La Revue du Spectacle, le magazine des arts de la scène et du spectacle vivant. Infos théâtre, chanson, café-théâtre, cirque, arts de la rue, agenda, CD, etc.



Augmenter la taille du texte
Diminuer la taille du texte
Partager
Théâtre

"Mère"… Une oscillation sentimentale entre amour et résignation

Créée à la Colline le 19 septembre 2021, la pièce est une mise à nu, d'un bloc, d'une prime jeunesse, celle de Mouawad. Presque un Everest par ce qui se joue sur les planches. D'abord une intimité, la vie d'un homme qui raconte un bout de son enfance parisienne après avoir quitté avec sa famille, à cause de la guerre, le Liban. Le dramaturge et metteur en scène - et aussi l'un des personnages de cette création - est également le directeur du théâtre dans lequel la pièce se joue. Un processus et une création théâtrale de fond en comble d'un homme ayant subi les conséquences de conflits guerriers dans leur tragédie la plus abjecte et qui arrivent à créer une œuvre d'amour familial paradoxal réussie.



© Tuong-Vi Nguyen.
© Tuong-Vi Nguyen.
Wajdi Mouawad est face au public, debout, juste devant le 1er rang. Il démarre le spectacle avec la sempiternelle annonce faite aux spectateurs d'éteindre leur portable. C'est dit toutefois avec beaucoup d'humour. Puis, il enchaîne en parlant de sa création. Est-ce l'auteur, le technicien de scène ou le personnage qui ensuite monte sur les planches ? Durant toute la représentation, il en porte les habits à tour de rôle. L'auteur intervient lors d'une scène avec sa mère, Jacqueline (Aïda Sabra), où il joue son propre personnage.

Durant la pièce, il apporte, à certains moments, une lumière explicative afin de préciser des éléments contextuels. En lui, le technicien est présent aussi quand il pousse là une petite table avec son téléphone, ici un téléviseur ou plus loin une grande table. Il place le décor afin de faciliter la mise en place d'accessoires pour accélérer l'enchaînement des séquences. Dans ce rôle, c'est aussi le dramaturge qui inscrit sa marque, son empreinte dans son passé qu'il agence. Et puisqu'il est sur scène, il est aussi un personnage. Cette ligne de crête est amenée avec originalité, permettant ainsi de passer subrepticement d'un rôle à un autre. La réalité, peut-être habillée de fiction, déborde dans un réel théâtral.

© Tuong-Vi Nguyen.
© Tuong-Vi Nguyen.
À l'entame, apparaît Jacqueline dans une scénographie de couleur ocre marron, un camaïeu, avec une table sur laquelle viennent se poser les ingrédients pour faire un taboulé, puis une télé, un poste de radio et finalement différents plats. Le décor est unique et représente l'intérieur de la famille Mouawad avec le petit Wajdi (en alternance Dany Aridi, Élie Bou Saba et Loucas Ibrahim) âgé de 6 ans, sa sœur aînée Nayla (Odette Makhlouf) et la mère. La pièce, qui fait office autant de salle de séjour que de cuisine, est longitudinale avec un grand espace incarnant un vide comme pour habiter une place laissée béante par l'exil.

La mémoire a ses oublis, ses réminiscences et ses agencements car, comme dit Mouawad, "ce qui est ennuyeux avec la mémoire, c'est qu'elle croit toujours savoir quand elle ne fait que raconter des histoires". Il y a une combinaison temporelle où le présent se combine au passé, où l'auteur intervient dans sa fable, à la recherche de ses origines, caractéristique de son œuvre, avec les photos de sa maman qu'il fait revivre. Elle crie, engueule l'enfant qu'il était, lui hurle parfois dessus et l'humilie souvent.

© Tuong-Vi Nguyen.
© Tuong-Vi Nguyen.
Au sein de la famille, ses insultes maternelles fusent avec ses cris et ses engueulades comme en écho à une guerre qui se déroule à des milliers de kilomètres. Rien n'est au repos. Tout est rupture et toujours dans une tension, parfois extrême. Dans un tableau des plus poignants, Mouawad crie avec émotion ce qu'il a ressenti lui petit. Les moments où le calme vient sont lors des émissions de Guy Lux (1919-2003) avec, entre autres, le chanteur Pierre Bachelet (1944-2005), dont la mère raffole, et pendant les actualités. Les années quatre-vingt défilent avec aussi ses anciens jingles d'Antenne 2, la bande-annonce de Goldorak et quelques chansons françaises.

