La Revue du Spectacle, le magazine des arts de la scène et du spectacle vivant. Infos théâtre, chanson, café-théâtre, cirque, arts de la rue, agenda, CD, etc.



Augmenter la taille du texte
Diminuer la taille du texte
Partager
Danse

"Ligne de crête" Relier deux versants d'une même aliénation : travailler et consommer jusqu'à n'en plus pouvoir

Immergé une heure durant avec les sept interprètes dans un open space aux cloisons de plexiglas, dans le bruit amplifié et incessant d'une machine à photocopier les documents - et à dupliquer les employés - tournant à plein régime et fatiguant les tympans, le spectateur fait l'expérience sensible de l'insupportable.



© Compagnie Maguy Marin.
© Compagnie Maguy Marin.
Ce qui jusque-là pouvait lui apparaître comme un simple avatar de la modernité en marche, la banalité (du mal capitaliste) à accepter coûte que coûte, le transperce de part en part pour lui faire éprouver par les sens (vue et ouïe) la cruauté intrinsèque du système économique auquel il finissait par s'abandonner de bonne grâce.

Quand Flaubert avait délibérément choisi de rendre ennuyeux "L'Éducation sentimentale" - du moins dans sa forme -, c'était pour faire "éprouver" par le lecteur du XIXe la boucle des échecs récurrents du protagoniste dont les aspirations politiques et le désir amoureux resteraient à jamais insatisfaits. Quand Maguy Marin propose au XXIe une chorégraphie contemporaine où, en boucle, tempos musicaux lancinants et situations surjouées, se répètent à l'identique, elle aussi poursuit un objectif : rendre physiquement insupportable l'aliénation liée à la production de biens et à son corollaire, leur accumulation convulsive.

Ainsi la chorégraphe entend-elle bousculer le spectateur "intégré" pour le faire vaciller hors de sa zone de confort, pour le faire trébucher vertigineusement afin qu'en se relevant, il puisse reconsidérer les avatars du néolibéralisme à l'œuvre en lui-même. Produire et consommer toujours plus, telles sont les deux mamelles auxquelles nos contemporains - nous-mêmes - sont "élevés" afin de faire taire toute velléité de réflexion critique. D'où l'urgence d'une radicalité artistique, seule apte à déconstruire le conditionnement acquis.

© Compagnie Maguy Marin.
© Compagnie Maguy Marin.
Lorsque Pascal Quignard (Vie secrète, 1998) écrivait "Il y a une naissance en toute connaissance, il ne disait pas autre chose : co-nnaître, c'est d'abord se décoller du placenta - du moule sociétal - pour trouver sa propre respiration, c'est naître d'abord à soi-même pour accéder à la connaissance de son asservissement précédant le désir de s'en libérer.

Dans le vacarme assourdissant d'une machinerie rythmée comme une partition musicale enrayée - on la doit à Charlie Aubry -, des clones zélés du capitalisme s'agitent en tous sens, eux qui en sont privés. Dans des tailleurs flashing colors ou costumes basket, ils s'affairent à leurs affaires, prothèse de portable vissé à l'oreille, regard dirigé vers la ligne d'horizon des objectifs fixés par d'autres qu'eux-mêmes. Où courent-ils frénétiquement, ménageant de brusques arrêts, des retours en arrière subits, des sauts sur place accompagnés d'un cri stéréotypé ? On ne le sait - mais le savent-ils eux-mêmes ? - si ce n'est que tours et détours, bugs et patchs, les mènent au pied de la déesse photocopieuse, maîtresse de la duplication.

Mais cette dévotion en boucle, que rien ne peut venir contrecarrer, se double d'une autre addiction tout aussi prégnante : accumuler les multiples objets nés de leurs désirs consuméristes que leur force de travail leur a permis d'acquérir. Les bras chargés à rompre, ils approvisionnent leur espace personnel d'objets hétéroclites - ballons de baudruche, tête de pharaon, gadgets en plastique, packaging démentiel de papiers toilette, skis, parapluies, etc. - rejoints par les portraits de Marx, de Freud, du Pape et autres idoles faisant figure de reliques.

Au fur et à mesure que le temps fait du surplace, le plateau se mue en capharnaüm géant. Les récipiendaires travaillent sans relâche pour créer cette richesse qui pompe leur air disponible, réduisant à peau de chagrin leur espace vital. Travail et vie personnelle ne faisant désormais qu'un, le premier ayant phagocyté la seconde, on les voit ainsi déambuler nus ou s'asseoir sur le siège de toilettes aménagées dans l'open space. (Se) remplir, se vider, deux actions complémentaires pour la même fonction : tenter d'échapper au vide abyssal d'existences sans matière. Quelle place pourrait-il rester pour les relations personnelles dans ce temple consacré au travail et à la consommation qui l'autojustifie (et vice-versa) ?

