maison des Maths, un lieu dédié à l'apprentissage des maths et du numérique par le jeu.

Chaque chapitre de cet ouvrage se clôt par un "Waooh" enthousiaste. Cet enthousiasme opère aussi chez les spectateurs à l'occasion de cet one-man-show exceptionnel. Un spectacle familial et réjouissant dirigé et mis en scène par Thomas Le Douarec, metteur en scène du célèbre spectacle "Les Hommes viennent de Mars et les femmes de Vénus".

N'est-ce pas un pari fou que de chercher à faire aimer les mathématiques ? Surtout en France, pays où l'inimitié pour cette matière est très notoire chez de nombreux élèves. Il suffit pour s'en faire une idée de consulter les résultats du rapport PISA 2022. Rapport édifiant : notre pays se situe à la dernière position des pays européens et avant-dernière des pays de l'OCDE.
Il faut urgemment reconsidérer les bases, Monsieur le ministre !

Brigitte Corrigou
12/04/2025
Spectacle à la Une

"La vie secrète des vieux" Aimer même trop, même mal… Aimer jusqu'à la déchirure

"Telle est ma quête", ainsi parlait l'Homme de la Mancha de Jacques Brel au Théâtre des Champs-Élysées en 1968… Une quête qu'ont fait leur cette troupe de vieux messieurs et vieilles dames "indignes" (cf. "La vieille dame indigne" de René Allio, 1965, véritable ode à la liberté) avides de vivre "jusqu'au bout" (ouaf… la crudité revendiquée de leur langue émancipée y autorise) ce qui constitue, n'en déplaise aux catholiques conservateurs, le sel de l'existence. Autour de leur metteur en scène, Mohamed El Khatib, ils vont bousculer les règles de la bienséance apprise pour dire sereinement l'amour chevillé au corps des vieux.

© Christophe Raynaud de Lage.
Votre ticket n'est plus valable. Prenez vos pilules, jouez au Monopoly, au Scrabble, regardez la télé… des jeux de votre âge quoi ! Et surtout, ayez la dignité d'attendre la mort en silence, on ne veut pas entendre vos jérémiades et – encore moins ! – vos chuchotements de plaisir et vos cris d'amour… Mohamed El Khatib, fin observateur des us et coutumes de nos sociétés occidentales, a documenté son projet théâtral par une série d'entretiens pris sur le vif en Ehpad au moment de la Covid, des mouroirs avec eau et électricité à tous les étages. Autour de lui et d'une aide-soignante, artiste professionnelle pétillante de malice, vont exister pleinement huit vieux et vieilles revendiquant avec une belle tranquillité leur droit au sexe et à l'amour (ce sont, aussi, des sentimentaux, pas que des addicts de la baise).

Un fauteuil roulant poussé par un vieux très guilleret fait son entrée… On nous avertit alors qu'en fonction du grand âge des participant(e)s au plateau, et malgré les deux défibrillateurs à disposition, certain(e)s sont susceptibles de mourir sur scène, ce qui – on l'admettra aisément – est un meilleur destin que mourir en Ehpad… Humour noir et vieilles dentelles, le ton est donné. De son fauteuil, la doyenne de la troupe, 91 ans, Belge et ancienne présentatrice du journal TV, va ar-ti-cu-ler son texte, elle qui a renoncé à son abonnement à la Comédie-Française car "ils" ne savent plus scander, un vrai scandale ! Confiant plus sérieusement que, ce qui lui manque aujourd'hui – elle qui a eu la chance d'avoir beaucoup d'hommes –, c'est d'embrasser quelqu'un sur la bouche et de manquer à quelqu'un.

Yves Kafka
30/08/2024