La présence du père, qu'on n'entend pas, mais que l'on voit par deux fois sur photo, est au téléphone. Comme ses cousines. Il est resté au Liban quand le reste de la famille est venu en France pendant 5 ans pour ensuite être refoulé et devoir partir au Québec. Nous sommes ainsi autant dans le narratif, le récit que le jeu et les commentaires de l'auteur. C'est un carrefour dans lequel le vécu et l'objectivité font cause commune. On plonge dans le passé pour revenir au présent. On s'immisce dans celui-là pour se projeter mécaniquement dans le futur. C'est un chassé-croisé temporel où la raison embrasse le sentiment.

© Tuong-Vi Nguyen.
© Tuong-Vi Nguyen.
Le jeu est très physique et la voix est un média qui fait écho à toutes les émotions. La génitrice et la sœur aînée puisent dans cet organe, force, revendication et colère. Mouawad, enfant et adulte, insufflent de la douceur et de l'aménité. Tout est conflit autour d'une guerre qui n'en finit pas. Nous sommes au début des années quatre-vingt avec la présence au Liban d'Israël et de la Syrie.

Les hostilités et le massacre de Sabra et Chatila (16-18 septembre 1982) nous sont rappelés avec ses images affreuses où des centaines de Palestiniens de tout âge ont été tuées. Cela est fait dans des reportages de Philippe Rochot dans les journaux télévisés de Christine Ockrent sur scène qui joue son propre rôle. Le massacre de Sabra et Chatila est le moment où la journaliste et Jacqueline se regardent face à face dans le noir. C'est le seul instant où il y a un long silence. Le conflit meurtrier n'est plus commenté, parlé, crié. Il devient muet et déchirant.

Au-delà d'un contexte géopolitique, la guerre est le personnage principal. Silencieux ou parlant peu, le fils Wajdi semble vivre avec résignation, du haut de son jeune âge, ce qui se passe autour de lui. Sa sœur aînée, dans la fleur de l'adolescence, est tiraillée par une mère omniprésente et un désir de ne pas se mouler dans des habitudes et un contexte familial oppressif. La pièce est jouée en Libanais avec quelques répliques en français.

© Tuong-Vi Nguyen.
© Tuong-Vi Nguyen.
Il y a aussi ce tableau que l'on retrouve exposé de façon numérique durant toute la représentation… "Le vase bleu" (1879-1880) de Paul Cézanne (1839-1906). Le dramaturge explique que c'est par lui qu'il a pu s'évader de son univers oppressif. Comme une porte ouverte à un univers où le bleu, l'orange et les natures mortes des pommes lui ont donné l'envie de fuir vers le rêve appuyé par son imagination. De cette œuvre picturale, c'est une fenêtre ouverte à l'art et à la poésie. Dans la seule photo qu'il possède avec toute sa famille réunie, Mouawad la présente en insistant sur le fait que la reproduction du "Vase bleu" de Cézanne est accrochée au mur.

"Mère", le titre ne possède pas d'article, ni possessif, ni déterminé, ni indéterminé. Cette absence permet de laisser au spectateur une liberté d'interprétation face à une dramaturgie où le rôle de la génitrice, aussi rude qu'il soit incarné, n'a pour ses différents protagonistes, aucune haine ou répulsion. Ce qui est offert est une oscillation sentimentale entre amour et résignation. Aussi, la question qui m'est venue au sortir de la représentation à propos de Mouawad vis-à-vis de sa maman est : "Il l'aime, mais comment ?". C'est derrière cette question que se joue un spectacle qui allie une profusion de sentiments, d'événements, d'enchevêtrements dans un pré carré qui nous installe dans un appartement parisien avec vue sur le Liban et son actualité passée, mais toujours présente.