Avec "Ligne de crête", Maguy Marin crée à nouveau une œuvre qui fera date, comme son "May B." devenu désormais légendaire. Politiquement non consensuelle, elle s'est imprégnée avec envie de l'essai de l'économiste Frédéric Lordon - "Capitalisme, désir et servitude" convoquant les passions-addictions de la philosophie de Spinoza et la philo politique de Marx - pour le faire sien. Ainsi, projeté sur le plateau par le biais d'un geste artistique radical, l'essai brillant de F. Lordon se transforme en chorégraphie hallucinatoire.

© Compagnie Maguy Marin.
© Compagnie Maguy Marin.
Les démons du couple infernal travail et consommation, encouragés à se déchaîner devant nous, épuisent dans une répétition insupportable leur charge négative. Défait ainsi sous l'effet de cette transe orgiaque de son charme ensorceleur, le miroir aux alouettes du néolibéralisme gagnant - veau d'or du capitalisme reflétant les addictions consuméristes nous enchaînant au travail - vole en éclats, confirmant encore et toujours la nécessité de l'art lorsqu'il est agi par des artistes sans concessions.

"Ligne de crête"

© Compagnie Maguy Marin.
© Compagnie Maguy Marin.
Pièce pour 7 interprètes, créée en septembre 2018 au TNP de Villeurbanne dans le cadre de la Biennale de la Danse de Lyon.
Conception : Maguy Marin.
En étroite collaboration et avec : Ulises Alvarez, Laura Frigato, Françoise Leick, Louise Mariotte, Cathy Polo, Ennio Sammarco, Marcelo Sepulveda.
Lumières : Alexandre Béneteaud.
Dispositif scénique et bande son : Charlie Aubry.
Régie son : Chloé Barbe.
Réalisation du dispositif scénique : Albin Chavignon, Balyam Ballabeni.
Costumes : Nelly Geyres.
Stagiaire : Lise Messina.
Durée : 1 h 05.
Compagnie RAMDAM.

A été représenté au Théâtre national de Bordeaux en Aquitaine, en partenariat avec l'Opéra National de Bordeaux, du 21 au 23 novembre 2019.

Tournée
14 avril au 17 avril 2020 : Théâtre Dijon Bourgogne - CDN, Dijon (21).
26 mars 2020 : La Garance - Scène Nationale, Cavaillon (84).
17 mars 2020 : Le Rive Gauche, Saint-Étienne-du-Rouvray (76).
10 mars au 11 mars 2020 : Théâtre de Lorient - CDN, Lorient (56).

Yves Kafka
Vendredi 29 Novembre 2019

Nouveau commentaire :

Théâtre | Danse | Concerts & Lyrique | À l'affiche | À l'affiche bis | Cirque & Rue | Humour | Festivals | Pitchouns | Paroles & Musique | Avignon 2017 | Avignon 2018 | Avignon 2019 | CédéDévédé | Trib'Une | RV du Jour | Pièce du boucher | Coulisses & Cie | Coin de l’œil | Archives | Avignon 2021 | Avignon 2022 | Avignon 2023 | Avignon 2024 | À l'affiche ter







À Découvrir

•Off 2024• "Mon Petit Grand Frère" Récit salvateur d'un enfant traumatisé au bénéfice du devenir apaisé de l'adulte qu'il est devenu

Comment dire l'indicible, comment formuler les vagues souvenirs, les incertaines sensations qui furent captés, partiellement mémorisés à la petite enfance. Accoucher de cette résurgence voilée, diffuse, d'un drame familial ayant eu lieu à l'âge de deux ans est le parcours théâtral, étonnamment réussie, que nous offre Miguel-Ange Sarmiento avec "Mon petit grand frère". Ce qui aurait pu paraître une psychanalyse impudique devient alors une parole salvatrice porteuse d'un écho libératoire pour nos propres histoires douloureuses.

© Ève Pinel.
9 mars 1971, un petit bonhomme, dans les premiers pas de sa vie, goûte aux derniers instants du ravissement juvénile de voir sa maman souriante, heureuse. Mais, dans peu de temps, la fenêtre du bonheur va se refermer. Le drame n'est pas loin et le bonheur fait ses valises. À ce moment-là, personne ne le sait encore, mais les affres du destin se sont mis en marche, et plus rien ne sera comme avant.

En préambule du malheur à venir, le texte, traversant en permanence le pont entre narration réaliste et phrasé poétique, nous conduit à la découverte du quotidien plein de joie et de tendresse du pitchoun qu'est Miguel-Ange. Jeux d'enfants faits de marelle, de dinette, de billes, et de couchers sur la musique de Nounours et de "bonne nuit les petits". L'enfant est affectueux. "Je suis un garçon raisonnable. Je fais attention à ma maman. Je suis un bon garçon." Le bonheur est simple, mais joyeux et empli de tendresse.

Puis, entre dans la narration la disparition du grand frère de trois ans son aîné. La mort n'ayant, on le sait, aucune morale et aucun scrupule à commettre ses actes, antinaturelles lorsqu'il s'agit d'ôter la vie à un bambin. L'accident est acté et deux gamins dans le bassin sont décédés, ceux-ci n'ayant pu être ramenés à la vie. Là, se révèle l'avant et l'après. Le bonheur s'est enfui et rien ne sera plus comme avant.

Gil Chauveau
14/06/2024
Spectacle à la Une

•Off 2024• Lou Casa "Barbara & Brel" À nouveau un souffle singulier et virtuose passe sur l'œuvre de Barbara et de Brel

Ils sont peu nombreux ceux qui ont une réelle vision d'interprétation d'œuvres d'artistes "monuments" tels Brel, Barbara, Brassens, Piaf et bien d'autres. Lou Casa fait partie de ces rares virtuoses qui arrivent à imprimer leur signature sans effacer le filigrane du monstre sacré interprété. Après une relecture lumineuse en 2016 de quelques chansons de Barbara, voici le profond et solaire "Barbara & Brel".

© Betül Balkan.
Comme dans son précédent opus "À ce jour" (consacré à Barbara), Marc Casa est habité par ses choix, donnant un souffle original et unique à chaque titre choisi. Évitant musicalement l'écueil des orchestrations "datées" en optant systématiquement pour des sonorités contemporaines, chaque chanson est synonyme d'une grande richesse et variété instrumentales. Le timbre de la voix est prenant et fait montre à chaque fois d'une émouvante et artistique sincérité.

On retrouve dans cet album une réelle intensité pour chaque interprétation, une profondeur dans la tessiture, dans les tonalités exprimées dont on sent qu'elles puisent tant dans l'âme créatrice des illustres auteurs que dans les recoins intimes, les chemins de vie personnelle de Marc Casa, pour y mettre, dans une manière discrète et maîtrisée, emplie de sincérité, un peu de sa propre histoire.

"Nous mettons en écho des chansons de Barbara et Brel qui ont abordé les mêmes thèmes mais de manières différentes. L'idée est juste d'utiliser leur matière, leur art, tout en gardant une distance, en s'affranchissant de ce qu'ils sont, de ce qu'ils représentent aujourd'hui dans la culture populaire, dans la culture en général… qui est énorme !"

Gil Chauveau
19/06/2024
Spectacle à la Une

•Off 2024• "Un Chapeau de paille d'Italie" Une version singulière et explosive interrogeant nos libertés individuelles…

… face aux normalisations sociétales et idéologiques

Si l'art de générer des productions enthousiastes et inventives est incontestablement dans l'ADN de la compagnie L'Éternel Été, l'engagement citoyen fait aussi partie de la démarche créative de ses membres. La présente proposition ne déroge pas à la règle. Ainsi, Emmanuel Besnault et Benoît Gruel nous offrent une version décoiffante, vive, presque juvénile, mais diablement ancrée dans les problématiques actuelles, du "Chapeau de paille d'Italie"… pièce d'Eugène Labiche, véritable référence du vaudeville.

© Philippe Hanula.
L'argument, simple, n'en reste pas moins source de quiproquos, de riantes ficelles propres à la comédie et d'une bonne dose de situations grotesques, burlesques, voire absurdes. À l'aube d'un mariage des plus prometteurs avec la très florale Hélène – née sans doute dans les roses… ornant les pépinières parentales –, le fringant Fadinard se lance dans une quête effrénée pour récupérer un chapeau de paille d'Italie… Pour remplacer celui croqué – en guise de petit-déj ! – par un membre de la gent équestre, moteur exclusif de son hippomobile, ci-devant fiacre. À noter que le chapeau alimentaire appartenait à une belle – porteuse d'une alliance – en rendez-vous coupable avec un soldat, sans doute Apollon à ses heures perdues.

N'ayant pas vocation à pérenniser toute forme d'adaptation académique, nos deux metteurs en scène vont imaginer que cette histoire absurde est un songe, le songe d'une nuit… niché au creux du voyage ensommeillé de l'aimable Fadinard. Accrochez-vous à votre oreiller ! La pièce la plus célèbre de Labiche se transforme en une nouvelle comédie explosive, électro-onirique ! Comme un rêve habité de nounours dans un sommeil moelleux peuplé d'êtres extravagants en doudounes orange.

Gil Chauveau
26/03/2024