"Mère"

© Tuong-Vi Nguyen.
© Tuong-Vi Nguyen.
"Mère"
Spectacle en français et en libanais surtitré en français.
Texte : Wajdi Mouawad.
Mise en scène : Wajdi Mouawad.
Assistants à la mise en scène (à la création) : Valérie Nègre en alternance avec Cyril Anrep.
Avec : Odette Makhlouf, Wajdi Mouawad, Christine Ockrent, Aïda Sabra ; en alternance avec Dany Aridi, Élie Bou Saba, Loucas Ibrahim.
Voix : Valérie Nègre (dans le documentaire animalier), Philippe Rochot, Yuriy Zavalnyouk.
Dramaturgie : Charlotte Farcet.
Scénographie : Emmanuel Clolus.
Lumières : Éric Champoux.
Costumes : Emmanuelle Thomas.
Coiffures : Cécile Kretschmar.
Son : Michel Maurer et Bernard Vallèry.
Musiques : Bertrand Cantat en collaboration avec Bernard Vallèry.
Traduction du texte en libanais : Odette Makhlouf et Aïda Sabra.
Suivi de texte et surtitrage : Sarah Mahfouz.
Construction du décor par l'atelier de La Colline.
Durée : 2 h 15.

Du 10 mai au 4 juin 2023.
Du mercredi au samedi à 20 h 30, mardi à 19 h 30 et dimanche à 15 h 30.
La Colline - Théâtre national, Paris 20e, 01 44 62 52 52.
>> colline.fr

Safidin Alouache
Dimanche 21 Mai 2023

Nouveau commentaire :

Théâtre | Danse | Concerts & Lyrique | À l'affiche | À l'affiche bis | Cirque & Rue | Humour | Festivals | Pitchouns | Paroles & Musique | Avignon 2017 | Avignon 2018 | Avignon 2019 | CédéDévédé | Trib'Une | RV du Jour | Pièce du boucher | Coulisses & Cie | Coin de l’œil | Archives | Avignon 2021 | Avignon 2022 | Avignon 2023 | À l'affiche ter


Brèves & Com


Numéros Papier

Anciens Numéros de La Revue du Spectacle (10)

Vente des numéros "Collectors" de La Revue du Spectacle.
10 euros l'exemplaire, frais de port compris.






À découvrir

"L'Effet Papillon" Se laisser emporter au fil d'un simple vol de papillon pour une fascinante expérience

Vous pensez que vos choix sont libres ? Que vos pensées sont bien gardées dans votre esprit ? Que vous êtes éventuellement imprévisibles ? Et si ce n'était pas le cas ? Et si tout partait de vous… Ouvrez bien grands les yeux et vivez pleinement l'expérience de l'Effet Papillon !

© Pics.
Vous avez certainement entendu parler de "l'effet papillon", expression inventée par le mathématicien-météorologue Edward Lorenz, inventeur de la théorie du chaos, à partir d'un phénomène découvert en 1961. Ce phénomène insinue qu'il suffit de modifier de façon infime un paramètre dans un modèle météo pour que celui-ci s'amplifie progressivement et provoque, à long terme, des changements colossaux.

Par extension, l'expression sous-entend que les moindres petits événements peuvent déterminer des phénomènes qui paraissent imprévisibles et incontrôlables ou qu'une infime modification des conditions initiales peut engendrer rapidement des effets importants. Ainsi, les battements d'ailes d'un papillon au Brésil peuvent engendrer une tornade au Mexique ou au Texas !

C'est à partir de cette théorie que le mentaliste Taha Mansour nous invite à nouveau, en cette rentrée, à effectuer un voyage hors du commun. Son spectacle a reçu un succès notoire au Sham's Théâtre lors du Festival d'Avignon cet été dernier.

Impossible que quiconque sorte "indemne" de cette phénoménale prestation, ni que nos certitudes sur "le monde comme il va", et surtout sur nous-mêmes, ne soient bousculées, chamboulées, contrariées.

"Le mystérieux est le plus beau sentiment que l'on peut ressentir", Albert Einstein. Et si le plus beau spectacle de mentalisme du moment, en cette rentrée parisienne, c'était celui-là ? Car Tahar Mansour y est fascinant à plusieurs niveaux, lui qui voulait devenir ingénieur, pour qui "Centrale" n'a aucun secret, mais qui, pourtant, a toujours eu une âme d'artiste bien ancrée au fond de lui. Le secret de ce spectacle exceptionnel et époustouflant serait-il là, niché au cœur du rationnel et de la poésie ?

Brigitte Corrigou
08/09/2023
Spectacle à la Une

"Hedwig and the Angry inch" Quand l'ingratitude de la vie œuvre en silence et brise les rêves et le talent pourtant si légitimes

La comédie musicale rock de Broadway enfin en France ! Récompensée quatre fois aux Tony Awards, Hedwig, la chanteuse transsexuelle germano-américaine, est-allemande, dont la carrière n'a jamais démarré, est accompagnée de son mari croate,Yithak, qui est aussi son assistant et choriste, mais avec lequel elle entretient des relations malsaines, et de son groupe, the Angry Inch. Tout cela pour retracer son parcours de vie pour le moins chaotique : Berlin Est, son adolescence de mauvais garçon, son besoin de liberté, sa passion pour le rock, sa transformation en Hedwig après une opération bâclée qui lui permet de quitter l'Allemagne en épouse d'un GI américain, ce, grâce au soutien sans failles de sa mère…

© Grégory Juppin.
Hedwig bouscule les codes de la bienséance et va jusqu'au bout de ses rêves.
Ni femme, ni homme, entre humour queer et confidences trash, il/elle raconte surtout l'histoire de son premier amour devenu l'une des plus grandes stars du rock, Tommy Gnosis, qui ne cessera de le/la hanter et de le/la poursuivre à sa manière.

"Hedwig and the Angry inch" a vu le jour pour la première fois en 1998, au Off Broadway, dans les caves, sous la direction de John Cameron Mitchell. C'est d'ailleurs lui-même qui l'adaptera au cinéma en 2001. C'est la version de 2014, avec Neil Patrick Harris dans le rôle-titre, qui remporte les quatre Tony Awards, dont celui de la meilleure reprise de comédie musicale.

Ce soir-là, c'était la première fois que nous assistions à un spectacle au Théâtre du Rouge Gorge, alors que nous venons pourtant au Festival depuis de nombreuses années ! Situé au pied du Palais des Papes, du centre historique et du non moins connu hôtel de la Mirande, il s'agit là d'un lieu de la ville close pour le moins pittoresque et exceptionnel.

Brigitte Corrigou
20/09/2023
Spectacle à la Une

"Zoo Story" Dans un océan d'inhumanités, retrouver le vivre ensemble

Central Park, à l'heure de la pause déjeuner. Un homme seul profite de sa quotidienne séquence de répit, sur un banc, symbole de ce minuscule territoire devenu son havre de paix. Dans ce moment voulu comme une trêve face à la folie du monde et aux contraintes de la société laborieuse, un homme surgit sans raison apparente, venant briser la solitude du travailleur au repos. Entrant dans la narration d'un pseudo-récit, il va bouleverser l'ordre des choses, inverser les pouvoirs et détruire les convictions, pour le simple jeu – absurde ? – de la mise en exergue de nos inhumanités et de nos dérives solitaires.

© Alejandro Guerrero.
Lui, Peter (Sylvain Katan), est le stéréotype du bourgeois, cadre dans une maison d'édition, "détenteur" patriarcal d'une femme, deux enfants, deux chats, deux perruches, le tout dans un appartement vraisemblablement luxueux d'un quartier chic et "bobo" de New York. L'autre, Jerry (Pierre Val), à l'opposé, est plutôt du côté de la pauvreté, celle pas trop grave, genre bohème, mais banale qui fait habiter dans une chambre de bonne, supporter les inconvénients de la promiscuité et rechercher ces petits riens, ces rares moments de défoulement ou d'impertinence qui donnent d'éphémères et fugaces instants de bonheur.

Les profils psychologiques des deux personnages sont subtilement élaborés, puis finement étudiés, analysés, au fil de la narration, avec une inversion, un basculement "dominant - dominé", s'inscrivant en douceur dans le déroulement de la pièce. La confrontation, involontaire au début, Peter se laissant tout d'abord porter par le récit de Jerry, devient plus prégnante, incisive, ce dernier portant ses propos plus sur des questionnements existentiels sur la vie, sur les injonctions à la normalité de la société et la réalité pitoyable – selon lui – de l'existence de Peter… cela sous prétexte d'une prise de pouvoir de son espace vital de repos qu'est le banc que celui-ci utilise pour sa pause déjeuner.

La rencontre fortuite entre ces deux humains est en réalité un faux-semblant, tout comme la prétendue histoire du zoo qui ne viendra jamais, Edward Albee (1928-2016) proposant ici une réflexion sur les dérives de la société humaine qui, au fil des décennies, a construit toujours plus de barrières entre elle et le vivant, créant le terreau des détresses ordinaires et des grandes solitudes. Ce constat fait dans les années cinquante par l'auteur américain de "Qui a peur de Virginia Woolf ?" se révèle plus que jamais d'actualité avec l'évolution actuelle de notre monde dans lequel l'individualisme a pris le pas sur le collectif.

Gil Chauveau
15/09/2023